Entretien avec Françoise Tulkens

« On sent une sorte de délitement de la démocratie »

 Illustration : Vanya Michel

Ancienne pro­fes­seure de droit pénal et des droits humains à l’UCLouvain, Fran­çoise Tul­kens a aus­si été juge à la Cour euro­péenne des droits de l’Homme à Stras­bourg et vice-pré­si­dente de cette Cour. Ses che­vaux de bataille sont les droits humains, tous les droits humains et notam­ment les droits cultu­rels. Elle répond à nos ques­tions sur la ten­dance à l’autoritarisme qui se joue depuis le début de la crise Covid et dans la manière dont ont été prises les mesures.

En Belgique à partir de mars 2020, les pouvoirs spéciaux ont été instaurés. Et en deux mois, une centaine d’arrêtés de l’Exécutif ont été adoptés. En somme, on a été gouverné par décret dans le cadre de ces pouvoirs spéciaux. Pourquoi y a‑t-il eu une suspension du débat démocratique durant le premier confinement ? Et pourquoi c’est une impression qui perdure encore aujourd’hui ?

C’est une ques­tion qui depuis le début est pré­oc­cu­pante parce que nombre de ces mesures portent atteinte aux droits et liber­tés garan­tis par la Conven­tion euro­péenne des droits de l’Homme : le droit d’association, la liber­té de conscience, la liber­té d’expression, la liber­té d’aller et venir, la liber­té de reli­gion, je pour­rais encore mul­ti­plier les exemples…

Or, il y a une règle d’or en régime démo­cra­tique : toutes les atteintes aux droits fon­da­men­taux doivent être pré­vues par une loi. Non pas pour faire du juri­disme, parce qu’on aime les lois, mais parce qu’il faut qu’elles soient déci­dées dans le cadre d’un débat démo­cra­tique. C’est ce qui évi­dem­ment a posé pro­blème au début de la crise : toutes ces limi­ta­tions aux droits et aux liber­tés ont été prises par l’exécutif c’est-à-dire par le gou­ver­ne­ment. Est-ce que nous pou­vons accep­ter que le gou­ver­ne­ment, et ceux que l’on voit à la télé­vi­sion à chaque confé­rence de presse décident de nos droits et de nos liber­tés sans débat ? En démo­cra­tie, non, les res­tric­tions aux droits et liber­tés, si elles doivent avoir lieu, doivent être déci­dées par le légis­la­teur c’est-à-dire par le par­le­ment. Parce qu’elles sup­posent la néces­si­té d’un vrai débat démo­cra­tique. C’est la pre­mière condition.

Seconde condi­tion que les droits humains imposent dans une socié­té démo­cra­tique par rap­port à toutes res­tric­tions : les dis­po­si­tions prises doivent être indis­pen­sables pour atteindre le but recher­ché. Troi­sième condi­tion : les mesures doivent être pro­por­tion­nées c’est-à-dire qu’il faut prou­ver qu’il n’existe pas d’autres mesures qui seraient moins atten­ta­toires aux droits et libertés.

C’est un peu l’ABC ce que je dis là, c’est la métho­do­lo­gie clas­sique des res­tric­tions auto­ri­sées des droits et liber­tés qu’on n’a pour­tant pas beau­coup res­pec­tée depuis un an et demi : une loi, un débat démo­cra­tique, éta­blir l’absolue néces­si­té des mesures. Or, le gou­ver­ne­ment doit l’établir, on ne peut pas res­ter dans un flou artis­tique en disant que ça vaut mieux comme ça. Non, non seule­ment les mesures doivent être néces­saires et il faut qu’elles soient pro­por­tion­nées, qu’il n’y ait pas d’autres mesures moins attentatoires.

C’est pré­ci­sé­ment ce qu’il nous a man­qué au début, jus­ti­fié par l’urgence disait-on. Je ne suis pas d’accord avec l’usage abu­sif de ce terme de l’urgence.

Est-ce qu’on pouvait tout légitimer au nom de l’urgence ?

