Entretien avec Zvonimir Novak

Les codes graphiques militants en mutation

Illustration : Matthieu Ossona de Mendez

Zvo­ni­mir Novak se défi­nit comme un « Chas­seur-cueilleur de la mémoire visuelle mili­tante ». Ce pro­fes­seur d’art appli­qué et jour­na­liste spé­cia­li­sé dans l’imagerie poli­tique écume les manifs et archive l’iconographie éphé­mère réa­li­sée par les acti­vistes : tracts, flyers, affiches, auto­col­lants, graf­fi­tis, fresques… Il a publié plu­sieurs ouvrages reflé­tant la mul­ti­pli­ci­té et les évo­lu­tions de la pro­duc­tion gra­phique mili­tante de ces der­nières décen­nies dont le der­nier en date s’intitule La rue mili­tante et rend compte de 30 ans d’affiches poli­tiques en France. Un tra­vail de mémoire essen­tiel qui montre com­ment ces formes gra­phiques accom­pagnent nos luttes et, lorsqu’elles sont réus­sies, peuvent sou­vent les galvaniser.

Vous collectionnez et archivez les visuels politiques depuis plusieurs décennies, quelles évolutions avez-vous remarquées dans les formes graphiques militantes et leurs usages à la fois dans la rue, en manif ou sur les écrans ?

Les évo­lu­tions concernent essen­tiel­le­ment les sup­ports. Ain­si, l’affiche tend à dis­pa­raitre. Parce qu’il y a un pro­blème avec les murs, il y a un pro­blème avec les col­leurs (il faut des équipes, c’est com­plexe). Alors, ça existe bien sûr en temps élec­to­ral, mais moins avec des groupes mili­tants le reste du temps. Par contre le flyer qui se dis­tri­bue de la main à la main en mani­fes­ta­tion et l’autocollant per­durent voire se déve­loppent encore.

Il faut par ailleurs noter la trans­for­ma­tion du tract poli­tique, avec beau­coup de texte et peu d’illustrations, en flyer où le visuel prime. Ce qui est assez amu­sant d’ailleurs puisque l’origine du flyer, c’est le rock, c’est la musique, c’est ce qu’on trou­vait dans les salles de concert. Cette méta­mor­phose est non seule­ment le fruit de nou­veaux moyens tech­niques qui faci­litent l’édition de visuels tels que des logi­ciels de trai­te­ment d’images comme Pho­to­shop, mais elle résulte aus­si d’une baisse des coûts de pro­duc­tion qui per­mettent depuis 25 ans de pro­duire des flyers et auto­col­lants en cou­leur à moindre coût.

Cela cor­res­pond aus­si à des évo­lu­tions socio­lo­giques : la mili­tance n’est plus la même et ces outils sont plus faciles à dis­tri­buer. On n’a par exemple pas besoin de por­ter de pots de colle, de col­ler à la sau­vette de nuit, etc. C’est aus­si une volon­té de suivre les évo­lu­tions contem­po­raines en matière de rap­port aux images. Petit à petit, évo­luant dans le monde des images qui est le nôtre, les tracts très bavards sont deve­nus plus petits, mais avec une image forte qui syn­thé­tise tout, à la manière de la pub com­mer­ciale. Les longs dis­cours aujourd’hui passent moins bien, et l’image impri­mée, loin de mou­rir avec inter­net, marque encore les mou­ve­ments sociaux, les mani­fes­ta­tions, et les nou­veaux mou­ve­ments sociaux.

Et au niveau des codes graphiques ?

On assiste à un renou­vel­le­ment des codes gra­phiques depuis fina­le­ment assez peu de temps. Il n’y a pas si long­temps, on pou­vait encore voir par exemple des per­son­nages en queue de pie avec un nœud papillon et un cigare au bec pour repré­sen­ter le capi­ta­liste ou le patron… Or, dans le monde fran­co­phone, a émer­gé, avec le déve­lop­pe­ment récent d’une culture très éga­li­ta­riste de la socié­té au sein des milieux mili­tants, tout un renou­vel­le­ment des codes, des expres­sions, des slo­gans. Ils cor­res­pondent à de nou­veaux com­bats en cours : le néo-fémi­nisme, le véga­nisme (qui a eu à un moment une énorme pré­sence, sur­pas­sant presque la ques­tion sociale) et l’écologie. Ce sont des thèmes très pro­duc­teurs d’images nou­velles qu’on peut trou­ver en France comme en Bel­gique fran­co­phone et dont la pro­duc­tion est notam­ment prise en main par des jeunes étudiant·es (en art, mais pas seule­ment) et des jeunes gra­phistes. En France, c’est sans doute beau­coup plus violent, plus rude, plus lyn­cheur alors qu’en Bel­gique, il y a beau­coup plus d’humour, d’ironie et de détournement.

