Entretien avec Malcom Ferdinand

Décoloniser l’écologie

Leonard Parkinson, Maroon Leader, Jamaica, 1796 / Wikimedia Commons

Mal­com Fer­di­nand est ingé­nieur en envi­ron­ne­ment, doc­teur en phi­lo­so­phie et cher­cheur au CNRS. Il est l’auteur de « Une éco­lo­gie déco­lo­niale », un ouvrage qui pro­pose de repen­ser les enjeux envi­ron­ne­men­taux contem­po­rains à la lueur du pas­sé colo­nial et escla­va­giste de l’Occident. Ega­le­ment mili­tant, sa réflexion tente de dépas­ser une double-frac­ture qu’il a consta­té : que ce soit dans les arènes mili­tantes ou les cénacles aca­dé­miques, les enjeux envi­ron­ne­men­taux et post­co­lo­niaux sont pen­sés dans des uni­vers sépa­rés. Com­ment éta­blir plus avant une éco­lo­gie déco­lo­niale, qui réuni­rait la lutte contre les des­truc­tions envi­ron­ne­men­tales et les ques­tions coloniales ?

Qu’est-ce que la « double fracture » que vous évoquez dans « Une écologie décoloniale » ?

D’un côté, on a une frac­ture envi­ron­ne­men­tale qui sépare humains et non-humains, nature et culture, que les mili­tants et pen­seurs envi­ron­ne­men­ta­listes traitent géné­ra­le­ment en igno­rant la dimen­sion colo­niale, l’esclavage et la colo­ni­sa­tion. De l’autre une frac­ture colo­niale qui dis­tingue les colons (hommes et femmes) des colo­ni­sé-es (hommes et femmes), l’esclave du maitre et que les mili­tants et pen­seurs déco­lo­niaux traitent en lais­sant en arrière-plan des enjeux pro­pre­ment éco­lo­giques. Ce que j’appelle la double frac­ture, c’est donc la sépa­ra­tion entre ces frac­tures colo­niales et envi­ron­ne­men­tales. C’est le fait qu’il y a un cer­tain nombre de per­sonnes dans les milieux mili­tants et aca­dé­miques qui vont se confron­ter res­pec­ti­ve­ment à cha­cune de ces deux frac­tures, sans véri­ta­ble­ment se ren­con­trer ni se prendre en compte mutuel­le­ment. Ce qui devient à terme contre-productif.

C’est comme si la moder­ni­té avait créé un feu, que cer­tains ten­taient de conte­nir, et donc font de l’environnementalisme, mais sans se sou­cier de l’organisation sociale et du sys­tème poli­tique, en l’occurrence colo­nial, qui a créé ce feu. Et d’un autre côté, que d’autres vou­laient se confron­ter au sys­tème poli­tique et social sans néces­sai­re­ment voir les condi­tions envi­ron­ne­men­tales qui rendent pos­sible l’exploitation. Les va-et-vient que je fais tout au long de mon texte prennent la forme d’une écri­ture que j’appelle sutu­rale, qui vise à pan­ser cette double fracture.

Si cette double frac­ture, se mani­feste par exemple par le constat que le mou­ve­ment « éco­lo » est majo­ri­tai­re­ment blanc, s’arrêter là n’est pas suf­fi­sant. Mon pro­pos consiste aus­si à mettre en avant l’importance qu’il y a, pour des per­sonnes qui se sont confron­tées his­to­ri­que­ment à la ques­tion colo­niale, à prendre en compte les ques­tions d’ordre envi­ron­ne­men­tal. Non seule­ment du fait que beau­coup de peuples du Sud et de per­sonnes raci­sées vont subir de manière exa­cer­bée les enjeux et les effets de la crise éco­lo­gique, notam­ment du réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Et par ailleurs, parce qu’il est impen­sable d’avoir cette réflexion sur l’environnement ou sur le cli­mat en éva­cuant tout ce pan de l’histoire.