D’une cer­taine manière, on a pré­pa­ré l’impréparation. Gou­ver­ner c’est pré­voir. On devait savoir quand même depuis bien long­temps que ce genre d’évènement pou­vait sur­ve­nir. On ne s’est pas pré­pa­ré, on laisse venir et fina­le­ment on pro­clame l’urgence…

Or, c’est très dan­ge­reux dans un état démo­cra­tique de faire valoir l’urgence. C’est tou­jours l’argument impa­rable pour que tout le monde se taise et qu’on fasse excep­tion à tout. Cette urgence s’impose peu à peu à nous, on com­mence à accep­ter comme nor­mal qu’on ne puisse plus faire ceci ou cela. De fil en aiguille on va accep­ter que ce soit le gou­ver­ne­ment qui décrète encore des mesures de ce genre. Or, c’est le risque d’aboutir à un régime autoritaire.

Le fait qu’elles soient prises « pour notre bien » ne suffit donc pas ?

Qu’on soit au Chi­li de Pino­chet ou dans l’Allemagne d’Angela Mer­kel, on va tou­jours dire que les déci­sions sont prises pour le bien du peuple. C’est une expres­sion ambigüe qui ren­voie à cette idée de l’État qui agit comme pater patriæ, comme le père de la patrie, qui agit « en bon père de famille », pour notre bien. Mais tout comme les parents qui pensent tou­jours agir dans l’intérêt de leurs enfants alors que ce n’est pas for­cé­ment pour leur bien, les diri­geants ne prennent pas tou­jours les meilleures décisions.

Si vrai­ment on croit que c’est pour le bien, alors, pré­ci­sé­ment, il faut un débat contra­dic­toire où les argu­ments des uns et des autres doivent être enten­dus, et où en fin de par­cours seule­ment, on pren­dra déci­sion. Or, actuel­le­ment, ce n’est pas être para­noïaque que de pen­ser que des mesures d’exception déci­dées par le seul gou­ver­ne­ment tendent à s’installer dans la nor­ma­li­té. On com­mence à jus­ti­fier des choses injus­ti­fiables qui, si on suit d’autres exemples his­to­riques, finissent géné­ra­le­ment mal. On sent évi­dem­ment une sorte de déli­te­ment de la démocratie.

Est-ce qu’on a privilégié justement pendant la crise, le droit à la vie et la santé au détriment des autres droits : les droits humains, sociaux, culturels… ?

Oui, on doit pré­ser­ver la san­té. Oui, on doit pré­ser­ver la vie. Mais de quelle vie parle-t-on ? La « vie nue » comme le disait Han­nah Arendt ? La vie sans le sens qui l’accompagne ? Le simple fait de vivre sans les condi­tions de la vie ? Les droits éco­no­miques, sociaux et les droits cultu­rels ont en effet subi un fameux coup avec des mesures qui étaient contra­dic­toires. L’État de droit garan­tit nor­ma­le­ment aux citoyens qu’on res­pecte le droit et les règles de droit et les droits humains tels qu’ils sont défi­nis dans toutes les conven­tions inter­na­tio­nales et euro­péennes que la Bel­gique a signées. On n’a pas vrai­ment été dans un res­pect très strict de ces textes.

En fait, le gou­ver­ne­ment, en fai­sant l’impasse sur la dis­cus­sion au par­le­ment, a pris des mesures dans le cadre des Code­co et on voit com­bien, en s’extirpant du débat démo­cra­tique, on en arrive à une espèce de chaos poli­tique qui est anxio­gène et pro­duit de la défiance. L’un dit vac­cin, l’autre pas de vac­cin… On est dans un méli­mé­lo de prises de posi­tion, des poli­tiques contre les scien­ti­fiques, des scien­ti­fiques contre les médias… Scien­ti­fiques, poli­tiques et médias doivent prendre leur res­pon­sa­bi­li­té pour ne pas ali­men­ter ce cli­mat de peur, pour ne pas lais­ser le public avec toutes sortes d’interrogations. Tout ce débat a lieu dans une espèce de malaise de la démocratie.

En fait, sur quelle définition de la santé s’appuie-t-on pour légitimer un droit à la santé ?