Et si les orga­ni­sa­tions poli­tiques pures et dures en res­tent par­fois à des codes un peu datés, elles reprennent tout de même petit à petit ce qui se réa­lise à l’avant-garde, et qui est sou­vent fait par de jeunes gra­phistes qui fonc­tionnent sou­vent en sui­vant les codes des pubs com­mer­ciales. C’est-à-dire la recherche d’une image forte et d’un slo­gan fort.

Pourquoi Mai 68 a‑t-il constitué un tournant dans la production graphique militante ? 

Les affiches de Mai, c’est près de 600 affiches séri­gra­phiées pro­duites au sein des Ate­liers popu­laires, qui ont tota­le­ment inno­vé, car elles ont renou­ve­lé tous les codes du mou­ve­ment ouvrier quelque peu écu­lés, très sta­li­niens. Elles ont ajou­té de l’insolence et reflé­té la trans­gres­sion très signi­fi­ca­tive de ces mou­ve­ments et du côté liber­taire très géné­ra­tion­nel propre à cette époque. Ça a par­ti­ci­pé à bous­cu­ler les vieux codes oppres­sifs qui régnaient alors sur la société.

Est-ce qu’il y a d’autres moments charnières dans l’histoire graphique récente ?

L’autre grand tour­nant, c’est la chute du Mur de Ber­lin. Le mar­xisme-léni­nisme est pas­sé à la trappe, ce n’était plus une réfé­rence, mais au contraire le signe d’un échec. La culture de la contes­ta­tion et donc la pro­duc­tion gra­phique mili­tante se sont orien­tées sur d’autres domaines, ceux que j’ai évo­qués : le fémi­nisme, l’écologie et cet ensemble véga­nisme / anti­spé­cisme / ani­ma­lisme en pleine crois­sance aujourd’hui.

Pour revenir sur ces nouveaux champs d’expressions graphiques, quels nouveaux codes s’élaborent actuellement ?

Je pense par exemple que les éco­lo­gismes n’ont pas encore tous trou­vé leurs codes. Ou plus exac­te­ment un nou­veau code pour cor­res­pondre au pas­sage d’une éco­lo­gie baba cool (vélo, éoliennes…) non-vio­lente et paci­fiste à des éco­lo­gies de com­bat telles qu’elles agissent actuel­le­ment. L’écologie un peu plus dure d’aujourd’hui, celle qui pré­tend se confron­ter réel­le­ment au sys­tème indus­triel, manque d’impact gra­phique. Tout une ima­ge­rie reste à bâtir, et je trouve peu de force dans les pro­duc­tions gra­phiques de mou­ve­ments type « Jus­tice for cli­mate », « Youth for cli­mate »… ça reste un peu fadasse vis-à-vis de l’enjeu cli­ma­tique. Alors on voit tout de même qu’une « mul­ti­na­tio­nale de la contes­ta­tion » comme Extinc­tion Rebel­lion a à peu près trou­vé des codes par­lants. Mais c’est sur­tout dans un mou­ve­ment d’ultra gauche éco­lo­giste, Les sou­lè­ve­ments de la terre, que j’ai pu trou­ver une véri­table force de frappe gra­phique : leurs visuels expriment réel­le­ment l’espèce d’insurrection éco­lo­giste déter­mi­née qu’il prône face aux urgences climatiques.

Les mou­ve­ments anti­spé­cistes arrivent à faire des images fortes, mais c’est tou­jours san­gui­nolent, et basé sur la dénon­cia­tion. Mais de temps en temps ils arrivent à faire des choses un peu plus fortes. Là aus­si, il y a à l’œuvre de puis­santes « mul­ti­na­tio­nales contes­ta­taires » sur­tout amé­ri­caines comme PETA. Mais elles ne pro­duisent même pas tou­jours des images pas­sion­nantes. Alors que les ani­ma­listes y arrivent, en repre­nant notam­ment l’imagerie des mou­ve­ments de libé­ra­tion natio­nale. Dans une espèce de trans­fert rigo­lo, ils reprennent des codes gau­chistes, c’est la lutte des classes qui passe du côté des animaux !

Si le papier ne disparait pas, malgré l’annonce de sa mort régulière par le numérique, que fait internet à des médiums traditionnels comme le tract et l’affiche ?