L’un des buts pre­miers du livre est de dépas­ser cette double frac­ture et mon­trer que ce dépas­se­ment peut pro­duire une éco­lo­gie beau­coup plus forte et plus popu­laire, en termes de classe, race, et de cultures. C’est une convic­tion qu’un autre monde est pos­sible. Mais avec l’attention que la pos­si­bi­li­té de cet autre monde exige néces­sai­re­ment la ren­contre de toute la diver­si­té de la terre. Cet autre monde pos­sible ne peut en effet pas être réser­vé à un ensemble de per­sonnes qui l’inventent pour elles-mêmes, car s’il est inven­té sans celles et ceux qui peuplent le monde, on repro­dui­ra cette même exclu­sion. Mon livre est donc un appel pour faire monde face aux ravages éco­lo­giques qu’on tra­verse aujourd’hui.

À la fin de votre livre, vous proposez trois pistes pour dépasser cette double fracture : les luttes des peuples indigènes, les demandes de réparation suite à l’esclavage et la traite négrière transatlantique, et enfin les demandes de restitution. Ces trois enjeux sont liés à la façon dont l’occident a déshumanisé une partie de l’humanité. Quels sont les effets, aujourd’hui encore, de ce lourd héritage, lorsqu’on en est soi-même descendant·e ?

Il y a cette tâche incom­men­su­rable1 pour se recon­naître digne. Parce qu’en fait, quand on vit dans un monde où celles et ceux qui sont déten­trices du pou­voir, du savoir et qui sont valorisé·es ne nous res­semblent pas, on est face à ce que Cas­to­ria­dis appelle la construc­tion ima­gi­naire de la socié­té. Car la socié­té n’est pas seule­ment faite de ses struc­tures, mais aus­si de l’imaginaire qu’elle ren­voie. Et l’imaginaire, ce n’est pas l’image de quelque chose, mais c’est ce à par­tir de quoi il est pos­sible d’avoir une image. Or, en Europe, il y a un ima­gi­naire des peuples de cou­leur qui est empreint de domi­na­tion et d’inhumanité. Qu’on pense seule­ment au zoo humain à Paris en 1931 ou plus récem­ment aux décla­ra­tions d’un ministre sur l’ensauvagement d’une par­tie de la société !

Cet ima­gi­naire se tra­duit donc dans les lieux de vie, dans les uni­ver­si­tés, dans les réfé­rences qu’on se donne.

Il y a, pour les peuples colo­ni­sés et leurs des­cen­dants, une forme de recon­quête de la digni­té de soi à mener. Cela passe par une édu­ca­tion qui va bien au-delà de l’école et passe par la culture, les sor­ties, la danse, la musique… Mais ça ne va pas de soi, et ce n’est pas uni­que­ment une démarche indi­vi­duelle. Je peux avoir, per­son­nel­le­ment, une idée de moi comme m’autorisant à dire des choses que je pense inté­res­santes, mais ça ne va pas chan­ger l’imaginaire, pré­ci­sé­ment parce qu’il s’agit d’une struc­ture col­lec­tive. Et c’est pour abou­tir à un chan­ge­ment au niveau col­lec­tif que les enjeux de jus­tice sont impor­tants. C’est quelque chose de com­pli­qué parce qu’on a admis, dans l’imaginaire, que cer­tains corps n’ont pas le droit à la même digni­té, à être res­pec­tés de la même façon.

Quand on sait que devant l’Assemblée natio­nale fran­çaise trône la sta­tue de Col­bert2, c’est-à-dire de celui qui a signé le code juri­dique qui met­tait en escla­vage une par­tie de mes ancêtres, et que cela ne pose pas de pro­blème ; quand on a volé, par­fois dans des condi­tions très vio­lentes un ensemble d’objets d’art à des peuples ancien­ne­ment colo­ni­sés et que cela ne pose pas de pro­blème… et que pour tout cela, on n’a pas de comptes à rendre, au fond, on est en train de dire qu’on peut faire à ces corps-là tout ce qu’on veut.

