Beaucoup de citoyens, qui s’inquiètent de la menace d’effondrement écologique ou des difficultés croissantes d’accéder aux moyens de subsistance, en appellent encore aux États ou aux institutions supra-nationales pour réglementer les activités polluantes et pour assurer l’accès de tous aux ressources vitales. Cette demande est d’une grande naïveté au regard des dizaines d’exemples de complicité des institutions politiques avec le système industriel et financier responsable de ces nuisances. Pour ne citer que quelques exemples : les États n’ont cessé de favoriser le transport aérien et le transport routier au détriment du transport ferroviaire ; l’aménagement des voiries en faveur du vélo reste mini- mal pour éviter de nuire à l’industrie automobile ; les télécommunications et les gigantesques data-centers sont stimulés via l’école numérique, l’installation forcée de compteurs communiquants, les équipements de « smart cities » au nom de la sécurité ; le marché des énergies renouvelables est confié aux géants des énergies fossiles ou nucléaire, avec l’objectif non de remplacer au plus vite celles-ci mais d’augmenter l’offre globale pour garantir leurs bénéfices. On pourrait allonger la liste bien davantage, mais ce n’est pas nécessaire car, au fond, qui ignore ces faits évidents ? Qui ignore la collusion entre les intérêts des États et ceux des géants économiques ?
Pourquoi alors interpeller encore les gouvernements afin qu’ils prennent les mesures indispensables à la survie sur la planète ? Probablement parce qu’il n’existe actuellement aucun autre pouvoir décisionnel et coercitif, parce qu’on ne voit pas quelle autre instance serait en mesure de s’opposer à la puissance démesurée des intérêts économiques. Mais aussi parce que la population n’est pas consciente de son propre pouvoir ou de sa légitimité à l’affirmer. Parce que des décennies de social-démocratie paternaliste lui ont fait croire qu’il fallait laisser la politique aux spécialistes, pour le bien de tous. Pourtant la démocratie n’était pas née pour être confisquée par quelques-uns.
SI, C’EST POSSIBLE !
C’est en se fondant sur les expériences démocratiques qui parsèment le cours de l’histoire, des cités grecques à la révolution espagnole de 1936, en passant par les villes médiévales et par la Commune de Paris, que Murray Bookchin a réaffirmé à la fois la désirabilité et la faisabilité de la démocratie directe. On peut remonter à Aristote pour trouver les réponses aux objections qu’on lui oppose habituellement, celle du nombre et celle de la complexité. Les États sont trop vastes et trop peuplés pour que toute la population puisse délibérer ? Très bien : décentralisons-les, divisons-les suivant le nombre de personnes que nous estimons pouvoir se réunir en assemblée générale. Confédérons ensuite ces assemblées par un système de délégation vers des assemblées régionales ou plus larges encore, en fonction des questions à régler en commun, en veillant à ce que les assemblées de base restent souveraines et que ne s’y substitue pas un pouvoir bureaucratique et pyramidal. Dira-t-on que les problèmes politiques et économiques sont trop complexes pour être jugés par des citoyens ordinaires ? Très bien : formons la population, dès l’enfance, à acquérir les capacités nécessaires à une bonne délibération, c’est‑à-dire l’aptitude à comprendre des informations et des enjeux, l’aptitude à évaluer des arguments et à exposer clairement les siens, la capacité d’enrichir son jugement personnel grâce à celui des autres. Pas besoin d’être un expert en toutes matières pour interroger les spécialistes et savoir traiter l’information en vue de l’intérêt général. Au Mexique,
les zapatistes du Chiapas se sont organisés de cette façon depuis plus de vingt ans, et ils ont amélioré considérablement leur existence dans tous les domaines. En Europe aussi, chaque fois que des citoyens ordinaires sont rassemblés en conseils consultatifs, leurs délibérations montrent une intelligence de la situation et une capacité d’évaluation du bien commun qui confirment la confiance qu’on peut avoir en leur prise de décision, à condition de mettre en place les procédures adéquates. Jusqu’à présent, le seul problème de ces conseils est qu’ils n’ont aucun pouvoir décisionnel et servent seulement de façade démocratique aux gouvernements en place.
LES CONDITIONS DE LA DÉMOCRATIE COMMUNALISTE
Certaines personnes de gauche craignent que le jugement de la foule soit guidé principalement par l’égoïsme, la xénophobie, la peur de tout ce qui sort de la norme. C’est éventuellement un argument contre le référendum, s’il ne consiste qu’en une consultation de chaque individu en solitaire, sans débats ni échanges, dans l’horizon étriqué de sa seule situation personnelle. Mais jamais la démocratie directe n’a signifié cela, pas plus d’ailleurs qu’elle ne réside dans le tirage au sort. Dans le communalisme elle retrouve son principe essentiel, qui est la discussion en présence physique, seule à même de faire prendre conscience à chaque participant de ce que vit chacun des autres. C’est pourquoi aucune autre instance ne prendra ses décisions d’une manière aussi inclusive et aussi soucieuse de l’ensemble des aspects d’une problématique.
