Surréalisme, le mot trahi

Par Denis Dargent

Il y a plus irri­tant encore que la cas­tra­tion séman­tique du mot anar­chie : il y a la révul­sante uti­li­sa­tion de sur­réa­lisme comme syno­nyme d’incohérence, de confu­sion ou du n’importe-quoi­tisme éta­tique à la Belge… C’est à en jeter sa bière sur l’écran !

Celles et ceux qui disent, ou qui écrivent, que notre pays est celui du sur­réa­lisme ne savent géné­ra­le­ment pas de quoi ils/elles parlent. Il y a un monde de dif­fé­rences en effet entre les acti­vi­tés des sur­réa­listes hen­nuyers ou bruxel­lois (un ancrage géo­gra­phique qui est à l’origine de l’amalgame ici dénon­cé) et cette hon­teuse réduc­tion du voca­bu­laire qui pro­voque chez les esprits lar­vaires ces tics lan­ga­giers fonc­tion­nels et stan­dar­di­sés. Nous par­lons de plus en plus comme dans la publi­ci­té et cela can­cé­rise nos ima­gi­naires à notre insu.

Alors réagis­sons ! Et rap­pe­lons-leur à ces com­mu­ni­cants bêlants que le sur­réa­lisme demeure une des grandes aven­tures intel­lec­tuelles du 20e siècle. Qu’il s’agissait pour ses fon­da­teurs pari­siens — Bre­ton, Sou­pault, Péret, Ara­gon… —, de mener les êtres humains vers des états de réa­li­sa­tion et de dépas­se­ment. Qu’il s’agissait donc, dans la fou­lée de dada — mou­ve­ment de rup­ture mais blo­qué à jamais sur la pos­ture du NON — de balayer l’art, la culture et la phi­lo­so­phie pour que la vie de cha­cun, cha­cune SOIT pré­ci­sé­ment une œuvre d’art, de culture et de philosophie !

Le sur­réa­lisme, dont l’âge d’or se situe aux confins des années 1920 et 1930 et qui s’effacera pro­gres­si­ve­ment au len­de­main de la Seconde Guerre, reste avant tout un moyen de connais­sance de soi et du monde, pos­tu­lant que l’inspiration créa­trice (la poé­sie) se dis­si­mule au fond de nous. D’où l’importance du jeu, de l’écriture auto­ma­tique, de l’utilisation des rêves, de l’hypnose et des tech­niques médium­niques pour son­der notre incons­cient, révé­ler le fonc­tion­ne­ment réel de la pen­sée, retrou­ver ce Je qui est un autre (mer­ci Rim­baud !) et pro­vo­quer ce sen­ti­ment de réa­li­sa­tion évo­qué plus haut. Le sur­réel est cette dimen­sion qui trans­cende nos réa­li­tés plates, c’est l’émancipation pleine et entière, la liber­té retrou­vée par­mi les décombres de nos conditionnements.

Mais le sur­réa­lisme, ne l’oublions pas, fut aus­si une expé­rience poli­tique révo­lu­tion­naire dont l’objet, radi­cal, visait, comme le résume Raoul Vanei­gem, à la « liqui­da­tion du sys­tème mar­chand et de la civi­li­sa­tion bour­geoise et chré­tienne » (His­toire désin­volte du sur­réa­lisme, réédi­tion 2013 chez Liber­ta­lia). Là, il est vrai, cer­tains sur­réa­listes — mais pas tous, loin s’en faut ! — se per­dirent dans les méandres du com­mu­nisme sta­li­nien. D’autres, ce qui s’avéra tout aus­si néfaste, devinrent des artistes connus et recon­nus. « Ceux qui vou­lait rame­ner l’art à la vie n’ont fait qu’introduire le prix du vécu sur le mar­ché de l’art », rap­pelle cruel­le­ment le même Vanei­gem (op. cit)…

Mais de l’échec du mou­ve­ment sur­réa­liste nait l’irrépressible sen­ti­ment que nous sommes toutes et tous inca­pables de sub­ver­tir le sys­tème tech­no-pro­duc­ti­viste qui nous englue jusqu’au cer­veau. À moins de détruire le réel sup­po­sé. Ou de tra­hir la langue, une fois de plus.

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