Entretien avec Robrecht Vanderbeeken

L’identité flamande, « sifflet à chien » de l’extrême droite et des élites

Illustration : Vanya Michel, d'après le style de Mario Debaene pour la couverture de « Debatfiches van de vlaamse elite »

À l’approche des élec­tions de 2024, on pressent par­fai­te­ment la volon­té des natio­na­listes fla­mands de divi­ser le pays. « Debat­fiches van de vlaamse elite » (qu’on pour­rait tra­duire par « Les élé­ments de lan­gage de l’élite fla­mande ») est donc un livre qui tombe à point nom­mé pour ten­ter d’analyser le jeu rhé­to­rique et mani­pu­la­teur des poli­ti­ciens de droite et d’extrême droite. Ain­si que de leurs repré­sen­tants dans les médias. Cette étude du lan­gage et des cou­lisses de la poli­tique fla­mande fait réa­li­ser toutes les menaces qui pèsent sur la démo­cra­tie belge et fla­mande. Le livre est mal­heu­reu­se­ment seule­ment édi­té en néer­lan­dais. Pour reve­nir sur les prin­ci­paux enjeux défen­dus dans leur publi­ca­tion, nous vous pro­po­sons donc ici un entre­tien tra­duit en fran­çais avec le philo­sophe et syn­di­ca­liste Robrecht Vander­bee­ken, qui a codiri­gé cette étude col­lec­tive avec le mili­tant asso­cia­tif et phi­lo­sophe, Karim Zahidi.

Comment et pourquoi l’extrême droite et les nationalistes flamands utilisent-ils un nouveau vocabulaire qui ressemble très fort à de la propagande toxique ?

La lutte lin­guis­tique fla­mande était autre­fois une bataille du néer­lan­dais contre le fran­çais de la bour­geoi­sie ; la bour­geoi­sie fla­mande par­lait éga­le­ment le fran­çais. Aujourd’­hui, la bataille lin­guis­tique a chan­gé de nature : il s’a­git d’une bataille idéo­lo­gique sur les mots que nous uti­li­sons. Après tout, la ter­mi­no­lo­gie que nous uti­li­sons pour com­prendre la réa­li­té sociale inclut inévi­ta­ble­ment une cer­taine concep­tion de ce à quoi cette réa­li­té devrait res­sem­bler. Ceux qui par­viennent alors à faire pré­va­loir leur lan­gage comme la manière « neutre » de par­ler de la réa­li­té sont en passe de réa­li­ser leur propre pro­gramme idéo­lo­gique. Parce qu’a­lors tout le monde ne regar­de­ra qu’à tra­vers ces lunettes-là. Mais la langue n’est pas neutre, elle est une lutte. Celle-ci reflète une lutte des classes.

Comment la sémantique de droite manipule le langage parlé ? Quels effets produit-elle ?

Le dis­cours natio­na­liste fla­mand veut construire une iden­ti­té, un « nous ». Pour ce faire, comme nous le mon­trons dans le livre, ils recourent à de nom­breux mythes. Ensuite, une vision du monde est esquis­sée à tra­vers un dis­cours éco­no­mique néo­li­bé­ral. Ceux qui suivent cette vision du monde sont coin­cés dans une pen­sée unique por­tée sur la com­pé­ti­ti­vi­té et de recherche du pro­fit. Les causes de la pré­ca­ri­té et des inéga­li­tés dis­pa­raissent ain­si du pay­sage. Tout ce qui ne va pas devient dans ce récit la faute des « per­dants » et des boucs émis­saires sont dési­gnés. Le fait que l’« excel­lence » de la Flandre ne se concré­tise pas est ain­si impu­té à quel­qu’un d’autre : « eux ». Il s’a­git alors de l’en­ne­mi étran­ger — le migrant, le musul­man — ou de l’en­ne­mi inté­rieur. Ce der­nier va des socia­listes à tout ce qui est lié à Mai 68. Vous êtes donc dans un cadre pola­ri­sé, pous­sant à divi­ser pour mieux régner sur la popu­la­tion. Et cela convient très bien aux élites.

