Vous collectionnez et archivez les visuels politiques depuis plusieurs décennies, quelles évolutions avez-vous remarquées dans les formes graphiques militantes et leurs usages à la fois dans la rue, en manif ou sur les écrans ?
Les évolutions concernent essentiellement les supports. Ainsi, l’affiche tend à disparaitre. Parce qu’il y a un problème avec les murs, il y a un problème avec les colleurs (il faut des équipes, c’est complexe). Alors, ça existe bien sûr en temps électoral, mais moins avec des groupes militants le reste du temps. Par contre le flyer qui se distribue de la main à la main en manifestation et l’autocollant perdurent voire se développent encore.
Il faut par ailleurs noter la transformation du tract politique, avec beaucoup de texte et peu d’illustrations, en flyer où le visuel prime. Ce qui est assez amusant d’ailleurs puisque l’origine du flyer, c’est le rock, c’est la musique, c’est ce qu’on trouvait dans les salles de concert. Cette métamorphose est non seulement le fruit de nouveaux moyens techniques qui facilitent l’édition de visuels tels que des logiciels de traitement d’images comme Photoshop, mais elle résulte aussi d’une baisse des coûts de production qui permettent depuis 25 ans de produire des flyers et autocollants en couleur à moindre coût.
Cela correspond aussi à des évolutions sociologiques : la militance n’est plus la même et ces outils sont plus faciles à distribuer. On n’a par exemple pas besoin de porter de pots de colle, de coller à la sauvette de nuit, etc. C’est aussi une volonté de suivre les évolutions contemporaines en matière de rapport aux images. Petit à petit, évoluant dans le monde des images qui est le nôtre, les tracts très bavards sont devenus plus petits, mais avec une image forte qui synthétise tout, à la manière de la pub commerciale. Les longs discours aujourd’hui passent moins bien, et l’image imprimée, loin de mourir avec internet, marque encore les mouvements sociaux, les manifestations, et les nouveaux mouvements sociaux.
Et au niveau des codes graphiques ?
On assiste à un renouvellement des codes graphiques depuis finalement assez peu de temps. Il n’y a pas si longtemps, on pouvait encore voir par exemple des personnages en queue de pie avec un nœud papillon et un cigare au bec pour représenter le capitaliste ou le patron… Or, dans le monde francophone, a émergé, avec le développement récent d’une culture très égalitariste de la société au sein des milieux militants, tout un renouvellement des codes, des expressions, des slogans. Ils correspondent à de nouveaux combats en cours : le néo-féminisme, le véganisme (qui a eu à un moment une énorme présence, surpassant presque la question sociale) et l’écologie. Ce sont des thèmes très producteurs d’images nouvelles qu’on peut trouver en France comme en Belgique francophone et dont la production est notamment prise en main par des jeunes étudiant·es (en art, mais pas seulement) et des jeunes graphistes. En France, c’est sans doute beaucoup plus violent, plus rude, plus lyncheur alors qu’en Belgique, il y a beaucoup plus d’humour, d’ironie et de détournement.
Et si les organisations politiques pures et dures en restent parfois à des codes un peu datés, elles reprennent tout de même petit à petit ce qui se réalise à l’avant-garde, et qui est souvent fait par de jeunes graphistes qui fonctionnent souvent en suivant les codes des pubs commerciales. C’est-à-dire la recherche d’une image forte et d’un slogan fort.
Pourquoi Mai 68 a‑t-il constitué un tournant dans la production graphique militante ?
Les affiches de Mai, c’est près de 600 affiches sérigraphiées produites au sein des Ateliers populaires, qui ont totalement innové, car elles ont renouvelé tous les codes du mouvement ouvrier quelque peu éculés, très staliniens. Elles ont ajouté de l’insolence et reflété la transgression très significative de ces mouvements et du côté libertaire très générationnel propre à cette époque. Ça a participé à bousculer les vieux codes oppressifs qui régnaient alors sur la société.
Est-ce qu’il y a d’autres moments charnières dans l’histoire graphique récente ?
L’autre grand tournant, c’est la chute du Mur de Berlin. Le marxisme-léninisme est passé à la trappe, ce n’était plus une référence, mais au contraire le signe d’un échec. La culture de la contestation et donc la production graphique militante se sont orientées sur d’autres domaines, ceux que j’ai évoqués : le féminisme, l’écologie et cet ensemble véganisme / antispécisme / animalisme en pleine croissance aujourd’hui.
Pour revenir sur ces nouveaux champs d’expressions graphiques, quels nouveaux codes s’élaborent actuellement ?