Dans votre livre, vous évoquez les esclaves qui parviennent à s’enfuir des plantations et devenir des « nègres marrons ». Vous voyez dans leur fuite une manière d’être avec leur environnement qui n’est pas une instrumentalisation de la nature mais un vrai rapport presque d’humilité avec elle, parce qu’il n’y a pas de projet de domination, mais plutôt un abandon. Un moment où les humains s’inclinent face à ce qui sera possible à mettre en place comme collaboration avec son environnement naturel. Vous mettez en avant la manière dont ça constitue à la fois une résistance et la naissance d’un autre rapport, beau et aimant, avec la nature…

Les per­sonnes qui sont, terme peu employé, escla­va­gi­sées, ce ne sont pas uni­que­ment des per­sonnes qui ont été mises en escla­vage, ce sont aus­si des per­sonnes qui ont été arra­chées à leur terre-mère, à un uni­vers social, poli­tique, envi­ron­ne­men­tal, spi­ri­tuel qui leur était fami­lier ! C’est là qu’on crée le Nègre3. Et qu’on crée le « hors monde » avec cette hubris4 décla­mée par le pou­voir colo­nial, que bien sûr il n’a pas réus­si à faire, qui consiste à dire qu’on va pou­voir mani­pu­ler à des­sein le corps. Ce qui fait que ces per­sonnes sont com­plè­te­ment trans­bor­dées, pour reprendre l’expression d’Edouard Glis­sant : non seule­ment elles arrivent sur une terre qui ne leur est pas du tout fami­lière. Mais en plus elles n’en maî­trisent pas l’organisation : elles sont for­cées de tra­vailler là 6 jours sur 7 et à des fins sur les­quelles elles n’ont aucune prise !

Ce que je montre avec le mar­ron­nage, c’est qu’il s’agit aus­si de retrou­ver un rap­port matri­ciel à la terre et, d’un autre côté, de se recou­vrer en soi, de se décou­vrir. Ce sont deux pro­ces­sus inti­me­ment liés, où d’une part il s’agit de retrou­ver une terre mère qui nous nour­rit, qui pro­tège, abrite et sert de refuge. Et d’autre part, la déci­sion de quit­ter ses com­pa­gnons de labeur est extrê­me­ment dif­fi­cile, parce que ce sont des condi­tions où on part lit­té­ra­le­ment avec ce qu’on a sur la peau sans savoir si on va pou­voir sur­vivre aux intem­pé­ries, aux ani­maux dan­ge­reux, aux pré­ci­pices, à la faim, à l’isolement… On est loin des Rêve­ries du pro­me­neur soli­taire de Rous­seau, où dès qu’il pleut il rentre chez lui, y trouve un repas, ne s’occupe pas lui-même de ses enfants… Ici, on est dans quelque chose d’extrême et c’est là qu’il y a une forme de sou­mis­sion, d’humilité où, quelque part, je m’incline devant cette terre qui va m’accepter ou pas, cette terre qui pour­ra me per­mettre de sur­vivre ou pas. Ce pro­ces­sus de matri­ge­nèse, c’est-à-dire du redé­ve­lop­perment d’un rap­port à une terre mère, va de concert avec ce que j’ai appe­lé la méta­mor­phose créole. Il s’agit de ce moment où l’esclave n’est plus esclave, où le Nègre n’est plus Nègre, mais où l’on se redé­couvre un corps qui peut ser­vir à d’autres choses que la plan­ta­tion, l’exploitation colo­niale et capi­ta­liste. J’ai vou­lu sou­li­gner le fait que l’émancipation contre l’esclavage pas­sait par un autre rap­port à la terre.

Ça peut paraître très éloi­gné des enjeux éco­lo­giques actuels, mais en fait, ça ne l’est pas tant que ça. Ain­si, aujourd’hui, on sait que si on prend un échan­tillon de votre sang et de mon sang, on va y trou­ver un ensemble de molé­cules de pes­ti­cides. Or, ni vous ni moi n’avons choi­si d’avoir ces pes­ti­cides dans le corps. Les entre­prises comme Mon­san­to qui ont pour seul pro­jet de faire du pro­fit et non de nour­rir, et vont donc déve­lop­per des formes d’agricultures indus­trielles, pour que ça aille plus vite. Ce sont nos corps qui portent les traces de ces déci­sions qui nous échappent. Para­doxa­le­ment, retrou­ver une autre agri­cul­ture, une alter­na­tive à la consom­ma­tion, à la pro­duc­tion, et donc déve­lop­per un autre rap­port à la terre, c’est ce qui per­met en retour de déve­lop­per un autre rap­port à nos corps.

Au sujet de la relation matricielle avec la terre, vous encouragez à emprunter « les chemins ombilicaux du monde », pouvez-vous en dire quelques mots ?

