L’IA ne sauvera pas le Sud

Illustration : Simon Boillat

Pré­sen­tée comme un outil au poten­tiel for­mi­dable pour le déve­lop­pe­ment des pays du Sud, l’intelligence arti­fi­cielle (IA) en renou­velle plu­tôt, à l’heure actuelle, les condi­tions his­to­riques d’exploitation et de domi­na­tion. Le tout sur fond de riva­li­té crois­sante entre les États-Unis et la Chine, qui force de plus en plus d’États à choi­sir leur camp. Dans ces condi­tions, dif­fi­cile d’imaginer une intel­li­gence arti­fi­cielle au ser­vice des peuples et de la pla­nète sans une rup­ture radi­cale avec l’ordre géo­po­li­tique et géoé­co­no­mique dominant. 

« Ima­gi­nez que vous soyez le ministre de l’a­gri­cul­ture d’un pays en déve­lop­pe­ment, char­gé d’i­den­ti­fier rapi­de­ment la cause des dégâts foliaires dans un cer­tain nombre d’ex­ploi­ta­tions agri­coles afin de détec­ter la pré­sence de para­sites sus­cep­tibles de mena­cer la sécu­ri­té ali­men­taire de votre pays. (…) L’in­tel­li­gence arti­fi­cielle (IA) est le moteur de solu­tions inno­vantes pour résoudre ce type de pro­blèmes, et plus vite les gou­ver­ne­ments sou­tien­dront et adop­te­ront l’IA dans le cadre d’une stra­té­gie numé­rique plus large, mieux ils seront posi­tion­nés pour répondre rapi­de­ment à leurs propres défis de déve­lop­pe­ment. ». Cet extrait est tiré d’un pro­jet de recherche de la Banque mon­diale inti­tu­lé « Mettre l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle au ser­vice du déve­lop­pe­ment ».1

Dans une veine typi­que­ment « solu­tion­niste »2, cette ins­ti­tu­tion – et beau­coup d’autres – s’efforce de mon­trer en quoi l’IA pour­rait être mise au ser­vice du déve­lop­pe­ment, à condi­tion que les gou­ver­ne­ments du Sud adoptent la « bonne approche » pour « maxi­mi­ser les oppor­tu­ni­tés et limi­ter les risques ». Ce fai­sant, non seule­ment ces orga­ni­sa­tions dépo­li­tisent des enjeux fon­da­men­ta­le­ment socio­po­li­tiques en les rame­nant à des dimen­sions étroi­te­ment tech­niques sus­cep­tibles de faire l’objet d’un trai­te­ment auto­ma­ti­sé. Mais sur­tout, elles passent sous silence les nom­breuses menaces struc­tu­relles que font peser les actuels déve­lop­pe­ments de l’IA sur les pays du Sud.

Une double concentration économique et géographique

Des menaces qui s’éclairent si on ne consi­dère pas uni­que­ment l’IA du point de vue de ses effets, mais d’abord et avant tout du point de vue de ses condi­tions de pro­duc­tion. Une posi­tion défen­due notam­ment par le phi­lo­sophe Nick Srniček dans un entre­tien récent : « Par-delà l’engouement média­tique, ce que je pro­pose est d’opérer un geste mar­xiste tout à fait clas­sique : plu­tôt que de se concen­trer sur les craintes et les consé­quences de l’usage de l’intelligence arti­fi­cielle, il faut s’intéresser à ses condi­tions de pro­duc­tion ». On rejoint alors le constat for­mu­lé par l’experte indienne du numé­rique Ani­ta Guru­mur­thy, selon laquelle : « L’é­co­no­mie basée sur l’IA que nous connais­sons n’est pas un acci­dent. Depuis l’In­ter­net rela­ti­ve­ment inno­cent des années 90 jus­qu’à Cam­bridge Ana­ly­ti­ca, en pas­sant par Snow­den et la mon­tée en puis­sance des GAFAM, nous avons assis­té au déve­lop­pe­ment d’une culture des don­nées pro­fon­dé­ment liée à la ten­dance du capi­ta­lisme à se dépla­cer, à s’é­tendre et à tout englou­tir ». Il ne suf­fit donc pas de cor­ri­ger des « biais » ou des « abus » pour que l’IA se mette subi­te­ment à ser­vir les inté­rêts des pays du Sud, puisque ces biais et ces abus sont pré­ci­sé­ment l’expression même des contraintes struc­tu­relles qui pèsent sur le déve­lop­pe­ment de l’IA, à com­men­cer par les contraintes de la concur­rence et de l’accumulation de pro­fits inhé­rentes au capitalisme.

