Comment les différents courants de l’économie expliquent-ils l’inflation ?
Pour les monétaristes, grands inspirateurs du néolibéralisme, ce serait uniquement « l’excès de monnaie » qui causerait l’inflation. La solution consisterait alors à réduire la quantité de monnaie en circulation en augmentant les taux d’intérêt et en ralentissant le rythme de l’économie. Ce qui a des effets récessifs : cela diminue les recettes fiscales, fait augmenter la dette publique et réduit la croissance et aboutit in fine à des politiques d’austérité. Pourtant depuis la crise de 2008, on injecte massivement de la monnaie (pour sauver les banques) dans l’économie sans que cela ait abouti à de l’inflation.
Une autre explication classique, c’est celle de « l’excès de demande ». Quand l’économie a redémarré après le Covid, les consommateurs auraient repris leurs modes de consommation d’avant la crise sauf que l’offre n’a pas pu suivre. C’est l’idée de surchauffe de l’économie. Les pénuries de matières premières ou de composants et le fait que la Chine, usine du monde, est restée dans sa politique anticovid de confinement, ont perturbé les lignes de production. Sauf qu’à l’analyse, on s’aperçoit que la demande n’a pas spécialement augmenté. Les dépenses des ménages n’ont pas encore rattrapé le niveau de 2019.
Autre explication classique, celle dite de « l’inflation par les coûts ». Il peut s’agir d’abord d’une boucle prix à salaire : une petite augmentation des prix due à une demande plus forte entraine une indexation des salaires qui entraine à son tour une augmentation des prix car les entreprises doivent compenser cette hausse salariale. C’est la thèse patronale. Mais l’inflation dans des pays sans système indexation et donc sans augmentation de salaire met à mal cette explication.
Il pourrait d’ailleurs s’agir à contrario d’une « inflation par les profits » où les responsables de l’inflation sont les capitalistes qui veulent maintenir des taux de profit et des marges élevés. Dans ce scénario, ce sont les entreprises qui, par anticipation de l’inflation à venir, vont augmenter leur prix pour maintenir leurs marges. Ce qui va entrainer une indexation des salaires qui a son tour va renchérir les prix etc.
Enfin, il y a l’inflation en raison d’un « choc extérieur » qui s’invite dans notre économie. C’est celle que je privilégie pour expliquer une bonne partie de l’inflation actuelle même si sans doute les autres causes peuvent aussi jouer. Le choc ici, c’est la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les prix de l’énergie. Les sanctions prises à l’égard de la Russie ont fait que nous nous sommes tournés vers d’autres producteurs d’énergie (États-Unis, Moyen-Orient) qui les acheminent par bateau, sous forme liquide, plutôt que par pipeline. Cela coute beaucoup plus cher et renchérit tous les prix par ricochet.
Le fait d’avoir une économie aussi sensible aux hausses du prix de l’énergie pose la question des politiques énergétique menée ces 20 dernières années et on peut questionner des choix politiques manquant largement d’anticipation et d’ambition. Les investissements concernant les énergies renouvelables, la sobriété, l’isolation des bâtiments, n’ont pas du tout été suffisants. Aujourd’hui, 80% de l’énergie que nous employons reste fossile. La sortie du nucléaire — décidé en 2003 — n’a pas du tout été préparée et on dépend toujours autant des mêmes sources d’énergie, gaz et pétrole. Pourquoi avoir continué à se fournir autant chez les Russes alors qu’on s’était engagé à réduire les gaz à effet de serre ? C’est bien le fait de nous être rendus dépendant de ces sources d’énergies-là et d’avoir considéré le marché comme pouvant résoudre tous les problèmes qui nous a amenés là où nous en sommes.
Nous avons déjà connu des épisodes d’inflation dans les années 1960 et 70. Comment nous en sommes-nous sortis alors ? Et est-ce qu’on peut reproduire ceci aujourd’hui ?
Il faut rappeler que l’inflation des Trente Glorieuses s’accompagnait d’une croissance des gains de productivité. L’économie était en croissance et l’augmentation des prix était largement compensée par le fait qu’on produise de plus en plus efficacement et dans des quantités de plus en plus grandes. Les salaires et allocations étaient totalement indexés à ce moment-là. Ce n’était donc pas très grave que les prix montent puisque les revenus suivaient. Mais depuis cette période, les gains de productivité n’ont fait que diminuer et tendent aujourd’hui vers zéro. Les prix augmentent beaucoup, mais notre capacité à produire plus et mieux a disparu. On ne peut donc plus absorber l’inflation par la croissance : on doit donc la faire payer à quelqu’un. Se pose alors la question de la répartition de la valeur : qui va payer l’inflation ?
Dans les années 1970, on avait des mécanismes d’indexation dans la plupart des pays européens et la facture du choc pétrolier a avant tout été absorbée par les entreprises qui ont réduit leur taux de profit. Aujourd’hui, les entreprises disent qu’elles ne vont pas pouvoir avoir des taux de croissance suffisants et qu’il faudrait baisser les salaires (ou ne pas les augmenter, ce qui en période d’inflation revient à les faire diminuer) pour leur permettre de maintenir leur taux de profit, et leur permettre ainsi de mener potentiellement des investissements. Ici, l’idée c’est que ce sont les travailleurs, avec des salaires pas indexés ou seulement partiellement indexés, qui vont payer la facture.