Je pense par exemple que les écologismes n’ont pas encore tous trouvé leurs codes. Ou plus exactement un nouveau code pour correspondre au passage d’une écologie baba cool (vélo, éoliennes…) non-violente et pacifiste à des écologies de combat telles qu’elles agissent actuellement. L’écologie un peu plus dure d’aujourd’hui, celle qui prétend se confronter réellement au système industriel, manque d’impact graphique. Tout une imagerie reste à bâtir, et je trouve peu de force dans les productions graphiques de mouvements type « Justice for climate », « Youth for climate »… ça reste un peu fadasse vis-à-vis de l’enjeu climatique. Alors on voit tout de même qu’une « multinationale de la contestation » comme Extinction Rebellion a à peu près trouvé des codes parlants. Mais c’est surtout dans un mouvement d’ultra gauche écologiste, Les soulèvements de la terre, que j’ai pu trouver une véritable force de frappe graphique : leurs visuels expriment réellement l’espèce d’insurrection écologiste déterminée qu’il prône face aux urgences climatiques.
Les mouvements antispécistes arrivent à faire des images fortes, mais c’est toujours sanguinolent, et basé sur la dénonciation. Mais de temps en temps ils arrivent à faire des choses un peu plus fortes. Là aussi, il y a à l’œuvre de puissantes « multinationales contestataires » surtout américaines comme PETA. Mais elles ne produisent même pas toujours des images passionnantes. Alors que les animalistes y arrivent, en reprenant notamment l’imagerie des mouvements de libération nationale. Dans une espèce de transfert rigolo, ils reprennent des codes gauchistes, c’est la lutte des classes qui passe du côté des animaux !
Si le papier ne disparait pas, malgré l’annonce de sa mort régulière par le numérique, que fait internet à des médiums traditionnels comme le tract et l’affiche ?
Pour répondre, je partirais d’un constat : beaucoup de gens qui manifestent ces derniers temps se procurent leurs matériels graphiques de manif sur des sites, sur des plateformes en ligne d’organisations politiques ou de collectifs de graphistes qui mettent à disposition des tracts ou des visuels pour pancartes à imprimer. Un peu à la manière de supporters de foot, ils vont faire leurs propres tirages et les mettre en pancarte. Il y a toute une confection très « do it yourself » qui articule ensemble la manif et les écrans.
Vous pensez à des banques d’images militantes de plateformes comme Forme des luttes qui proposent des affiches prêtes à l’emploi mises en ligne par des graphistes ?
Oui, leurs visuels sont présents dans les manifestations et se distribuent partout. Ils renouvellent le genre parce qu’à la différence du militant·e de base, ils et elles ont une culture graphique. Formes des luttes ont vraiment soutenu de manière massive le mouvement des Gilets jaunes en créant des nouvelles imageries avec des codes là-aussi nouveaux. Forcément ça impulse du dynamisme, ça place un combat à un certain niveau notamment pour la jeunesse, ça stimule tous ceux et celles qui y prennent part parce que ça inscrit leur lutte dans la modernité, dans le langage d’aujourd’hui. Aujourd’hui ils sont très présents dans le mouvement contre la réforme des retraites en France.
Vous disiez que l’affiche déclinait, qu’il y avait un problème avec les murs. Pour autant, certaines formes d’expressions murales sont en plein essor. Des fresques des Gilets jaunes ou des groupes autonomistes aux affiches et pochoirs féministes…
En effet, et je soulève cette question du renouveau du street art politique dans mon livre, il y a beaucoup de groupes actuellement qui relaient les combats sociaux sur les murs. Des collectifs comme Black Lines ont réalisé d’immenses fresques murales mettant en scène les mouvements sociaux dans des quartiers populaires de Paris, Marseille, Nantes… Ça s’articule avec le web puisque, tout comme les banderoles en manif d’ailleurs, c’est repris en photo et que c’est diffusé massivement en ligne. Ce mouvement graphique très populaire a permis de faire circuler des images très fortes sur les réseaux sociaux : ça diffuse les messages et c’est de l’artistique.
Ce nouveau muralisme a permis par exemple de dynamiser le mouvement des Gilets jaunes au départ assez faible graphiquement parlant. Les allers-retours entre cette « jacquerie numérique » qui se déroulait beaucoup sur les réseaux et les fresques et slogans sur les murs de nos villes – qu’a notamment porté l’ultra gauche — a été assez étonnants et détonnants. Ils sont tous réalisés par des milieux contestataires non encartés. Par des gens qui relaient presque de façon libre les mouvements de masse et les mouvements de fonds qui agitent la société. Ça m’a rappelé dans certaines formes d’autres muralismes vus au Portugal après la révolution des œillets ou encore au Chili.