Car c’est bien le capi­ta­lisme qui oriente et ali­mente aujourd’hui une course mon­diale à l’IA dont seule une poi­gnée d’entreprises géantes ori­gi­naires pour la plu­part des États-Unis et de Chine sortent gagnantes. Comme l’expliquait la CNUCED dans un rap­port paru en 2021 : « À l’échelle des pays, les États-Unis sont en tête du déve­lop­pe­ment de l’IA, mais la Chine rat­trape rapi­de­ment son retard. Ces deux pro­ta­go­nistes ont repré­sen­té à eux seuls près de 94 % de l’ensemble du finan­ce­ment des star­tups dans ce domaine entre 2016 et 2020. Pour leur part, l’Union euro­péenne est à la traîne dans le déve­lop­pe­ment de l’IA et les pays en déve­lop­pe­ment, notam­ment afri­cains et sud-amé­ri­cains, ne figurent pas non plus en bonne posi­tion ».

La rai­son est assez simple, plus vous vou­lez déve­lop­per des sys­tèmes d’IA com­plexes, plus vous avez besoin a) de puis­sance de cal­cul phé­no­mé­nale ; b) de quan­ti­tés astro­no­miques de don­nées ; et c) d’ingénieurs et de déve­lop­peurs de talents. Autant de res­sources concen­trées aujourd’hui entre les mains des GAFAM et de leurs équi­va­lents chi­nois3, les­quels en pro­fitent, en retour, pour accroître leur avance et creu­ser encore davan­tage l’écart avec le reste du monde.

Un extractivisme et une exploitation renouvelés

Dans une telle confi­gu­ra­tion, si l’on suit l’influent homme d’affaires et infor­ma­ti­cien chi­nois Kai Fu Lee : « Les pays qui sont en mau­vaise pos­ture sont ceux qui ont peut-être une popu­la­tion impor­tante, mais pas d’IA, pas de tech­no­lo­gies, pas de Google, pas de Tencent, pas de Bai­du, pas d’A­li­ba­ba, pas de Face­book, pas d’A­ma­zon. Leurs popu­la­tions seront essen­tiel­le­ment des points de don­nées pour les pays dont le logi­ciel est domi­nant dans leur pays. Si un pays d’A­frique uti­lise prin­ci­pa­le­ment Face­book et Google, il four­ni­ra ses don­nées pour aider Face­book et Google à gagner plus d’argent (…) »4.

Plus pré­ci­sé­ment, à l’heure actuelle, les pays du Sud (avec évi­dem­ment des varia­tions impor­tantes entre eux) ont ten­dance à occu­per les posi­tions les moins enviables dans les chaînes de valeur de l’IA. On les retrouve tout d’abord mas­si­ve­ment dans un rôle de four­nis­seur de matières pre­mières et de main‑d’œuvre pour la pro­duc­tion de l’infrastructure maté­rielle de l’IA. Que l’on songe à l’extraction des mine­rais tels que le lithium au Chi­li ou le cobalt en RDC, ain­si qu’aux immenses usines d’assemblage de l’entreprise Fox­conn, en Chine, qui tra­vaille comme sous-trai­tant pour la plu­part des grandes entre­prises d’informatique de la pla­nète5. À l’autre bout de la chaîne, ce sont éga­le­ment des pays afri­cains ou du Sud-Est asia­tique qui ont aujourd’hui le triste pri­vi­lège d’accueillir la majeure par­tie des quan­ti­tés colos­sales de déchets numé­riques que l’économie mon­diale (et en par­ti­cu­lier les pays riches) génère chaque année6.

