On dit souvent que c’est l’exception qui confirme la règle. Dans la société validiste qui est la nôtre, on pourrait dire que c’est l’exception qui confirme la norme. Le validisme est une forme d’oppression qui induit des discriminations et la prévalence de préjugés à l’encontre des personnes vivant en situation de handicap physique ou mental. Le validisme est une attitude normative qui conditionne le fonctionnement général de la société, selon les critères propres aux personnes dites « valides ».
Les personnes valides, dont je fais partie, sont souvent impressionnées de voir des personnes en situation de handicap faire des choses « normales » : sortir, créer, voyager, vivre seul·e ou au contraire faire famille, entreprendre, militer, faire des études avancées… L’imaginaire collectif les présente alors comme extraordinaires, des genres de super héro·ïnes en sommes. Mais présenter les personnes en situation de handicap comme des héro·ïnes est aussi une manière de perpétuer l’oppression, d’accepter que perdure les obstacles.
Parce qu’en vrai, on ne souhaite à personne d’être des supers héro·ïnes : souvent isolé·es, à la fois antisociales et suradapté·es, contraint·es à l’irréprochabilité. Alors si les personnes handies qui (s’en) sortent, se rendent visibles dans un monde qui n’est pas prévu pour elleux ne sont pas des supers héro·ïnes au destin exceptionnel (et récupérable par le bulldozer médiatique, devenant l’étendard conformiste des valeurs qu’une société donnée cherche à perpétuer), elles pourraient pourtant, dans un heureux renversement, nous venir en aide. Comment ? En nous obligeant à repenser en profondeur l’enjeu de la participation d’une plus grande diversité de personnes à la production et la diffusion des imaginaires via l’éducation et la vie culturelle.
Aujourd’hui, la question de l’accessibilité des espaces publics est en partie une obligation légale. Accessibilité du public aux lieux culturels ok, mais qu’en est-il des espaces de création pour les artistes elleux-mêmes, de la scène, des loges, des écoles, des salles de travail ? Il existe une multiplicité d’angles morts dans notre manière de penser « l’accès » qui ne demandent qu’à prendre vie, qu’à devenir des espaces d’expression pour une plus grande diversité de formes de vie.
Dans le marécage culturel dans lequel on patauge, il s’agirait bien de finir de barboter pour oser aller toucher le fond du problème. Quitte à s’embourber pour un temps dans la vase des idées confuses. Prendre en compte les situations de handicap renvoie à la complexité d’une presque infinité de situations singulières dont on pourrait se contenter de traiter les plus visibles pour éviter de se noyer. Doit-on vraiment s’adresser à tout le monde tout le temps ? L’accessibilité de nos productions est-elle une condition limitante ? Dois-je toujours proposer des choses que tout le monde doit pouvoir comprendre ? À ces questions vertigineuses et non exhaustives, j’opposerai plutôt celles-ci : S’adresse-t-on toujours aux mêmes ? Écoute-t-on toujours les mêmes ? Quelle est notre responsabilité par rapport aux dépenses de l’argent public ? Le Groupe de Travail « Culture Inclusive » de United Stages — un label d’organisations culturelles engagées notamment pour le droit des étrangers — s’est inspiré du guide pour « accessibiliser » un évènement des Dévalideuses, disponible en ligne, lors de sa première réunion en juin 2022 : Quel idéal d’accessibilité souhaite-t-on et peut-on atteindre selon l’évènement, la taille de la structure et les moyens financiers dont on dispose ? Comment communiquer sur l’accessibilité et toucher les personnes concernées ? Comment mettre en place un plan de communication qui inclut les questions d’accessibilité ? Comment penser les processus créatifs, la constitution des équipes avec une perspective inclusive ? Le festival Équinoxe ayant eu lieu en avril à Bruxelles a servi d’exemple pour ce qui a été mis en place tant au niveau de l’accueil que de sa programmation.
Penser l’accès, les mille modalités pour rendre accessible, c’est s’offrir un accès à soi-même pour voir et rencontrer d’autres manières d’être en vie, leur permettre de devenir visible pour, paradoxalement, cesser d’être trop regardée. Alors peut-être que nos gestes valides perdraient un peu de leur évidence standardisée, que nos corps valides sortiraient de leur carcan, fait d’un alliage d’efficience et de productivité, et que nous regarderions nos habitudes pour ce qu’elles sont : des habitudes, et non pas des lois de la nature.
Liens et références :
https://equinoxesfestival.be/fr
https://www.instagram.com/laurpontak et son fanzine « Roule ou crève - Tips de lutte antivalidiste mais surtout pour mieux vivre sa vie handi »
https://www.mulakoze.com notamment l’intervention de Marianne Mulakozé lors du cycle Pouvoirs et Dérives IV de La Bellone ayant eu lieu au Café Congo en novembre 2021.