Je vais prendre un exemple simple : on a l’impression que, quand on coupe un arbre, la rela­tion qui se passe à ce moment-là ne concerne que la per­sonne et l’arbre à un moment T, alors qu’en fait, on est déjà dans des rela­tions inter­gé­né­ra­tion­nelles. Non seule­ment par ce dont on hérite, mais aus­si par ce qu’on rend pos­sible ou ce qu’on ne rend pas pos­sible. Et aujourd’hui, on a un ensemble de per­sonnes, ou en tout cas d’entreprises mul­ti­na­tio­nales, qui sont dans une guerre contre les géné­ra­tions futures.

Cette invi­ta­tion à suivre les che­mins ombi­li­caux du monde, c’est une manière d’alerter sur ce fait, de com­plé­ter la démons­tra­tion en fai­sant sen­tir : com­ment peut-on auto­ri­ser le fait que dans les cor­dons ombi­li­caux, il y ait des agents conta­mi­nants ? Là on touche à quelque chose de pro­fon­dé­ment matri­ciel, l’ombilic. Et à tra­vers ça, je tente de mon­trer que c’est une manière de navi­guer dans l’histoire, le pas­sé et le futur, qui montre des rela­tions, qui montre que nous sommes liés. C’est un appel à tra­vailler sur ces che­mins et à tra­vailler les rela­tions, à la fois envi­ron­ne­men­tales et sani­taires, mais aus­si sociales et politiques.

L’image du navire négrier, qui ouvre chacun des chapitres de votre livre, éclaire de manière incarnée que ce que nous sommes aujourd’hui ne vient pas de nulle part, et que la place de certains, si elle est déniée aujourd’hui, est le fruit d’un héritage. Cet héritage nous vient de ce que vous nommez la politique de la cale. Que recouvre cette notion ?

C’est effec­ti­ve­ment l’idée d’un héri­tage du monde d’avant et annon­cia­teur du monde à venir. Quand on fait de la phi­lo­so­phie, on tra­vaille avec un cer­tain nombre de concepts, eux-mêmes ancrés dans des scènes d’expériences qui par­fois occultent d’autres expé­riences. C’est aus­si le cas de l’écologie. Il faut avoir en tête que de la Renais­sance au 20e siècle, un ensemble de phi­lo­sophes, pen­seurs, uni­ver­si­taires, vont mener leurs tra­vaux dans l’université en étant per­sua­dés qu’il y a une hié­rar­chie raciale dans le monde. Et ils vont faire leurs tra­vaux en étant ras­su­rés sur le fait que le monde est fait comme ça : ce qui per­met à Hegel de dire qu’une par­tie de l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire, et qu’un ensemble de phi­lo­sophes des Lumières tiennent cer­tains pro­pos racistes. Mais je suis prêt à parier que si Kant était né en Mar­ti­nique, il aurait eu d’autres pers­pec­tives sur cer­tains de ses concepts.

Et c’est ce que j’ai vou­lu faire en par­tant du navire négrier, et c’est pour ça que je me suis inté­res­sé non seule­ment de manière empi­rique, his­to­rique, mais aus­si concep­tuelle à ce qui s’est passé.

C’est-à-dire de voir que le navire négrier, ce n’est pas seule­ment un navire, c’est aus­si l’invention d’une exploi­ta­tion, d’un cer­tain rap­port. C’est ça « la poli­tique de la cale » : un cer­tain type de rela­tion qui s’inaugure par l’absence d’adresse, de dia­logue. Dans la cale du navire négrier, la per­sonne est mesu­rée, mise en chaine, et voi­là. Ça va au-delà de l’altéricide tel qu’il a été fait aux peuples indi­gènes où l’on était dans un « je tue l’autre ». Dans ce cas, il y a au moins eu une adresse de faite, et qui a inau­gu­ré la rela­tion du colon euro­péen blanc au peuple indi­gène. Il y a une recon­nais­sance mini­male d’une altérité.

La poli­tique de la cale, c’est donc le refus du monde comme rela­tion : je te main­tiens juste en des­sous de moi, sous le pont, je n’ai pas besoin de m’adresser à toi ou de te consi­dé­rer comme un autre, même si tu es autre. C’est cette poli­tique où on va conti­nuel­le­ment refu­ser l’accès et la par­ti­ci­pa­tion au monde, refu­ser l’accès au pont et au plein air, tout en dési­rant l’exploitation, y com­pris sexuelle, des corps de ces hommes et de ces femmes, et sur­tout de leur force de tra­vail et capa­ci­té de repro­duc­tion. Et c’est cette espèce de situa­tion où on est ni l’autre indi­gène, ni le même euro­péen, on est dans cet espèce d’hors-monde qui en même temps rend pos­sible le monde du colon.