Il faut noter que cette construc­tion iden­ti­taire natio­na­liste évo­lue de plus en plus vers la droite : « nous » n’est plus seule­ment le peuple qui parle la même langue, par­tage une iden­ti­té cultu­relle et vit ensemble dans une cer­taine région. De plus en plus, les modèles de com­por­te­ment socio-éco­no­mique tels que « épar­gner, tra­vailler dur et faire des affaires » com­mencent éga­le­ment à jouer un rôle pour pou­voir y être inclus. Si vous ne rem­plis­sez pas ces condi­tions, vous ne faites appa­rem­ment plus par­tie de la com­mu­nau­té poli­tique du « peuple fla­mand », même si vous vivez en Flandre depuis des années. En outre, vous devez éga­le­ment être « fier » de votre propre his­toire, être conser­va­teur sur le plan éthique, ne pas nour­rir de « haine de soi » et sur­tout ne pas cri­ti­quer notre pas­sé colonial…

L’i­den­ti­té est ain­si détour­née sur le plan poli­­ti­­co-idéo­­lo­­gique. Il s’a­git en fait d’un com­por­te­ment dont les contours sont très flous et mou­vants : cer­tains hommes poli­tiques veulent déter­mi­ner pour nous ce que doit être notre iden­ti­té culturelle.

Comment contrer la normalisation de ces discours dans le débat public ?

Tout d’a­bord en mon­trant qu’il s’a­git d’une stra­té­gie poli­tique. Nous devons faire atten­tion aux mots et aux cadres que nous uti­li­sons. Qui parle ? Et qui reste à l’é­cart ? Et sur­tout, dans l’in­té­rêt de qui par­­lons-nous ici ? Par exemple, lorsque les gens opposent le chô­meur, les inac­tifs (de inac­tie­ven) au « Fla­mand tra­vailleur » (de hard­wer­kende Vla­ming), ils ne vont plus par­ler de l’op­po­si­tion entre ceux qui tra­vaillent, paient des impôts et contri­buent ain­si à la redis­tri­bu­tion sociale d’un côté, et ceux qui cachent des mil­lions dans des para­dis fis­caux de l’autre. Ceux qui parlent du social pro­fi­ta­riaat (la fraude sociale) ne vont donc pas par­ler du fis­caal pro­fi­ta­riaat c’est-à-dire des frau­deurs fis­caux qui uti­lisent nos ser­vices publics sans vou­loir payer pour eux et s’en­ri­chissent ain­si. En éclai­rant la séman­tique uti­li­sée, ce que font les textes de notre livre, on enlève ces écrans de fumée.

Quelles sont les tactiques et pratiques utilisées par les partis conservateurs de droite et d’extrême droite pour vider à petit feu la gauche flamande de sa substance sociale et économique ?

L’un des prin­ci­paux champs de bataille à cet égard, c’est la bataille cultu­relle. Elle sert prin­ci­pa­le­ment à détour­ner l’at­ten­tion des contra­dic­tions socio-éco­­no­­miques vers les contra­dic­tions cultu­relles et iden­ti­taires. Dans ce cadre, notre socié­té ne serait plus le théâtre d’un conflit d’in­té­rêts entre dif­fé­rentes classes, mais celui d’un « conflit de civi­li­sa­tions ». Grâce à la dési­gna­tion du « mar­xisme cultu­rel » ou du « wokisme »1comme enne­mis à abattre, on obtient un débat pola­ri­sé qui détourne l’at­ten­tion de la cri­tique des élites finan­cières vers la cri­tique de ce qui est jugé comme étant « l’é­lite cultu­relle » : les mos­limk­nuf­fe­laars2, les « juges acti­vistes », les « bobos de gauche avec leurs vélos car­go », les yogas­nui­ver 3 etc. Les médias fla­mands adorent rebon­dir sur ces polé­miques qui font beau­coup d’audimat.

