Des usages politiques réduits ?
Si l’on prend statistiquement les usages d’internet des Européens, on s’aperçoit qu’ils sont 86% à utiliser la messagerie (email) et 81% la recherche d’information sur des biens et des services. Viennent ensuite le divertissement et l’actualité.1
Seule une petite partie des usages concerne l’usage d’outils de conversation (chat, forum) ou d’édition de pages personnelles (blog).
Et parmi ces derniers, seule une minuscule fraction concerne des sujets politiques. Ainsi, dans les forums, les thèmes concernant les nouvelles technologies, la cuisine ou la médecine concentrent l’essentiel trafic des consultations et dépôt de commentaires.
Par ailleurs, les animateurs et usagers de ces supports internet dédiés à des affaires politiques sont essentiellement des individus qui sont déjà intéressés, intégrés ou acteurs de la vie politique. Les utilisateurs des forums politiques sont des gens qui participent déjà à des débats publics, ceux qui animent ou consultent des blogs politiques sont des gros consommateurs d’information politique. Le « cybercitoyen actif » n’est donc qu’un « citoyen actif » possédant une connexion internet et s’en servant.
Internet et ses outils ne semblent donc pas remédier à ce qu’on nomme la crise du politique qu’on caractérise habituellement par la dépolitisation de la plupart de la population. Une dépolitisation qui serait entraîné par un fossé croissant entre élus et citoyens. Et pour cause, on ne peut apporter une solution technique à un problème qui ne l’est pas. C’est plutôt du côté de l’organisation de la vie collective ou encore de la part de participation accordée aux citoyens par les élus dans la menée des affaires publiques qu’il faudrait travailler.
La technologie seule ne peut donc permettre à un individu un engagement qu’on suppose bloqué jusque-là par des facteurs rarement explicités. Comme le souligne Thierry Vedel, « L’idée de démocratie électronique repose sur le postulat implicite qu’une grande partie des citoyens est désireuse de s’impliquer intensément dans la vie politique et que cette implication passe par leur meilleure information. »2
Or, peu de gens « viennent » à la politique par le biais d’internet. La plupart y prolongent en fait pratiques et attitudes déjà formées ailleurs. Le profil type de celui qui fréquente forums et blogs politiques est d’ailleurs celui d’un homme, urbain, 35 ans, issu des catégories socioprofessionnelles supérieures. Précisément celui qui s’intéresse déjà à la politique dans sa consommation de quotidiens ou par son action de militance au sein d’une organisation.
Certes, on constate une hausse fulgurante des échanges politiques sur internet lors des campagnes électorales ou les moments de crises sociales. Mais cette hausse ne fait que correspondre à une augmentation plus globale qui s’incarne dans les ventes de quotidiens, dans l’audience d’émissions politiques à la TV ou encore dans le temps des conversations familiales consacré à ce sujet. Il n’y a pas, dans ce domaine, de spécificité internet.
Cependant, on peut se demander si la dépolitisation n’est pas inéluctable dès lors qu’on définit l’expression en politique de manière très limitative et principalement par la participation électorale ou l’engagement dans des structures politiques institutionnalisées. Car le peu de lieux d’expressions politiques et le peu d’individus tentés d’aller s’y exprimer sur internet ne signifie pas non plus qu’on ne parle jamais politiquement en dehors des sites ou forums consacrés à cet usage. Tout comme il ne faut pas considérer que les seuls moments où l’on discute politique en face-à-face ne se produisent que lors de meetings, réunions publiques ou débats organisés.
Des conversations qui surgissent
Qu’est-ce que parler politique au juste ? Difficile de répondre à cette question tant se mêlent, sous un même qualificatif polysémique, différents registres de discours (paroles d’élus, de candidats politiques, description de stratégies électorales, opinion sur un choix de société, mise à jour de conflits…). Des discours traditionnellement rattachés à l’ordre politique peuvent être très pauvres politiquement (par exemple ceux qui parlent de stratégies politiques, de conquête de l’opinion, de méthodes des Relations Publiques), d’autres se disent apolitiques et en sont pourtant chargés, tandis qu’enfin des discours d’apparence ordinaire et profane peuvent s’avérer politiquement riches. Ce sont ces derniers qui nous intéressent ici et qu’on peut constater sur internet. L’intérêt d’internet par rapport à la vie quotidienne, c’est qu’il existe des traces consultables de ces moments d’expressions inhabituels.
Bien souvent, les conversations politiques, dans la vie « réelle », surgissent plus qu’elles n’interviennent dans des lieux et temps qui lui sont consacrés. En famille entre le fromage et le dessert, à la pause café entre collègues, au bistro avec des voisins de table dont on a surpris une réflexion sur la société, devant les nouvelles télévisées, au détour d’une conversation pourtant banale. Elles sont souvent plus aiguisées, plus radicales et tranchées mais aussi plus expérimentales, plus imprévisibles que lors de démonstrations publiques où elles sont mises en scène et organisées (par exemple lors d’un débat public).