La sélection de belles pièces de votre livre contraste avec nombre de productions visuelles militantes qui sont bien souvent plus ternes, tristes, utilitaires… Aurait-on une certaine méfiance vis-à-vis du trop beau ? Du trop avant-garde ?
Je n’ai jamais entendu quelqu’un dire qu’il fallait s’en méfier, mais c’est vrai que cette question de l’esthétisation de la politique est délicate. Notamment parce qu’il est nécessaire en politique d’avoir une efficacité directe : il faut être vu et compris tout de suite du plus grand nombre. Ce n’est pas la peine de tourner autour du pot, il faut avoir la bonne formule et jouer sur la puissance de l’image. Et on n’est pas non plus dans l’art. Quand on en fait trop, quand on joue trop sur le formel, ça ne va pas. Le sujet c’est de toucher quelqu’un dans l’immédiat. C’est quelque part l’art de la publicité. Et la propagande — entendue au sens de « communication politique » — n’agit pas différemment. Il s’agit de toucher au mieux les gens avec les moyens de notre temps.
Alors c’est vrai aussi qu’il y a beaucoup de choses illisibles. De ce que j’observe sur le terrain de ma récolte, disons que sur cent images militantes, il n’y en a que dix qui sont réellement puissantes. Et je constate que plus le mouvement est radical, plus il y a de l’insolence, et plus l’image fonctionnera. Le propos de mon livre La rue militante est d’ailleurs de rendre compte de l’essor d’une certaine forme de violence politique, d’une montée des intransigeances qui se reflète dans le paysage graphique actuel dans nos rues et produit des visuels très puissants.
S’il y a un affadissement parfois de l’image militante, c’est peut-être parce que Photoshop manié par tout le monde ne donne pas toujours de bons résultats. Le « génie propagandiste » nécessite une certaine vision qui n’est pas donnée à tout le monde. Pour donner un exemple, je cite souvent ce syndicaliste anarchiste de la CNT, pas du tout graphiste, qui avait trouvé une idée géniale qui a fait florès depuis. Il s’agit de l’image du gros poisson (patron) qui en mange des petits (salariés), suivi immédiatement après de l’image de ces mêmes petits poissons qui s’organisent en forme de plus gros poisson encore pour bouffer le patron. Ça montre très directement l’importance pour les travailleurs et travailleuses de se syndiquer pour imposer un rapport de force. Cette image a été reprise partout et vient d’un coup de génie d’un simple militant de base qui a créé une image qui se suffit à elle-même. Il y a des coups comme ça, il y a des formules nouvelles qui vont vraiment provoquer un effet immédiat, parce qu’elles résonnent tout d’un coup, avec une situation sociale que tout le monde ressent.
Mais pour autant, est-ce qu’on vend des idées comme on vend à un produit lambda ? Est-ce qu’on combat le système marchand avec les armes du système marchand ? Dans le fond en fait qu’est-ce qui différencie pub et communication politique ?
Ces deux formes de communication ont les mêmes ressorts, mais pas les mêmes objectifs. Alors, s’il s’agit de communication électorale, on sera effectivement dans le marketing, celui du secteur commercial, car l’objectif, c’est bien celui de « vendre » un candidat. Les partis ont leur poulain, ils fonctionnent souvent comme une entreprise et vont d’ailleurs très souvent faire appel à des agences de pub. Avec des résultats assez lamentables il faut bien le dire, et des affiches électorales souvent grotesques, des slogans ridicules…
Mais quand il s’agit de combat de société, les objectifs ne sont plus du tout les mêmes. Si on utilise les mêmes outils pour toucher les gens (force des images, force du slogan), il s’agit ici de les marquer, de les forcer à s’arrêter pour réfléchir ou s’interroger. Et là je constate une sorte de génie populaire, qui émane des gens qui luttent pour des idées. C’est de là aujourd’hui que jaillissent des nouvelles idées, formules, slogans, images et qui donnent l’impression d’une démocratie vivante. On voit d’ailleurs bien que les agences de pub vont sans arrêt piquer des idées dans cette créativité d’en bas.
Il y a d’ailleurs une sorte de cycle où une production graphique militante peut être subversive à un moment donné, puis se voir ensuite récupérée par le monde marchand. Est-ce que la production militante peut échapper à la récupération ?
Je ne saurais pas comment répondre à cette question, mais je voudrais quand même souligner que le monde militant n’est pas en reste puisqu’il sait également récupérer le marketing en employant par exemple des hashtag, des QR codes, en détournant des slogans publicitaires… Il peut parfois lui aussi arriver à corrompre le système marchand…
La Rue militante, 30 ans d’affiches de combat
Zvonimir Novak
Le Cerf, 2022
Les visuels des affiches qui illustrent cet article sont extraits de La rue militante.