« Imaginez que vous soyez le ministre de l’agriculture d’un pays en développement, chargé d’identifier rapidement la cause des dégâts foliaires dans un certain nombre d’exploitations agricoles afin de détecter la présence de parasites susceptibles de menacer la sécurité alimentaire de votre pays. (…) L’intelligence artificielle (IA) est le moteur de solutions innovantes pour résoudre ce type de problèmes, et plus vite les gouvernements soutiendront et adopteront l’IA dans le cadre d’une stratégie numérique plus large, mieux ils seront positionnés pour répondre rapidement à leurs propres défis de développement. ». Cet extrait est tiré d’un projet de recherche de la Banque mondiale intitulé « Mettre l’intelligence artificielle au service du développement ».1
Dans une veine typiquement « solutionniste »2, cette institution – et beaucoup d’autres – s’efforce de montrer en quoi l’IA pourrait être mise au service du développement, à condition que les gouvernements du Sud adoptent la « bonne approche » pour « maximiser les opportunités et limiter les risques ». Ce faisant, non seulement ces organisations dépolitisent des enjeux fondamentalement sociopolitiques en les ramenant à des dimensions étroitement techniques susceptibles de faire l’objet d’un traitement automatisé. Mais surtout, elles passent sous silence les nombreuses menaces structurelles que font peser les actuels développements de l’IA sur les pays du Sud.
Une double concentration économique et géographique
Des menaces qui s’éclairent si on ne considère pas uniquement l’IA du point de vue de ses effets, mais d’abord et avant tout du point de vue de ses conditions de production. Une position défendue notamment par le philosophe Nick Srniček dans un entretien récent : « Par-delà l’engouement médiatique, ce que je propose est d’opérer un geste marxiste tout à fait classique : plutôt que de se concentrer sur les craintes et les conséquences de l’usage de l’intelligence artificielle, il faut s’intéresser à ses conditions de production ». On rejoint alors le constat formulé par l’experte indienne du numérique Anita Gurumurthy, selon laquelle : « L’économie basée sur l’IA que nous connaissons n’est pas un accident. Depuis l’Internet relativement innocent des années 90 jusqu’à Cambridge Analytica, en passant par Snowden et la montée en puissance des GAFAM, nous avons assisté au développement d’une culture des données profondément liée à la tendance du capitalisme à se déplacer, à s’étendre et à tout engloutir ». Il ne suffit donc pas de corriger des « biais » ou des « abus » pour que l’IA se mette subitement à servir les intérêts des pays du Sud, puisque ces biais et ces abus sont précisément l’expression même des contraintes structurelles qui pèsent sur le développement de l’IA, à commencer par les contraintes de la concurrence et de l’accumulation de profits inhérentes au capitalisme.
Car c’est bien le capitalisme qui oriente et alimente aujourd’hui une course mondiale à l’IA dont seule une poignée d’entreprises géantes originaires pour la plupart des États-Unis et de Chine sortent gagnantes. Comme l’expliquait la CNUCED dans un rapport paru en 2021 : « À l’échelle des pays, les États-Unis sont en tête du développement de l’IA, mais la Chine rattrape rapidement son retard. Ces deux protagonistes ont représenté à eux seuls près de 94 % de l’ensemble du financement des startups dans ce domaine entre 2016 et 2020. Pour leur part, l’Union européenne est à la traîne dans le développement de l’IA et les pays en développement, notamment africains et sud-américains, ne figurent pas non plus en bonne position ».
La raison est assez simple, plus vous voulez développer des systèmes d’IA complexes, plus vous avez besoin a) de puissance de calcul phénoménale ; b) de quantités astronomiques de données ; et c) d’ingénieurs et de développeurs de talents. Autant de ressources concentrées aujourd’hui entre les mains des GAFAM et de leurs équivalents chinois3, lesquels en profitent, en retour, pour accroître leur avance et creuser encore davantage l’écart avec le reste du monde.