C’est aus­si une manière de semer la ziza­nie à gauche. Un cer­tain nombre de voix pro­gres­sistes, prin­ci­pa­le­ment des hommes blancs d’un cer­tain âge, se joignent main­te­nant avec émo­tion et vigueur, comme des idiots utiles, à la croi­sade anti­wo­kiste impo­sée par ce cadre de droite. « Wokisme » est un terme fourre-tout très pra­tique dans lequel vous pou­vez cana­li­ser beau­coup de frus­tra­tions, et ain­si diri­ger le mécon­ten­te­ment social. Mais par essence, le com­battre est un mode de contre-acti­­visme qui consiste à s’attaquer à des évo­lu­tions pro­gres­sistes dont on juge qu’elles seraient allées « trop loin » comme l’an­ti­ra­cisme, le fémi­nisme, la diver­si­té inclu­sive ou encore la lutte pour le cli­mat. Pen­dant ce temps, les inéga­li­tés éco­no­miques se creusent à un rythme effa­rant. Dans son der­nier livre l’é­co­no­miste Tho­mas Piket­ty, rele­vait qu’en 2020, la moi­tié de la popu­la­tion en Europe ne pos­sé­dait presque rien (5 % de la richesse) tan­dis que les 10 % les plus riches en pos­sé­daient 55 %. Est-il tout sim­ple­ment pos­sible de construire une socié­té démo­cra­tique avec une telle répar­ti­tion des richesses !

Et par rapport à cela, quel pourrait être l’antidote ? Quelle attitude adopter par rapport à cet usage des affects et des émotions ?

Il est utile de savoir que la droite recherche cer­taines ten­sions avec ce choc des cultures, non pas tant pour domi­ner idéo­lo­gi­que­ment mais plu­tôt pour ato­mi­ser les indi­vi­dus et créer le chaos. C’est une usine à rêves qui veut nous endor­mir en fai­sant sim­ple­ment beau­coup de bruit par des coups de gueule via les médias sociaux. L’idée est de domi­ner le débat public et de le trans­former ain­si. Il suf­fit de pen­ser à toutes les fake news et pro­vo­ca­tions média­tiques de quelqu’un comme Donald Trump. Par consé­quent, cela ne nous aide pas à ras­sem­bler les gens de manière soli­daire pour dis­cu­ter des pro­blèmes sociaux de manière rai­son­nable afin de trou­ver des solu­tions nuan­cées. C’est pour­quoi beau­coup de per­sonnes se lassent de ce tumulte et se replient sur elles-mêmes. Ain­si, le sen­ti­ment anti­po­li­tique l’emporte et nous nous enli­sons dans une démo­cra­tie « formatée ».

L’antidote à cela pour­rait être le sui­vant : essayer de lais­ser cette agi­ta­tion de côté, ne pas se lais­ser inter­pel­ler par la culture du clash et essayer de rame­ner l’attention sur des pro­jets construc­tifs. Ne pas faire évo­luer son dis­cours vers la droite, comme le font tant de poli­ti­ciens juste pour res­ter au pou­voir. Essayer éga­le­ment de trans­mettre la vision his­to­rique selon laquelle la lutte sociale des der­nières décen­nies a per­mis de construire un grand nombre de droits et de conquêtes démo­cra­tiques. Pré­ci­sé­ment ceux qui sont sou­mis à une forte pres­sion aujourd’hui.

Car avec le racisme et le natio­na­lisme comme fac­teurs de divi­sion, les natio­na­listes fla­mands veulent mon­ter en puis­sance pour divi­ser la Bel­gique. Comme si divi­ser encore plus notre petit pays allait résoudre les pro­blèmes. Le sépa­ra­tisme sert prin­ci­pa­le­ment à déman­te­ler tout ce qui a été construit au fil des ans en termes de légis­la­tion sociale et de conquêtes en faveur des employeurs. Nos élites, tant fla­mandes que belges, ne le savent que trop bien. Avons-nous déjà oublié que le VOKA, la Fédé­ra­tion patro­nale fla­mande, a appe­lé dans les médias, lors de la for­ma­tion du pré­cé­dent gou­ver­ne­ment, à envi­sa­ger un gou­ver­ne­ment du Vlaams Belang et de la N‑VA, et donc à rompre le cor­don sani­taire ? Et, à l’é­poque, nous n’a­vons pas enten­du la FEB, la Fédé­ra­tion des Employeurs Belges, pro­tes­ter. Je pense qu’il est impor­tant de faire com­prendre aux gens que le racisme et le natio­na­lisme leur coû­te­ront très cher aus­si au niveau social.