Dès lors que l’on com­prend que la cale n’est pas uni­que­ment un dis­po­si­tif tech­nique mari­time qui a eu lieu du 16e au 19e siècle, mais aus­si un mode de rela­tion, alors on peut com­prendre que ce mode de rela­tion s’étende bien au-delà des bornes du début de l’esclavage trans­at­lan­tique négrier et des abo­li­tions, que cette poli­tique de la cale peut avoir lieu encore, et qu’il faut œuvrer contre.

Quand on regarde la condi­tion des tra­vailleurs sans papiers, aujourd’hui, c’est exac­te­ment ça : ils n’ont pas de papiers, on peut les expul­ser, même s’ils fuient des situa­tions extrê­me­ment vio­lentes, situa­tions d’ailleurs par­fois entre­te­nues par les pays dans les­quels ils vivent ! J’ai vou­lu iden­ti­fier ça et aus­si iden­ti­fier ces concepts mais à par­tir de cette his­toire, et dire aus­si que cette his­toire est por­teuse de concepts. C’est là tout le sens de dire qu’on peut pen­ser avec un autre monde. Le jeune Des­cartes, n’avait peut-être pas besoin de réflé­chir à la poli­tique de la cale, mais quand on veut phi­lo­so­pher depuis le monde cari­béen et bien ça passe néces­sai­re­ment par là !

Les Nègres d’aujourd’hui, celles et ceux qui sont hors-monde. Est-ce que ce sont non seulement les êtres humains, mais également tout le monde du vivant dont le système dominant n’a pas besoin ?

Quand on y regarde de près, cer­tains élé­ments de la nature et du vivant (les plantes, le sol, la terre, les ani­maux) sont exac­te­ment trai­tés comme Nègres : on va exploi­ter ce qu’ils ont à offrir comme éner­gie, comme nour­ri­ture tout en leur niant cer­tains droits, tout en leur niant une cer­taine consi­dé­ra­tion. Ça ne veut pas dire que tous ont les mêmes capa­ci­tés, ou que toutes les espèces se valent, mais la ques­tion est qu’il y a ces élé­ments du monde vivant qui contri­buent à notre monde et pour­tant on a un sys­tème poli­tique et juri­dique qui a encore du mal à leur recon­naitre une considération.

Pre­nons le cas des pes­ti­cides en Mar­ti­nique et en Gua­de­loupe, où on a conta­mi­né non seule­ment des ouvrièr·es agri­coles mais aus­si des terres, des éco­sys­tèmes, des pois­sons, des bovins, des plantes, avec une molé­cule toxique, la chlor­dé­cone. Face à cette situa­tion, on a un sys­tème qui dit que ce n’est pas grave, qu’on n’a pas besoin de rendre des comptes et donc on les main­tient dans un hors-monde. On se rend compte que certain·es ouvrier·es agri­coles ont été traité·es exac­te­ment comme a été trai­tée la terre, qu’il y a une conti­nui­té. Ça devient une sorte de monde nègre qui ali­mente l’habiter colonial.

Vous insistez d’ailleurs pour reconnaître l’écocide lié à la traite, au cours de laquelle des pans entiers de terres ont été décimés à des fins de monocultures (sucrière notamment) qui seront cultivés par des femmes et hommes arraché·es à leur terre.

La petite perche que je tends aux his­to­riens de l’esclavage et de la colo­ni­sa­tion, même à ceux qui demandent répa­ra­tion, c’est qu’il faut en même temps recon­naitre que ça a été aus­si un bou­le­ver­se­ment de la nature : des espèces ont dis­pa­ru parce qu’on a détruit leur espace de vie. Aus­si, j’ai envie de déran­ger un peu : ce n’est pas parce qu’on hérite de cette his­toire, que nos ancêtres ont été esclavagisé·es, et colonisé·es que pour autant, nous ne devons pas repen­ser le rap­port que l’on a aux non-humains. Notam­ment tout ce qui touche à la pro­duc­tion et la consom­ma­tion de viande. Au contraire, c’est pré­ci­sé­ment parce qu’on est descendant·es d’esclaves et de colonisé·es que l’on doit pou­voir avoir une cer­taine empa­thie pour ces êtres sen­sibles, qui sont mis en escla­vage. Là aus­si il y a quelque chose à repenser.