Pour répondre, je par­ti­rais d’un constat : beau­coup de gens qui mani­festent ces der­niers temps se pro­curent leurs maté­riels gra­phiques de manif sur des sites, sur des pla­te­formes en ligne d’organisations poli­tiques ou de col­lec­tifs de gra­phistes qui mettent à dis­po­si­tion des tracts ou des visuels pour pan­cartes à impri­mer. Un peu à la manière de sup­por­ters de foot, ils vont faire leurs propres tirages et les mettre en pan­carte. Il y a toute une confec­tion très « do it your­self » qui arti­cule ensemble la manif et les écrans.

Vous pensez à des banques d’images militantes de plateformes comme Forme des luttes qui proposent des affiches prêtes à l’emploi mises en ligne par des graphistes ?

Oui, leurs visuels sont pré­sents dans les mani­fes­ta­tions et se dis­tri­buent par­tout. Ils renou­vellent le genre parce qu’à la dif­fé­rence du militant·e de base, ils et elles ont une culture gra­phique. Formes des luttes ont vrai­ment sou­te­nu de manière mas­sive le mou­ve­ment des Gilets jaunes en créant des nou­velles ima­ge­ries avec des codes là-aus­si nou­veaux. For­cé­ment ça impulse du dyna­misme, ça place un com­bat à un cer­tain niveau notam­ment pour la jeu­nesse, ça sti­mule tous ceux et celles qui y prennent part parce que ça ins­crit leur lutte dans la moder­ni­té, dans le lan­gage d’aujourd’hui. Aujourd’hui ils sont très pré­sents dans le mou­ve­ment contre la réforme des retraites en France.

Vous disiez que l’affiche déclinait, qu’il y avait un problème avec les murs. Pour autant, certaines formes d’expressions murales sont en plein essor. Des fresques des Gilets jaunes ou des groupes autonomistes aux affiches et pochoirs féministes…

En effet, et je sou­lève cette ques­tion du renou­veau du street art poli­tique dans mon livre, il y a beau­coup de groupes actuel­le­ment qui relaient les com­bats sociaux sur les murs. Des col­lec­tifs comme Black Lines ont réa­li­sé d’immenses fresques murales met­tant en scène les mou­ve­ments sociaux dans des quar­tiers popu­laires de Paris, Mar­seille, Nantes… Ça s’articule avec le web puisque, tout comme les ban­de­roles en manif d’ailleurs, c’est repris en pho­to et que c’est dif­fu­sé mas­si­ve­ment en ligne. Ce mou­ve­ment gra­phique très popu­laire a per­mis de faire cir­cu­ler des images très fortes sur les réseaux sociaux : ça dif­fuse les mes­sages et c’est de l’artistique.

Ce nou­veau mura­lisme a per­mis par exemple de dyna­mi­ser le mou­ve­ment des Gilets jaunes au départ assez faible gra­phi­que­ment par­lant. Les allers-retours entre cette « jac­que­rie numé­rique » qui se dérou­lait beau­coup sur les réseaux et les fresques et slo­gans sur les murs de nos villes – qu’a notam­ment por­té l’ultra gauche — a été assez éton­nants et déton­nants. Ils sont tous réa­li­sés par des milieux contes­ta­taires non encar­tés. Par des gens qui relaient presque de façon libre les mou­ve­ments de masse et les mou­ve­ments de fonds qui agitent la socié­té. Ça m’a rap­pe­lé dans cer­taines formes d’autres mura­lismes vus au Por­tu­gal après la révo­lu­tion des œillets ou encore au Chili.

La sélection de belles pièces de votre livre contraste avec nombre de productions visuelles militantes qui sont bien souvent plus ternes, tristes, utilitaires… Aurait-on une certaine méfiance vis-à-vis du trop beau ? Du trop avant-garde ?

Je n’ai jamais enten­du quelqu’un dire qu’il fal­lait s’en méfier, mais c’est vrai que cette ques­tion de l’esthétisation de la poli­tique est déli­cate. Notam­ment parce qu’il est néces­saire en poli­tique d’avoir une effi­ca­ci­té directe : il faut être vu et com­pris tout de suite du plus grand nombre. Ce n’est pas la peine de tour­ner autour du pot, il faut avoir la bonne for­mule et jouer sur la puis­sance de l’image. Et on n’est pas non plus dans l’art. Quand on en fait trop, quand on joue trop sur le for­mel, ça ne va pas. Le sujet c’est de tou­cher quelqu’un dans l’immédiat. C’est quelque part l’art de la publi­ci­té. Et la pro­pa­gande — enten­due au sens de « com­mu­ni­ca­tion poli­tique » — n’agit pas dif­fé­rem­ment. Il s’agit de tou­cher au mieux les gens avec les moyens de notre temps.