Le fait que l’identité flamande soit un concept vague ne le rend-il pas particulièrement propice aux querelles idéologiques ?

En effet. Lors d’une confé­rence à l’U­ni­ver­si­té de Gand, Jan Jam­bon a sou­li­gné que les habi­tants de la Flandre n’étaient pas favo­rables à une scis­sion. Les femmes et hommes poli­tiques qui aiment par­ler au nom de la « majo­ri­té silen­cieuse » semblent se méfier de cette ten­dance de fond à tel point qu’ils évitent soi­gneu­se­ment de reven­di­quer un réfé­ren­dum sur la divi­sion de notre pays. Après tout, qui sait si « la voix du peuple » n’a pas d’autres pré­oc­cu­pa­tions ? La N‑VA veut donc uti­li­ser les médias, l’é­du­ca­tion et la culture pour se concen­trer sur la pro­pa­gande iden­ti­taire. Dans cette optique, la chaine publique fla­mande VRT doit deve­nir un phare fla­mand, la culture doit por­ter sur les maitres fla­mands, et pour l’en­sei­gne­ment, c’est le « canon fla­mand » (Vlaamse canon) qui rentre en jeu, c’est-à-dire une sorte d’his­toire offi­cielle de la Flandre, qui vise à créer une liste de réfé­rences cultu­relles et his­to­riques pour déter­mi­ner ce qui repré­sen­te­rait la Flandre d’aujourd’hui.

Avec ce « canon fla­mand », il s’a­git en quelque sorte de fal­si­fier l’his­toire. Le gou­ver­ne­ment fla­mand actuel s’ins­pire du canon cultu­rel mis en place aux Pays-Bas. Outre les réserves que l’on peut émettre sur la cano­ni­sa­tion de l’his­toire, le mon­tage effec­tué est par­ti­cu­liè­re­ment trom­peur. Jam­bon et com­pa­gnie font constam­ment la com­pa­rai­son biai­sée avec le canon néer­lan­dais pour se légi­ti­mer. « Avec le « canon fla­mand », la N‑VA veut uti­li­ser l’histoire à des fins poli­tiques » ont d’ailleurs dénon­cé dans un pam­phlet trois uni­ver­si­taires4 sou­te­nus et appuyés par des his­to­riens de pre­mier plan issus de toutes les uni­ver­si­tés fla­mandes. Ils y dénoncent le pro­jet du gou­ver­ne­ment Jam­bon en cours d’é­la­bo­ra­tion et qui sera pro­po­sé au prin­temps 2023. Parce que cette liste de « noms et d’évènements les plus impor­tants de la culture fla­mande » est impo­sée d’en haut, on obtient « une ins­tru­men­ta­li­sa­tion poli­tique de l’his­toire », pour­suivent les trois his­to­riens. Ils consi­dèrent cette liste comme un retour en arrière, un appau­vris­se­ment de la conscience historique.

Outre le fait que la demande d’un canon aux Pays-Bas est venue du domaine de l’en­sei­gne­ment lui-même, et non d’en haut, contrai­re­ment à la Flandre, les Pays-Bas sont une nation depuis 1815 alors que le natio­na­lisme fla­mand n’est appa­ru qu’en réac­tion à la for­ma­tion de l’É­tat belge. Renom­mer les artistes des Pays-Bas méri­dio­naux « maitres fla­mands » témoigne clai­re­ment d’un pro­jet poli­tique si l’on se sou­vient un ins­tant que Rubens est né en Alle­magne, Brue­gel à Bre­da et les frères Van Eyck dans la prin­ci­pau­té de Liège… Et com­ment les artistes fran­co­phones de notre région tels que Hor­ta, Ensor, Verhae­ren, le prix Nobel Mae­ter­linck ou Broo­thaers vont-ils s’ins­crire dans ce tableau ? Ou le mul­ti­lin­guisme du riche sec­teur cultu­rel de Bruxelles ? Ou pre­nez la célèbre Bataille des épe­rons d’or. Les Bra­ban­çons s’y sont bat­tus aux côtés des Fran­çais, les Lim­bour­geois n’a­vaient rien à voir avec cet épi­sode. Mais main­te­nant, en tant que « Fla­mands », ils devraient célé­brer cela ?