D’où votre formule, entre les humains et avec les non humains…

Oui, parce qu’on n’habite pas la terre qu’entre humains ! Il y a aus­si, en plus, tout ce qu’on ne voit pas, les esprits, les âmes, les cos­mo­go­nies. À quoi bon être libéré·e des chaines si fina­le­ment il n’y a plus de terre, plus de forêts, plus d’espaces où vivre ? L’industrie de la viande est une indus­trie escla­va­giste. Je ne peux pas cri­ti­quer le trai­te­ment de mes ancêtres qui étaient dans la cale d’un négrier, tout en repro­dui­sant cette même rela­tion avec des poules et des bœufs en cage, sans comp­ter les enjeux sani­taires et envi­ron­ne­men­taux puisque ce sont des éle­vages pol­luants, émet­teurs de gaz à effet de serre, etc…

Entre les « Nègres d’hier », sortis de la cale des négriers, et les « Nègres d’aujourd’hui », qui sont toutes celles et ceux qui sont, comme vous l’écrivez « dans les cales du monde » et n’ont pas accès au pont du bateau, que dit-on de celles et ceux qui se révoltent ? Assiste-t-on aussi, dans une certaine mesure, à leur déshumanisation ?

La pre­mière réac­tion du pou­voir et des gou­ver­ne­ments en place qui sont pour le sys­tème en place, c’est de vili­pen­der, de dif­fa­mer. Il y a tout à fait déshu­ma­ni­sa­tion. Et c’est frap­pant, aujourd’hui en France, on a un pré­sident de la répu­blique, Emma­nuel Macron, qui condamne l’anti-racisme ! Je ne me situe pas du tout dans ces per­sonnes qui vivent dans des condi­tions indignes, mais je vois que le fait de dire cer­taines choses qui dérangent ouvre la voie à un cer­tain nombre de cri­tiques. En France, les déco­lo­niaux sont décrits comme des « non citoyens », des séces­sion­nistes, des anti-uni­ver­sa­listes, ceux qui sont contre la République…

Quand j’ai écrit mon livre, j’ai anti­ci­pé le fait que j’allais perdre un cer­tain nombre d’interlocuteurs. Quand on vient bou­le­ver­ser un état de fait, on doit s’attendre à ce que cer­tains ne soient pas contents de ce bouleversement.

Toutes celles et ceux qui ont por­té des luttes et fait des choses remar­quables ont un moment don­né été face à ces oppo­si­tions-là. Ce serait peut- être illu­soire de se dire qu’aujourd’hui, n’importe quelle révolte ren­con­tre­rait l’assentiment. Que ce soit la classe ouvrière, les tra­vailleurs sans papiers, les femmes de ménage, les migrants, les éco­lo­gistes, la pre­mière réponse est non ! Donc, il y a tou­jours une lutte et dans la lutte : il y aura for­cé­ment ceux qui vont décrire les résis­tants comme étant des fous furieux. Ce n’est pas grave !

  1. Réfé­rence à une phrase reprise dans les remer­cie­ments, en fin de son ouvrage : « Dans un monde moderne qui n’a ces­sé de rap­pe­ler l’infériorité de celles et ceux avec qui je par­tage une peau Noire, c’est une tâche incom­men­su­rable de se décou­vrir digne d’amour, doué de parole et capable de pen­ser » p. 413.
  2. La sta­tue de Col­bert, qui a été asper­gée de pein­ture rouge et taguée « négro­pho­bie d’Etat » par un membre de l’association « Bri­gade anti-négro­pho­bie », en juin der­nier à Paris.
  3. Le « Nègre » est une construc­tion de l’occident escla­va­giste qui réduit à l’état de non humain hier les esclaves et aujourd’hui toutes celles et ceux qui ne sont pas « utiles » au fonc­tion­ne­ment de la socié­té marchande.
  4. Hubris signi­fie « déme­sure », « excès ».

Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Le Seuil, 2019

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