À côté du changement de mentalité ou d’imaginaire qui se fait progressivement au sein même du processus assembléiste, l’autonomie politique est inséparable d’un changement de cadre économique. En effet, pour cesser d’entretenir le système productiviste, pollueur et accapareur, il faut se délivrer des dépendances que constituent le besoin de gagner sa vie et celui d’acheter le nécessaire, qui nous enchainent aux entreprises, aux banques et au marché. L’écologie sociale prône la communalisation des ressources et des principaux moyens de production et de répartition. Autrement dit, c’est l’assemblée communale qui doit décider de l’aménagement du territoire, de manière à privilégier l’agriculture biologique, l’habitat passif, les énergies propres et adaptées aux potentialités naturelles locales, et qui doit veiller à la satisfaction des besoins de l’en- semble de ses membres. C’est elle aussi qui doit se mettre en relation avec ses voisines ou avec les communes d’autres régions pour échanger leurs produits respectifs et pour décider ensemble de toutes les infrastructures qui demandent une échelle plus large (hôpitaux, enseignement supérieur, voies de communication…). Car en aucun cas on ne vise l’autarcie locale, qui entrainerait un repli sur soi et son cortège d’esprit de clocher et de régression dans tous les domaines.
Certes, l’institution étatique est un obstacle majeur dans le processus de récupération du pouvoir politique décisionnel. Les communes n’ont légalement que peu de pouvoirs. Elles peuvent cependant exploiter au maximum la marge de manœuvre dont elles disposent et se confédérer le plus rapidement possible pour s’emparer des niveaux supérieurs.
UNE TRANSITION COMMENCÉE
Pour ce faire, dès les années 1970, Murray Bookchin décrivait deux tactiques possibles. L’une, surtout adaptée aux petites communes où les gens se connaissent relativement bien, consiste à présenter une liste aux élections locales, qui, si elle l’emporte, remettra tout le pouvoir à l’assemblée générale citoyenne et ne maintiendra le conseil officiel qu’en tant que chambre légale d’entérinement. L’autre est adaptée aux circonstances où il est difficile d’emporter les élections, notamment lorsque les partis locaux sont bien implantés par un réseau clientéliste et médiatique. Elle consiste à réunir régulièrement une assemblée la plus nombreuse possible pour élaborer des propositions sur toutes les problématiques de la vie commune et à faire pression sur les instances officielles afin de faire adopter ces mesures, et ce jusqu’à ce que la première tactique devienne possible.
La période de transition a déjà commencé. En France, le ras-le-bol généralisé, dont le mouvement des gilets jaunes et les grèves en cours sont les expressions les plus visibles, a provoqué la création d’une multitude d’assemblées populaires et de groupes informels de solidarité qui cherchent une autre manière de satisfaire leurs besoins essentiels. Dans la petite ville de Commercy (département de la Meuse) s’est déroulée à la mi-janvier la première « Commune des communes », rencontre d’assemblées et d’alternatives locales venues de tout l’Hexagone ainsi que des pays voisins, puisque les frontières nationales n’ont plus d’importance dans la perspective d’une confédération. Un Institut d’écologie sociale vient d’être fondé en Gironde, avec pour missions de diffuser des formations théoriques et pratiques sur tous les aspects de l’écologie sociale, et de mettre outils et services à la disposition des assemblées qui s’inscrivent dans le courant communaliste.
Un enjeu particulièrement important pour les assemblées naissantes est de convaincre un maximum d’habitants à entrer dans le processus, par divers moyens permettant de lutter contre le découragement, le sentiment d’impuissance, l’impression de ne pas être concerné ou de ne pas être à la hauteur. Contre ce dernier sentiment, le mouvement s’inspire des techniques de « capacitation » mises en œuvre par le courant de l’éducation populaire. Pour dépasser l’impression que tout est vain, on peut atteindre très vite des améliorations notables de la vie quotidienne des personnes qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts : mise en commun de machines, outils, moyens de transport ; ateliers de réparation ; échanges d’aliments autoproduits, de vêtements, de services, par le troc ou par une monnaie locale. Avant même de prendre le pou- voir communal, par la pression du grand nombre sur les autorités établies, on peut obtenir la mise à disposition d’un lieu où organiser des repas collectifs, une halte-garderie, une maison médicale, des consultations juridiques, des échanges de savoirs, sur la base de la gratuité ou d’un financement alternatif.
Toutes les personnes engagées dans ces initiatives en témoignent : elles ont cessé de se croire incapables et d’attendre leur salut d’ailleurs, elles ont retrouvé le plaisir de construire ensemble, et rien ne les fera retourner à leur frustration impuissante. La Commune est l’avenir des peuples, et l’époque est mûre pour la déployer.
Annick Stevens est philosophe et fondatrice de l’Université populaire de Marseille.
Quelques lectures pour aller plus loin :
- Janet Biehl, Le municipalisme libertaire, Écosociété, 2013.
- Murray Bookchin, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, L’Échappée, 2019.
- Floréal M. Romero, Agir ici et maintenant. Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin, Édition du Commun, 2019.
- Elias Boisjean, « Le municipalisme libertaire, qu’est-ce donc ? » et «Le moment communaliste », Revue en ligne Ballast, 2018 et 2019.