Vous décrivez dans votre livre une technique de communication appelée méthode du « Sifflet à chien ». Elle vise, à la manière d’un sifflet à ultrason audible seulement des canidés, par la diffusion de messages politiques codés, à obtenir le soutien d’un groupe particulier sans provoquer d’opposition. Mesure-t-on l’ampleur des effets à long terme du « sifflet à chien » et peut-on décrire comment il a servi la politique néolibérale ?

L’astuce rhé­to­rique du « sif­flet à chien a connu un essor par­ti­cu­lier aux États-Unis dans les années 1970. Dans ce pays, après une décen­nie de com­bats actifs pour les droits civils durant les années 1960, le racisme fron­tal était deve­nu poli­ti­que­ment inac­cep­table. Rap­pe­lons aus­si que depuis la fin de la Seconde Guerre mon­diale, les élites de ce pays avaient dû faire beau­coup de conces­sions au niveau des poli­tiques sociales. Pour réta­blir l’é­qui­libre des forces en leur faveur, les Répu­bli­cains ont com­men­cé à dis­til­ler dis­crè­te­ment au sein des popu­la­tions blanches l’idée que les Noirs béné­fi­ciaient de toutes sortes d’a­van­tages indus. Il s’agissait tout sim­ple­ment de divi­ser les tra­vailleurs pour mieux régner. Par exemple, Ronald Rea­gan s’est mis à par­ler dans ses dis­cours de cam­pagne de la « Reine des allocs » (wel­fare queen) se pava­nant en Cadillac. Il visait subrep­ti­ce­ment les femmes afro-amé­ri­caines vivant de l’aide sociale et qu’il dési­gnait à la vin­dicte blanche comme des « assis­tées » vivant confor­ta­ble­ment. Pour­tant, aux États-Unis, comme dans notre pays d’ailleurs, on constate que ce sont sur­tout les mino­ri­tés et les migrants qui font les tra­vaux pénibles et mal payés, hier comme aujourd’hui. Avec l’arrivée de Trump au pou­voir en 2017, il a sem­blé poli­ti­que­ment venu le temps d’a­ban­don­ner ce racisme sous-ter­rain au pro­fit d’un racisme beau­coup plus ouvert.

Au cours du prin­temps 2021, alors que la ten­ta­tive de prise du Capi­tole venait de se ter­mi­ner et que la Flandre était sous le charme du ter­ro­riste natio­na­liste fla­mand Jür­gen Conings, le pré­sident du Vlaams Belang a lui aus­si pen­sé que ce moment était venu. Dans le jour­nal éco­no­mique De Tijd, Tom Van Grie­ken a ain­si affir­mé que l’Eu­rope devait res­ter majo­ri­tai­re­ment « blanche et chré­tienne ». Au même moment, son col­lègue de par­ti Filip De Win­ter a annon­cé vou­loir don­ner des confé­rences dans les uni­ver­si­tés fla­mandes sur le « grand rem­pla­ce­ment »5. Cela montre à nou­veau clai­re­ment ce que ce par­ti enten­dait par « notre » peuple et « notre » Flandre. Ce qui est pénible avec le natio­na­lisme fla­mand, c’est donc qu’il uti­lise l’i­den­ti­té fla­mande, le dra­peau fla­mand, comme un grand « sif­flet à chien ». En fin de compte, le mes­sage adres­sé à la base de ses sup­por­ters est le sui­vant : « nous » contre « eux ».

Pouvez-nous justement en dire plus sur le rôle du concept de « grand remplacement » dans cette stratégie sémantique ?