Qu’est-ce que c’est la san­té ? C’est une très bonne ques­tion ça. C’est bien acquis depuis long­temps que la san­té est un état de bien-être glo­bal, qui couvre donc plu­sieurs dimen­sions de la vie. Ain­si, la san­té c’est bien sûr la san­té phy­sique, mais c’est aus­si la san­té men­tale et la san­té sociale. Cou­per les liens sociaux, quels qu’ils soient dans la famille, à l’école, au tra­vail, dans la culture, porte atteinte à la san­té… Par ailleurs, esti­mer que la culture n’est pas essen­tielle, comme les mesures l’ont bien fait sen­tir, est grave et même absurde.

On a ces institutions pas vraiment habilitées à prendre des décisions en matière de santé comme le CODECO (une instance qui existe depuis les années 1980 et qui vise à régler des conflits communautaires) ou les CNS (Comité National de Sécurité créé pour faire face aux attentats de 2015). Est-ce qu’il ne faudrait pas instituer des instances plus démocratiques ? Où les contraintes, qui sont sans doute nécessaires, mais qui touchent à des choses profondément intimes (la liberté de circuler, le corps, le mode de vie…) soient choisies et discutées plus collectivement plutôt que décidées sur un coin de table ?

Si on prend l’exemple du vac­cin et la ques­tion de son obli­ga­tion, on doit évi­dem­ment pas­ser par le par­le­ment. Une loi pan­dé­mie pour­rait dire que le vac­cin est obli­ga­toire pour les soi­gnants et pour­quoi pas pour les man­da­taires publics. Le gou­ver­ne­ment pour­rait pro­po­ser une loi au par­le­ment et il y aurait un débat au par­le­ment sur le point de savoir pour qui ce serait obli­ga­toire ou pour qui ça ne le serait pas. Comme je viens de le dire, l’important c’est qu’un débat se déroule dans la clar­té, la trans­pa­rence et l’explication. Car l’explication peut per­mettre des contre-argu­ments. Celles et ceux qui ne sont pas d’accord expri­me­ront leur désac­cord. Puis la mesure sera sou­mise au vote et adop­tée (ou refu­sée) à la majo­ri­té, comme dans toute démo­cra­tie. Or, décré­ter par exemple que les soi­gnants doivent être obli­ga­toi­re­ment vac­ci­nés pour rétro­pé­da­ler quelques heures après, ça ne peut que don­ner l’impression d’une impré­pa­ra­tion, d’une incer­ti­tude et d’une improvisation.

On a connu le confinement, le couvrefeu et à présent le pass sanitaire qui limite la liberté de circulation. Est-ce que vous pensez qu’un dispositif comme le Covid Safe Ticket peut s’avérer dangereux démocratiquement parlant ?

Bien sûr si c’est le début d’une sorte de genre de fichage géné­ra­li­sé de la popu­la­tion, le dan­ger est évident. Si les condi­tions évo­quées plus haut sont rem­plies, on pour­rait l’accepter, mais seule­ment de manière tem­po­raire et enca­drée. Mais il faut dire non à un « miracle infor­ma­tique » qui entrai­ne­rait une sur­veillance de masse de la popu­la­tion sans aucun contrôle. Outre qu’il faut que cette mesure réponde à un besoin social impé­rieux, son appli­ca­tion doit aus­si être étroi­te­ment encadrée.

Mais le risque n’est-il pas justement de renforcer avec ce genre d’outil numérique de masse dans une société de contrôle ?

Bien enten­du, la sur­veillance de masse est à nos portes. Ici sans même qu’on s’en rende compte. Alors aujourd’hui on sou­tien­dra qu’il y a de bonnes rai­sons, mais on trou­ve­ra peut-être demain que ces rai­sons sont moins bonnes.

C’est aus­si le pro­blème qu’on s’habitue pro­gres­si­ve­ment à ce genre d’outils intru­sifs une fois qu’ils se parent des habits du juri­dique. On sent bien que la popu­la­tion en géné­ral suit bon gré, mal gré, même si cer­tains contestent et voient bien le danger.

C’est-à-dire qu’on crée une ambiance propice à accentuer encore plus le délitement démocratique que vous évoquiez ?