Bref, si l’indexation est supprimée, ils paieront l’intégralité de la facture, si on la maintient, c’est plutôt l’entreprise. On a aussi des entre-deux qui permettent tout de même de faire porter une partie de l’inflation sur le dos des travailleurs au moyen de sauts d’index ou par un calcul de l’index qui ne reprend pas toutes les augmentations (comme actuellement, en se basant sur l’indice santé).
Le gouvernement a décidé de certaines mesures d’aides. Comment les pouvoirs publics interviennent-ils dans cette répartition de la valeur entre capital et travail ?
En effet, un autre acteur joue comme intermédiaire entre entreprises et travailleurs en prenant une partie du coût de l’inflation à sa charge : l’État. Les pouvoirs publics peuvent mettre en place des mesures d’urgence : réduire la TVA sur l’énergie et les accises sur le carburant, donner des primes et des chèques comme on l’a fait en Belgique ou comme en France plafonner pour les consommateurs le prix de l’énergie. Sauf que ça va bien entendu creuser les déficits publics. Et ça devra bien être payé à un moment ou un autre. On verra quelle politique cela engendrera… mais on peut parier sur toujours plus d’austérité. Ce sont donc les citoyens qui paieront cette partie de l’inflation via la réduction des dépenses publiques qui pourront par exemple toucher l’Hôpital ou l’École…
La distribution des chèques énergie et mazout étaient sans doute plutôt destiné à calmer les esprits pour s’éviter un mouvement social type Gilet jaunes, très sensible à la question des hausses de l’énergie. On a acheté une paix sociale à court terme et fait mine de soutenir la population, mais on a évité soigneusement de préciser que la facture devra bel et bien être payée dans les années à venir par des politiques d’austérité.
Que serait une politique de Gauche face à l’inflation, des mesures d’urgence aux politiques plus structurelles ?
On peut déjà songer à des mesures d’aides mieux ciblées. Ce qu’a fait le gouvernement dans un premier temps, c’est de baisser la TVA et de verser ces primes à tout le monde, quels que soient leurs revenus. Ce qui veut dire que les ménages aisés et très aisés en ont aussi profité alors qu’ils n’en avaient pas besoin. On aurait donc pu dépenser les mêmes montants, mais avant tout en direction des populations les plus précarisées.
Mais diminuer les taxes et distribuer des primes, ce sont plutôt des sparadraps quand on les compare aux milliards dépensés lors de la pandémie. Je me répète, mais pour prendre à bras le corps cette question de l’inflation résultant de la hausse de l’énergie, il faut développer une véritable politique énergétique. D’abord pour faire en sorte de réduire notre dépendance à un pays en particulier, tant à la Russie, qu’aux États-Unis ou au Qatar. Mais aussi afin de mener des investissements massifs d’isolation et de production d’énergie renouvelable. En Occident, on vit au-dessus de nos moyens environnementaux et des possibilités de régénération de la planète. Il faut cesser de subventionner les industries polluantes, distribuer les crédits carbone aux gros pollueurs, et arrêter de rechercher la croissance pour la croissance pour se poser la question de nos besoins et de ce qu’on produit. Enfin, au lieu de prendre à sa charge une partie des dépenses, l’État doit engager une sortie des mécanismes de marché de l’énergie, reconstituer un acteur public, nationaliser et réinjecter les profits éventuels dans l’économie.
À qui l’inflation coute le plus cher ? Quelles inégalités renforce-t-elle ?
L’inflation est mesurée par l’indice de prix à la consommation (IPC) calculé sur une moyenne des prix d’un panier de produit censé représentatif de ce qu’achète un Belge moyen. Des inspecteurs vérifient des prix dans les supermarchés pour créer cet indice. C’est une moyenne de moyennes. Ce qui donne une augmentation en pourcentage masquant des disparités énormes. Ainsi, on peut avoir l’énergie qui augmente de 15% et le prix des télés qui diminue de 25% et l’IPC dira alors que les prix sont stables… Sauf qu’en réalité, le panier de consommation n’est pas le même pour tous. Les ménages aux revenus faibles consacrent en effet une part plus importante de leur budget aux dépenses contraintes (se loger, se chauffer, mettre de l’essence dans sa voiture, remplir son frigo…) Donc, quand on a + 15% d’énergie qu’on doit consommer de toute manière et qu’on a ‑25% sur des télés qu’on n’achète pas, on subit une augmentation. Donc, plus on est pauvre, plus on a tendance à subir l’inflation car on consomme proportionnellement plus d’énergie, mais aussi de nourriture, dans le total de ses dépenses que les ménages les plus riches.
Après, de fortes disparités existent dans chaque catégorie sociale selon qu’on est locataire ou propriétaire, salarié indexé ou indépendant qui n’en bénéficie pas, épargnant ou emprunteur — un épargnant perd 10% par an, un emprunteur à taux fixe paye de moins en moins cher son crédit -. Il y a des gagnants et des perdants dans toutes les catégories sociales sachant quand même que les perdants sont probablement plus nombreux dans les 10% les plus pauvres, là où il y a peu de propriétaires payant un crédit hypothécaire et où le patrimoine pourra au mieux se résumer à une petite épargne qui fond comme neige au soleil.