Le terme fla­mand pour « grand rem­pla­ce­ment » (omvol­king) est un ger­ma­nisme, il pro­vient de l’allemand umvolküng. Dans l’Allemagne nazie, ce terme dési­gnait la poli­tique visant à ins­tal­ler des Alle­mands dans des ter­ri­toires récem­ment conquis et jugé ger­ma­niques. Il s’a­git d’une construc­tion intel­lec­tuelle qui trans­forme un racisme pri­maire en une vision raciste du monde. Cette construc­tion cherche à repré­sen­ter la socié­té diver­si­fiée que nous connais­sons, la réa­li­té dans laquelle nous vivons, comme étant un peuple ima­gi­naire qui risque d’être rem­pla­cé par un autre peuple. Ce fai­sant, la droite veut jouer sur la peur : « on se débar­rasse de nous », « notre culture s’ef­fondre » ! Mais une popu­la­tion n’a jamais été une chose constante. Ain­si, 100.000 Belges s’ex­pa­trient chaque année. La migra­tion inter­na­tio­nale contri­bue à un chan­ge­ment constant. Chaque géné­ra­tion vit dif­fé­rem­ment, selon des habi­tudes cultu­relles dif­fé­rentes. Sur­tout dans un monde en muta­tion rapide et mon­dia­li­sé. Et cela vaut aus­si bien pour les nou­veaux arri­vants que pour ceux qui étaient déjà là.

Les poli­ti­ciens de droite exploitent le malaise social dû à toutes sortes de chan­ge­ments propres à notre époque en nous fai­sant croire que nous pour­rions nous accro­cher à ce pas­sé idéa­li­sé, à ce « c’était mieux avant ». Notre ter­roir devient ain­si une sorte de para­dis per­du. Mais par essence, la théo­rie du grand rem­pla­ce­ment est une théo­rie du bouc émis­saire : il y a un siècle, il s’a­gis­sait des Juifs, aujourd’­hui, ce sont les Musul­mans. Vous n’en­ten­drez jamais le bourg­mestre Bart De Wever se plaindre de la migra­tion en pro­ve­nance des Pays-Bas vers Anvers par exemple.

Est-ce que cette politique de division et de conquête vise, en répandant le malaise social, à affaiblir des contrepouvoirs comme le mouvement syndical et à renforcer le patronat flamand ?

En effet, et cela nous amène à un point cru­cial : qui a un inté­rêt dans cette bataille lin­guis­tique ? Si l’ex­trême-droite pro­gresse en Flandre, ce n’est pas parce que le carac­tère natio­nal des Fla­mands serait ain­si par nature, comme on le pré­tend par­fois. Le dis­cours de droite est constam­ment pous­sé par les médias et le monde poli­tique. Si les élites consi­dé­raient cela comme dan­ge­reux, on peut sup­po­ser qu’elles ne lais­se­raient pas autant de place à ce tour­billon de droite dans le pay­sage poli­tique. Cette danse entre la droite et l’ex­trême-droite a le champ libre car elle leur convient évi­dem­ment parfaitement.

Du côté fran­co­phone, si l’ex­trême droite en tant que par­ti orga­ni­sé n’a jamais décol­lé, c’est aus­si parce que les élites finan­cières n’en ont pas besoin. L’ex­tré­misme de la Flandre qui pousse à la parti­tion est plus que suf­fi­sant. Les syn­di­cats et les mutua­li­tés ont construit leur pou­voir au niveau fédé­ral. Et la légis­la­tion du tra­vail est fédé­rale. Une scis­sion équi­vau­drait à une démo­li­tion. Le com­mun des mor­tels en souf­fri­ra de toute façon, qu’il parle le néer­lan­dais ou le fran­çais. Ce qui est per­vers, c’est que les natio­na­listes fla­mands ne s’en cachent pas non plus : ils sont pour les écoles éli­tistes sur le modèle amé­ri­cain. Ils sont pour la pri­va­ti­sa­tion des trans­ports publics (c’est-à-dire leur déman­tè­le­ment et leur vente). Ils sont pour un sys­tème de soins non plus uni­ver­sel et public mais pris en charge par des assu­rances pri­vées. Dans ce sché­ma, les syn­di­cats ne sont auto­ri­sés à opé­rer qu’au niveau orga­ni­sa­tion­nel, prin­ci­pa­le­ment pour orga­ni­ser la conci­lia­tion des classes, les négo­cia­tions entre employés et employeurs. Et la Flandre y est réduite à une grande socié­té ano­nyme en concur­rence avec les pays voisins.

Ce n’est donc pas tant une question d’attachement sentimental à la Flandre ou au « peuple flamand » qui anime les partis nationalistes flamands, mais plutôt l’idée selon laquelle le programme conservateur de droite sert au mieux les intérêts de l’élite. Comment le patronat flamand voit-il les choses pour sa part ?