Sans prendre totalement par surprise, elles ne se déroulent pas forcément là où on les attend le plus.
Sur internet, au sein des moyens de commenter (forum, blogs, commentaires), on ne converse politiquement pas non plus nécessairement dans des lieux dédiés à cet usage ou supposés l’être.
Ainsi, il arrive qu’on discute de la problématique des OGM sur un forum de cuisine pourtant consacré à l’échange de recettes, de la précarité des employés de la FNAC en particulier et des chaînes de distribution en général sur un site traitant des technologies électroniques, on rêve de l’école idéale dans les commentaires d’un blog intime dont l’auteur racontait pourtant de banals souvenirs scolaires, ou encore des élections sur des forums consacrés à la santé.
On prend position de manière presque inattendue. On n’était pas venu pour parler politique mais on se retrouve à politiser la conversation qui avait débutée de manière anodine. Un nœud de tension est levé et met à jour des enjeux, autour desquels des choix peuvent s’exprimer et s’articuler. Les préoccupations quotidiennes ou personnelles semblent enfin reliées avec des choix collectifs.
On est moins là pour en découdre que pour profiter de ce moment de libération de la parole et de cette prise de conscience précisément parce qu’on n’était pas venu pour débattre. Certes, rapidement, les ardeurs sont calmées, des rabat-joie surviennent et tentent d’imposer à ces débats inopinés une fin au nom de la « neutralité politique » du lieu de discussion (« on n’est pas là pour parler politique », « il y a d’autre lieux pour parler de ça »).
Redéfinir la parole politique
Usuellement, la parole politique est rattachée exclusivement à celle employée par l’homme ou la femme politique et se résume à quelques thèmes de prédilections et notamment l’organisation des pouvoirs. Pourtant, comme le rappelle Vanessa Molina : « La politique concerne davantage que les secteurs d’activités autour desquels on est habitué de la voir (le parlement, les pétitions, les manifestations). Elle est plus large que des thèmes précis (répartition de la richesse, cohabitation d’identités culturelles différentes, rapports entre États), plus large que des personnages-clés (président, opposition, dirigeants de mouvements sociaux ou même classes sociales) »3. Poursuivant, la chercheuse insiste pour une prise en compte du parler politique hors du strict champ politique, le parler de tous, avec chacun ses propres outils et références et pouvant toucher tous les domaines de la vie, des lieux et moments tels que le travail, la famille, le temps libre etc. Car tout ce qui concerne des choix à prendre, individuels et collectifs, des réflexions sur sa situation peut se parler de manière politique.
On peut dès lors partir de l’idée qu’il n’existe pas de conversation politique mais plutôt des moments politiques dans les conversations, des moments de prise de position et d’antagonismes qui peuvent concerner tous les domaines de la vie où existent des rapports de force. Si on applique une focale large de la parole politique, proche du « Tout est politique » des années 60, on s’aperçoit que la dépolitisation supposée n’est pas réelle et les expressions politiques nombreuses. Si « parler politique » est avant tout une manière de parler des choses qui peut intervenir à tout moment, alors, comme on l’a esquissé, la parole politique s’immisce dans de nombreux lieux de discussions du réseau internet comme dans de nombreux moments de discussion dans la vie quotidienne.
Politisation clandestine
C’est donc peut-être plus par la multiplication des situations de communication, qui sont autant de possibilités pour une conversation politique d’éclore, que par la création d’espaces spécifiques de discussions sur des sujets politiques qu’internet apporte quelque chose aux échanges d’idées politiques.
C’est peut-être sur notre regard qu’il amène le changement le plus important. Que ce soit sur internet comme dans la vie quotidienne, on ne rencontre finalement que rarement des individus n’ayant aucun avis sur des situations sociales et ne prenant part à aucune des possibilités d’un répertoire large d’actions politiques.
La dépolitisation n’est donc pas si prégnante qu’elle le semble si l’on prend le temps de s’interroger sur la nature politique des conversations ordinaires et ce, quels que soient l’endroit où elles se déroulent.
- Pierre Berret, « Diffusion et utilisation des Tic en France et en Europe », Culture Chiffres, 2008 – 2.
- Thierry Vedel, « L’idée de démocratie électronique, origines, visions, questions » in Le désenchantement démocratique, Perrineau Pascal (dir). La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2003, pp 243 – 266.)
- Vanessa Molina, « Par delà les gouvernements — Parler politique dans les quartiers populaires d’Amérique latine », 2008, texte disponible ici