Un extractivisme et une exploitation renouvelés
Dans une telle configuration, si l’on suit l’influent homme d’affaires et informaticien chinois Kai Fu Lee : « Les pays qui sont en mauvaise posture sont ceux qui ont peut-être une population importante, mais pas d’IA, pas de technologies, pas de Google, pas de Tencent, pas de Baidu, pas d’Alibaba, pas de Facebook, pas d’Amazon. Leurs populations seront essentiellement des points de données pour les pays dont le logiciel est dominant dans leur pays. Si un pays d’Afrique utilise principalement Facebook et Google, il fournira ses données pour aider Facebook et Google à gagner plus d’argent (…) »4.
Plus précisément, à l’heure actuelle, les pays du Sud (avec évidemment des variations importantes entre eux) ont tendance à occuper les positions les moins enviables dans les chaînes de valeur de l’IA. On les retrouve tout d’abord massivement dans un rôle de fournisseur de matières premières et de main‑d’œuvre pour la production de l’infrastructure matérielle de l’IA. Que l’on songe à l’extraction des minerais tels que le lithium au Chili ou le cobalt en RDC, ainsi qu’aux immenses usines d’assemblage de l’entreprise Foxconn, en Chine, qui travaille comme sous-traitant pour la plupart des grandes entreprises d’informatique de la planète5. À l’autre bout de la chaîne, ce sont également des pays africains ou du Sud-Est asiatique qui ont aujourd’hui le triste privilège d’accueillir la majeure partie des quantités colossales de déchets numériques que l’économie mondiale (et en particulier les pays riches) génère chaque année6.
Mais à ces formes « classiques » d’extractivisme et d’exploitation s’ajoutent désormais également des formes inédites d’extractivisme et d’exploitation proprement « numériques ». Il s’agit ici notamment du pillage des données extraites de ces pays gratuitement ou presque, et qui nourrissent le développement de services à haute valeur ajoutée qui leur seront ensuite revendus au prix fort, dans le cadre de ce que la CNUCED décrit comme une sorte « d’échange inégal 2.0 ». Il s’agit aussi des millions de « travailleurs du clic » issus du Sud global, et payés une misère pour entraîner les algorithmes ou pour nettoyer la toile des contenus offensants ou illégaux, à l’image de ces travailleurs kényans payés 2$/heure par OpenAI pour apprendre à son célèbre robot conversationnel Chat-GPT à ne pas tenir des propos racistes ou sexistes7
Du « laissez-faire » néolibéral à la « guerre froide numérique »
Naturellement, de nombreux gouvernements du Sud cherchent à modifier cet état de fait, mais les options pour y parvenir ne sont pas légion. Elles peuvent même se révéler contre-productives, en particulier pour les États qui pensent pouvoir faire cavaliers seuls sans remettre en cause les règles du jeu. C’est du moins l’avis d’Anita Gurumurthy, selon laquelle : « le désir de construire des infrastructures de données locales semble aller de pair avec des « partenariats en matière d’IA », un euphémisme pour faciliter l’accès aux données des citoyen·nes ou aux données publiques à des entreprises multinationales, avec peu ou pas de normes institutionnelles globales. (…) Les partenariats technologiques pour la prestation de services publics dans les pays en développement comportent donc d’énormes risques. S’ils peuvent apporter des gains d’efficacité, ils pourraient bien conduire à un exode des données — en transférant les données des citoyen·nes, souvent avec très peu de garanties de protection de la vie privée, vers les laboratoires d’IA des multinationales étrangères ».
Un risque d’autant plus grand que ces mêmes entreprises tentent depuis plusieurs années de faire adopter des règles commerciales internationales qui limiteraient encore plus les marges de manœuvre des pays du Sud en matière de souveraineté et d’industrialisation numériques8. Impulsées sous les présidences Obama à la demande des Big Tech américains et de leurs lobbys, ces règles incluent des dispositions comme la « libre-circulation des données à travers les frontières » ou encore la « protection des codes sources ». Des dispositions taillées sur mesure pour défendre les intérêts des GAFAM et qui ont été incluses dans un nombre croissant d’accord de libre-échange, à l’image du Partenariat Trans-Pacifique (TPP) ou encore du nouvel Accord États-Unis-Mexique-Canada (USMCA) qui a remplacé l’ALENA en 2020.