Alors c’est vrai aus­si qu’il y a beau­coup de choses illi­sibles. De ce que j’observe sur le ter­rain de ma récolte, disons que sur cent images mili­tantes, il n’y en a que dix qui sont réel­le­ment puis­santes. Et je constate que plus le mou­ve­ment est radi­cal, plus il y a de l’insolence, et plus l’image fonc­tion­ne­ra. Le pro­pos de mon livre La rue mili­tante est d’ailleurs de rendre compte de l’essor d’une cer­taine forme de vio­lence poli­tique, d’une mon­tée des intran­si­geances qui se reflète dans le pay­sage gra­phique actuel dans nos rues et pro­duit des visuels très puissants.

S’il y a un affa­dis­se­ment par­fois de l’image mili­tante, c’est peut-être parce que Pho­to­shop manié par tout le monde ne donne pas tou­jours de bons résul­tats. Le « génie pro­pa­gan­diste » néces­site une cer­taine vision qui n’est pas don­née à tout le monde. Pour don­ner un exemple, je cite sou­vent ce syn­di­ca­liste anar­chiste de la CNT, pas du tout gra­phiste, qui avait trou­vé une idée géniale qui a fait flo­rès depuis. Il s’agit de l’image du gros pois­son (patron) qui en mange des petits (sala­riés), sui­vi immé­dia­te­ment après de l’image de ces mêmes petits pois­sons qui s’organisent en forme de plus gros pois­son encore pour bouf­fer le patron. Ça montre très direc­te­ment l’importance pour les tra­vailleurs et tra­vailleuses de se syn­di­quer pour impo­ser un rap­port de force. Cette image a été reprise par­tout et vient d’un coup de génie d’un simple mili­tant de base qui a créé une image qui se suf­fit à elle-même. Il y a des coups comme ça, il y a des for­mules nou­velles qui vont vrai­ment pro­vo­quer un effet immé­diat, parce qu’elles résonnent tout d’un coup, avec une situa­tion sociale que tout le monde ressent.

Mais pour autant, est-ce qu’on vend des idées comme on vend à un produit lambda ? Est-ce qu’on combat le système marchand avec les armes du système marchand ? Dans le fond en fait qu’est-ce qui différencie pub et communication politique ?

Ces deux formes de com­mu­ni­ca­tion ont les mêmes res­sorts, mais pas les mêmes objec­tifs. Alors, s’il s’agit de com­mu­ni­ca­tion élec­to­rale, on sera effec­ti­ve­ment dans le mar­ke­ting, celui du sec­teur com­mer­cial, car l’objectif, c’est bien celui de « vendre » un can­di­dat. Les par­tis ont leur pou­lain, ils fonc­tionnent sou­vent comme une entre­prise et vont d’ailleurs très sou­vent faire appel à des agences de pub. Avec des résul­tats assez lamen­tables il faut bien le dire, et des affiches élec­to­rales sou­vent gro­tesques, des slo­gans ridicules…

Mais quand il s’agit de com­bat de socié­té, les objec­tifs ne sont plus du tout les mêmes. Si on uti­lise les mêmes outils pour tou­cher les gens (force des images, force du slo­gan), il s’agit ici de les mar­quer, de les for­cer à s’arrêter pour réflé­chir ou s’interroger. Et là je constate une sorte de génie popu­laire, qui émane des gens qui luttent pour des idées. C’est de là aujourd’hui que jaillissent des nou­velles idées, for­mules, slo­gans, images et qui donnent l’impression d’une démo­cra­tie vivante. On voit d’ailleurs bien que les agences de pub vont sans arrêt piquer des idées dans cette créa­ti­vi­té d’en bas.

Il y a d’ailleurs une sorte de cycle où une production graphique militante peut être subversive à un moment donné, puis se voir ensuite récupérée par le monde marchand. Est-ce que la production militante peut échapper à la récupération ?

Je ne sau­rais pas com­ment répondre à cette ques­tion, mais je vou­drais quand même sou­li­gner que le monde mili­tant n’est pas en reste puisqu’il sait éga­le­ment récu­pé­rer le mar­ke­ting en employant par exemple des hash­tag, des QR codes, en détour­nant des slo­gans publi­ci­taires… Il peut par­fois lui aus­si arri­ver à cor­rompre le sys­tème marchand…

La Rue militante, 30 ans d’affiches de combat
Zvonimir Novak
Le Cerf, 2022

Les visuels des affiches qui illustrent cet article sont extraits de La rue militante.

 

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