L’é­lite fla­mande est orien­tée vers l’in­ter­na­tio­nal, main dans la main, d’ailleurs, avec les élites belges fran­co­phones. La Flandre est deve­nue depuis long­temps une région pros­père : l’é­poque de la Flandre pauvre est bien révo­lue. Après la Seconde Guerre mon­diale, grâce au « péril rouge », ils ont pu mettre en place un État social. Mais avec la mon­dia­li­sa­tion, les employeurs ont eu l’oc­ca­sion de faire pres­sion en faveur de l’instauration de poli­tiques néo­li­bé­rales. L’Eu­rope a conduit les gou­ver­ne­ments à orien­ta­tion sociale à chan­ger de cap et les dif­fé­rents États membres ont été encou­ra­gés à se faire concur­rence en matière d’exo­né­ra­tions fis­cales. La mon­tée du natio­na­lisme, ou plu­tôt, son retour, consti­tue en fait la phase sui­vante et vise à moti­ver la popu­la­tion à tra­vailler dur afin de res­ter com­pé­ti­tive dans ce cadre ultraconcur­ren­tiel. À l’instar du nou­veau Fla­mand qui doit être tra­vailleur et ne pas se plaindre. C’est cha­cun pour soi et sa famille. Voi­là le modèle à suivre : tri­mer. Il faut tri­mer, comme les pay­sans jadis qui labou­raient les champs le dos cour­bé… Et tant pis si l’idée que l’au­to­no­mie fla­mande appor­te­ra le salut consti­tue un leurre. Puisque c’est l’Eu­rope qui conti­nuera de toute manière à défi­nir les poli­tiques natio­nales en fonc­tion des mar­chés financiers.

Bien enten­du, je suis favo­rable à un modèle démo­cra­tique, où le siège du pou­voir reste fon­da­men­ta­le­ment vide. Mal­heu­reu­se­ment, notre démo­cra­tie est impar­faite et sur ce siège vide trône le capi­tal. Le chan­ge­ment n’est pos­sible que de bas en haut et seule­ment s’il se réa­lise dans la soli­da­ri­té entre les genres, les sexes, les orien­ta­tions, les cou­leurs et les milieux socio­cul­tu­rels. Cette idée est vieille de plu­sieurs siècles, mais nous devons conti­nuer à l’affirmer.

  1. Woke ou wokisme (de l’an­glais être éveillé) est un terme péjo­ra­tif pour déni­grer toutes sortes d’i­dées et mou­ve­ments pro­gres­sistes récents qui visent à pro­mou­voir la jus­tice sociale et l’égalité NDLR
  2. En néer­lan­dais, lit­té­ra­le­ment « cali­neurs de musul­mans », signi­fiant donc quelque chose comme « isla­mo­philes ». Un terme proche dans son uti­li­sa­tion dans le débat public fla­mand du qua­li­fi­ca­tif péjo­ra­tif fran­co­phone d’« isla­mo-gau­chiste » NDLR
  3. Terme qui signi­fie lit­té­ra­le­ment les « yogis snif­feurs » en néer­lan­dais. Il a été lan­cé par Bart de Wever et désigne selon lui des gens conscien­ti­sés et avec un mode de vie sain, ceux qui « font la leçon » le jour, mais qui prennent de la cocaïne la nuit et sou­tiennent donc les réseaux cri­mi­nels ce fai­sant. NDLR
  4. Il s’a­git de Jo Tol­le­beek (KU Leu­ven), Marc Boone (Uni­ver­si­té de Gand) et Karel Van Nieu­wen­huyse (KU Leuven)
  5. Filip Dewin­ter a d’ailleurs a tenu une confé­rence sur ce sujet à l’Université de Gand le 2 décembre 2021. En réac­tion à sa venue, un grand évé­ne­ment anti­fas­ciste avait été orga­ni­sé le même jour dans la ville. NDLR

Debatfiches van de vlaamse elite (En néerlandais)
Sous la direction de Robrecht Vanderbeeken et Karim Zahidi
EPO, 2022

 

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