Outre le maintien de l’indexation, une autre mesure, parfois évoquée à gauche, c’est celle du blocage des prix. Est-ce qu’un contrôle des prix de première nécessité ou des loyers sont des mesures envisageables ? Permettraient-elles de lutter contre l’inflation ?
Le fait qu’énormément d’organisation de gauche appréhende l’inflation comme un mal contre lequel il faut absolument lutter me pose question. Car l’inflation n’est ni bonne ni mauvaise en soi… Cela dépend en fait des acteurs sur lesquels on décide de faire porter le poids de cette inflation. Si on dit aux entreprises qu’on va taxer leurs dividendes pour payer l’inflation, et si bien sûr les salaires suivent l’augmentation des prix, je ne vois pas le problème… Durant la période des chocs pétroliers des années 1970, où on avait une indexation complète, ce sont ainsi les entreprises qui ont payé la facture de l’indexation. Quand on regarde la répartition capital / travail, la part de la valeur ajoutée qui va aux salaires a augmenté durant cette période-là grâce à l’indexation. La preuve donc qu’une période d’inflation peut se faire en faveur des travailleurs.
Si la BCE cible expressément le maintien de l’inflation sous les 2%, c’est pour pouvoir maintenir les revenus du capital. Depuis au moins 15 ans, on nous répète qu’on est dans une crise permanente que seule l’austérité pourra résoudre. Qu’il faut absolument restaurer les taux de profits des entreprises (ce qui a bien fonctionné ! les taux sont très hauts, les dividendes n’ont jamais été aussi élevés…). Les classes dominantes nous expliquent que ce sera pire s’il y a de l’inflation. Le fait qu’unanimement, syndicats, mouvements sociaux, et associations à gauche épousent le discours de la BCE en disant qu’il faudrait absolument juguler l’inflation me semble plutôt contradictoire.
Selon moi, l’enjeu, de nouveau, c’est plutôt de savoir qui va payer la facture de l’inflation. Quelles sont les conséquences pour la répartition de la valeur ? Dès lors, une politique progressiste qui permettrait d’augmenter la part du travail dans la valeur, c’est de maintenir les mécanismes d’indexation, et de demander aux entreprises, celles qu’on a largement aidé pendant la crise du Covid (Chômage corona, baisse d’impôt…) d’aider aujourd’hui en retour.
On joue sur un imaginaire et des peurs souvent liés à l’hyperinflation ? Les brouettes de billets de banque ? Des grosses liasses de billets pour acheter du pain ?
C’est une des multiples facettes de la pensée unique et du discours qui va dans le sens des élites, des entrepreneurs, des capitalistes pour le dire caricaturalement. Car avec une bonne indexation, l’inflation sera indolore, du moins pour les salarié·es et les allocataires sociaux. La fonte de la valeur des capitaux aura peu d’effet sur le quotidien des travailleurs… L’hyperinflation, c’est autre chose. Là, on est dans des augmentations de 50, 100, 1000 %, dans des spirales inflationnistes très déstabilisatrices pour l’économie et on ne contrôle plus rien du tout. Actuellement, nous ne sommes pas en hyperinflation, simplement dans une inflation un peu plus forte que celle qu’on a connue ces dernières décennies. Des capitalistes vont peut-être perdre quelques plumes, mais notre économie ne va pas s’effondrer.
Revendiquer le blocage des prix ferait partie de cet imaginaire du « tout sauf l’inflation » ?
Bloquer les prix de certains produits de première nécessité, ça se pratique dans certains pays, par exemple en Afrique du Nord. Mais il n’y a pas de secret : l’État met la main au portefeuille pour subventionner l’écart entre le prix réel et le prix fixé. Ce qui a évidemment un coût pour les finances publiques et ne constitue pas une solution durable.
Quels enjeux se posent autour de la situation actuelle ?
Outre le maintien de l’indexation, la question de la transition énergétique se pose avec acuité face à une crise multiforme. Le capitalisme productiviste qui recherche la croissance sans cesse n’est même plus capable d’acquérir suffisamment d’énergie pour mettre ses projets en œuvre. On est dans une situation où une économie de croissance n’arrive même pas à produire tout ce qu’on voudrait produire, tout en pourrissant le climat et la planète. Rappelons que la seule année où on a respecté les accords de Paris, c’est l’année du Covid… Le système de marché et de concurrence n’a fait que faire augmenter les prix de l’énergie et ne permet pas de résoudre la crise. Il permet en revanche à des opérateurs privés de faire des surprofits sur le dos des consommateurs. Une partie de la solution, c’est celle d’une politique énergétique publique et écologique. Et pour la Gauche et le mouvement social, l’enjeu c’est de produire un argumentaire puissant pour faire comprendre aux citoyens et aux dirigeants que si on n’opère pas un virage maintenant, on s’expose à d’autres crises encore plus fortes dans un avenir proche.