Mais à ces formes « clas­siques » d’extractivisme et d’exploitation s’ajoutent désor­mais éga­le­ment des formes inédites d’extractivisme et d’exploitation pro­pre­ment « numé­riques ». Il s’agit ici notam­ment du pillage des don­nées extraites de ces pays gra­tui­te­ment ou presque, et qui nour­rissent le déve­lop­pe­ment de ser­vices à haute valeur ajou­tée qui leur seront ensuite reven­dus au prix fort, dans le cadre de ce que la CNUCED décrit comme une sorte « d’échange inégal 2.0 ». Il s’agit aus­si des mil­lions de « tra­vailleurs du clic » issus du Sud glo­bal, et payés une misère pour entraî­ner les algo­rithmes ou pour net­toyer la toile des conte­nus offen­sants ou illé­gaux, à l’image de ces tra­vailleurs kényans payés 2$/heure par Ope­nAI pour apprendre à son célèbre robot conver­sa­tion­nel Chat-GPT à ne pas tenir des pro­pos racistes ou sexistes7

Du « laissez-faire » néolibéral à la « guerre froide numérique »

Natu­rel­le­ment, de nom­breux gou­ver­ne­ments du Sud cherchent à modi­fier cet état de fait, mais les options pour y par­ve­nir ne sont pas légion. Elles peuvent même se révé­ler contre-pro­duc­tives, en par­ti­cu­lier pour les États qui pensent pou­voir faire cava­liers seuls sans remettre en cause les règles du jeu. C’est du moins l’avis d’Ani­ta Guru­mur­thy, selon laquelle : « le désir de construire des infra­struc­tures de don­nées locales semble aller de pair avec des « par­te­na­riats en matière d’IA », un euphé­misme pour faci­li­ter l’ac­cès aux don­nées des citoyen·nes ou aux don­nées publiques à des entre­prises mul­ti­na­tio­nales, avec peu ou pas de normes ins­ti­tu­tion­nelles glo­bales. (…) Les par­te­na­riats tech­no­lo­giques pour la pres­ta­tion de ser­vices publics dans les pays en déve­lop­pe­ment com­portent donc d’é­normes risques. S’ils peuvent appor­ter des gains d’ef­fi­ca­ci­té, ils pour­raient bien conduire à un exode des don­nées — en trans­fé­rant les don­nées des citoyen·nes, sou­vent avec très peu de garan­ties de pro­tec­tion de la vie pri­vée, vers les labo­ra­toires d’IA des mul­ti­na­tio­nales étran­gères ».

Un risque d’autant plus grand que ces mêmes entre­prises tentent depuis plu­sieurs années de faire adop­ter des règles com­mer­ciales inter­na­tio­nales qui limi­te­raient encore plus les marges de manœuvre des pays du Sud en matière de sou­ve­rai­ne­té et d’industrialisation numé­riques8. Impul­sées sous les pré­si­dences Oba­ma à la demande des Big Tech amé­ri­cains et de leurs lob­bys, ces règles incluent des dis­po­si­tions comme la « libre-cir­cu­la­tion des don­nées à tra­vers les fron­tières » ou encore la « pro­tec­tion des codes sources ». Des dis­po­si­tions taillées sur mesure pour défendre les inté­rêts des GAFAM et qui ont été incluses dans un nombre crois­sant d’accord de libre-échange, à l’image du Par­te­na­riat Trans-Paci­fique (TPP) ou encore du nou­vel Accord États-Unis-Mexique-Cana­da (USMCA) qui a rem­pla­cé l’ALENA en 2020.

Heu­reu­se­ment, dans une sur­pre­nante volte-face, les États-Unis viennent d’annoncer qu’ils ne sou­tien­draient plus l’inclusion de ces dis­po­si­tions liti­gieuses dans de nou­veaux accords, à com­men­cer par celui qui est en dis­cus­sion à l’OMC depuis 20199. Mais si l’argument invo­qué – ne pas bri­der les volon­tés de régu­la­tion interne des États, notam­ment sur des sujets comme l’IA – fait écho aux inté­rêts des pays du Sud, une autre rai­son, offi­cieuse, est plus pro­blé­ma­tique. Il faut en effet voir aus­si dans la déci­sion amé­ri­caine une volon­té de se don­ner les moyens de pour­suivre une stra­té­gie de décou­plage tech­no­lo­gique avec Pékin qui aurait été ren­due plus dif­fi­cile avec l’adoption d’un accord de libre-échange incluant la Chine10.