Heureusement, dans une surprenante volte-face, les États-Unis viennent d’annoncer qu’ils ne soutiendraient plus l’inclusion de ces dispositions litigieuses dans de nouveaux accords, à commencer par celui qui est en discussion à l’OMC depuis 20199. Mais si l’argument invoqué – ne pas brider les volontés de régulation interne des États, notamment sur des sujets comme l’IA – fait écho aux intérêts des pays du Sud, une autre raison, officieuse, est plus problématique. Il faut en effet voir aussi dans la décision américaine une volonté de se donner les moyens de poursuivre une stratégie de découplage technologique avec Pékin qui aurait été rendue plus difficile avec l’adoption d’un accord de libre-échange incluant la Chine10.
Une logique de guerre froide numérique promue par Washington qui impose de plus en plus aux pays tiers – notamment du Sud – de choisir leur camp, les rendant de facto encore plus dépendants d’une des deux superpuissances numériques mondiales. Pour éviter ce piège, un premier pas consisterait à défendre un « non-alignement numérique » et la promotion d’une architecture de gouvernance mondiale du numérique décidée dans le cadre des Nations Unies11. Mais ce n’est qu’un premier pas. À l’image d’Anita Gurumurthy, on pourra difficilement imaginer une « IA au service des peuples et de la planète » sans une rupture radicale avec le fonctionnement actuel du capitalisme numérique12…
- World Bank, « Harnessing Artificial Intelligence for Development », janvier 2020
- La Revue européenne des médias et du numérique définit le « solutionnisme » comme un « Courant de pensée originaire de la Silicon Valley qui souligne la capacité des nouvelles technologies à résoudre les grands problèmes du monde, comme la maladie, la pollution, la faim ou la criminalité ».
- Amba Kak, Sarah Myers West, Meredith Whittaker, « Make no mistake — AI is owned by Big Tech », MIT Technology Review, 5 décembre 2023.
- Cité dans : Dave Gershgorn, « The list of countries that will benefit from the AI revolution could be exceedingly short », Quartz, 26 mars 2018.
- Lire à ce propos : Sibo Chen, « ‘’Immatérielle’’, l’expansion mondiale des TIC ? », Alternatives Sud, vol. XXVII, n°1, 2020.
- Lire par exemple : Florence Lenoir, « De nos maisons aux décharges à ciel ouvert des pays du Sud Global, quel parcours pour nos déchets électriques et électroniques ? », Justice & Paix, 15 novembre 2021.
- Miguel Allo, « ChatGPT : des travailleurs kényans payés 2 $ de l’heure pour rendre le robot plus sûr, selon une enquête du Time », RTBF, 19 janvier 2023. Sur le « travail du clic » en général, lire notamment : Antonio Casilli, En attendant les robots – Enquête sur le travail du clic, Le Seuil, 2019.
- Sur ce point, lire : Cédric Leterme, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.
- Pour une analyse critique de cette décision : Cédric Leterme, « Volte-face des États-Unis sur le commerce électronique », Le Vent Se Lève, 19 décembre 2023.
- À ce propos, lire : Parminder Jeet Singh, « The U.S.’s signal of a huge digital shift », The Hindu, 10 novembre 2023.
- Parminder Jeet Singh, « Bras de fer États-Unis-Chine : nécessité d’un non-alignement numérique », Alternatives Sud, XXVII, n°1, 2020.
- Anita Gurumurthy, « How to make AI work for people and planet », Open Democracy, 10 mars 2020.
Cédric Leterme est chercheur au Gresea
Retrouvez de nombreuses interventions sur les enjeux sociaux, politiques et environnementaux des intelligences artificielles dans notre grand chantier en ligne « Sortir du vertige artificiel ».