Je le pense. Le droit doit conti­nuer d’être là pour pro­té­ger les per­sonnes, pour pro­té­ger leur liber­té, pour pro­té­ger leur vie pri­vée, pour pro­té­ger et non pas ser­vir à muse­ler tout le monde. On est depuis des décen­nies dans cette ambiance de crise qui jus­ti­fie tout et à la fin, on ne pense plus qu’à tra­vers ces lunettes-là. On risque de perdre le sens de l’avenir.

Les arrêtés du gouvernement ont été jugés par le Conseil d’État, comme ne reposant pas sur une base légale suffisante et il a obligé l’État à, en quelque sorte, régulariser la situation. Ça a donné la « Loi Pandémie ». Vient-elle normaliser des mesures exceptionnelles et qui devraient rester exceptionnelles ?

C’est ce que cer­tains craignent. Décla­rer un état d’urgence ça peut se répé­ter, ça peut se mul­ti­plier… Main­te­nant, c’est la pan­dé­mie, demain ça sera autre chose. Hier, c’était les étran­gers, avant-hier, c’était les pauvres, avant avant-hier, c’était les ouvriers… Il y a tou­jours eu dans toute socié­té des boucs émis­saires qui sont ceux par les­quels tous les dan­gers arrivent, que ce soient des per­sonnes ou des situations.

Selon moi, on ouvre une boite de Pan­dore, on ne sait pas où cela peut nous ame­ner. Cer­tains ont même affir­mé qu’il fal­lait modi­fier la Consti­tu­tion pour per­mettre des excep­tions en cas d’urgence ! Ils défendent l’idée d’activer des dis­po­si­tions incluses dans les textes inter­na­tio­naux selon les­quelles des mesures de déro­ga­tion aux droits fon­da­men­taux peuvent d’être prises lorsqu’un dan­ger public menace la vie de la nation. Fort heu­reu­se­ment, la Bel­gique a eu la très bonne idée de ne pas deman­der au Conseil de l’Europe que les droits et les liber­tés de la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme soient sus­pen­dus en rai­son de la pan­dé­mie. Les États qui ont deman­dé cette sus­pen­sion sont tous des États à ten­dance auto­ri­taire. Il aurait été inutile de le faire, on n’est pas en état de guerre et on ne va jamais convaincre les gens par la contrainte, il faut tou­jours pas­ser par la persuasion.

Face à la tendance autoritaire du pouvoir politique exécutif, que peut la justice ?

La jus­tice est le der­nier rem­part. C’est un contre­pou­voir fort et c’est bien pour ça qu’en Pologne et en Hon­grie, les gou­ver­ne­ments de ces pays dit « illi­bé­raux » ont pour pre­mière cible non seule­ment les médias et la liber­té d’expression, mais aus­si les juges. On fait des chambres de dis­ci­plines pour écar­ter tous les juges un brin sub­ver­sifs. Or, si les juges ne sont plus indé­pen­dants, qu’ils sont aux ordres du pou­voir, alors, il faut en oublier toute idée de jus­tice. S’il n’y a plus de jus­tice indé­pen­dante du légis­la­tif, de l’exécutif, des médias, des groupes de pres­sion, des entre­prises aus­si parce qu’à pré­sent, ce n’est plus que seule­ment l’État Lévia­than qu’il faut craindre, mais bien aus­si des mul­ti­na­tio­nales, il n’y a plus de justice.

Même si notre démo­cra­tie repré­sen­ta­tive actuelle en Bel­gique n’est plus entiè­re­ment satis­fai­sante, qu’elle est trop deve­nue une par­ti­cra­tie, et qu’il fau­drait trou­ver une autre forme, la démo­cra­tie doit sub­sis­ter ne fût-ce que parce qu’elle assure le res­pect des mino­ri­tés et le débat contra­dic­toire. C’est pré­ci­sé­ment ce qui est en train de s’effriter aujourd’hui, en pro­fi­tant d’une crise qui révèle au fond des ten­dances latentes. Il faut donc plus que jamais reve­nir aux fon­da­men­taux et résister.

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