Une logique de guerre froide numé­rique pro­mue par Washing­ton qui impose de plus en plus aux pays tiers – notam­ment du Sud – de choi­sir leur camp, les ren­dant de fac­to encore plus dépen­dants d’une des deux super­puis­sances numé­riques mon­diales. Pour évi­ter ce piège, un pre­mier pas consis­te­rait à défendre un « non-ali­gne­ment numé­rique » et la pro­mo­tion d’une archi­tec­ture de gou­ver­nance mon­diale du numé­rique déci­dée dans le cadre des Nations Unies11. Mais ce n’est qu’un pre­mier pas. À l’image d’Anita Guru­mur­thy, on pour­ra dif­fi­ci­le­ment ima­gi­ner une « IA au ser­vice des peuples et de la pla­nète » sans une rup­ture radi­cale avec le fonc­tion­ne­ment actuel du capi­ta­lisme numé­rique12

  1. World Bank, « Har­nes­sing Arti­fi­cial Intel­li­gence for Deve­lop­ment », jan­vier 2020
  2. La Revue euro­péenne des médias et du numé­rique défi­nit le « solu­tion­nisme » comme un « Cou­rant de pen­sée ori­gi­naire de la Sili­con Val­ley qui sou­ligne la capa­ci­té des nou­velles tech­no­lo­gies à résoudre les grands pro­blèmes du monde, comme la mala­die, la pol­lu­tion, la faim ou la criminalité ».
  3. Amba Kak, Sarah Myers West, Mere­dith Whit­ta­ker, « Make no mis­take — AI is owned by Big Tech », MIT Tech­no­lo­gy Review, 5 décembre 2023.
  4. Cité dans : Dave Ger­sh­gorn, « The list of coun­tries that will bene­fit from the AI revo­lu­tion could be excee­din­gly short », Quartz, 26 mars 2018.
  5. Lire à ce pro­pos : Sibo Chen, « ‘’Imma­té­rielle’’, l’expansion mon­diale des TIC ? », Alter­na­tives Sud, vol. XXVII, n°1, 2020.
  6. Lire par exemple : Flo­rence Lenoir, « De nos mai­sons aux décharges à ciel ouvert des pays du Sud Glo­bal, quel par­cours pour nos déchets élec­triques et élec­tro­niques ? », Jus­tice & Paix, 15 novembre 2021.
  7. Miguel Allo, « ChatGPT : des tra­vailleurs kényans payés 2 $ de l’heure pour rendre le robot plus sûr, selon une enquête du Time », RTBF, 19 jan­vier 2023. Sur le « tra­vail du clic » en géné­ral, lire notam­ment : Anto­nio Casilli, En atten­dant les robots – Enquête sur le tra­vail du clic, Le Seuil, 2019.
  8. Sur ce point, lire : Cédric Leterme, « Bataille autour des don­nées numé­riques », Le Monde diplo­ma­tique, novembre 2019.
  9. Pour une ana­lyse cri­tique de cette déci­sion : Cédric Leterme, « Volte-face des États-Unis sur le com­merce élec­tro­nique », Le Vent Se Lève, 19 décembre 2023.
  10. À ce pro­pos, lire : Par­min­der Jeet Singh, « The U.S.’s signal of a huge digi­tal shift », The Hin­du, 10 novembre 2023.
  11. Par­min­der Jeet Singh, « Bras de fer États-Unis-Chine : néces­si­té d’un non-ali­gne­ment numé­rique », Alter­na­tives Sud, XXVII, n°1, 2020.
  12. Ani­ta Guru­mur­thy, « How to make AI work for people and pla­net », Open Demo­cra­cy, 10 mars 2020.

Cédric Leterme est chercheur au Gresea

Retrouvez de nombreuses interventions sur les enjeux sociaux, politiques et environnementaux des intelligences artificielles dans notre grand chantier en ligne « Sortir du vertige artificiel ».

 

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