Une vie, deux barils

Par Pierre Vangilbergen

CC BY 2.0_Spc. Kieran_Cuddihy

« N’oublie pas de rame­ner à boire ! ». L’adage des auberges espa­gnoles est bien connu : chacun·e ramène un breu­vage qu’iel sou­hai­te­ra par­ta­ger avec d’autres. Le monde anglo-saxon emprunte pareille expres­sion, avec l’acronyme BYOB. Enten­dez par là : Bring Your Own Bot­tle. Sys­tem of a Down, figure de proue amé­ri­caine du neo metal des années 90, a fait sienne cette expres­sion afin de la mettre à sa sauce mili­tante et en sor­tir un mor­ceau : BYOB (Bring Your Own Bombs).

On est alors en 2005 et les États-Unis sont empê­trés dans une guerre contre l’Irak, déclen­chée deux ans plus tôt par l’administration Bush, sus­pec­tant le régime de Sad­dam Hus­sein d’entretenir des liens étroits avec Al Qaï­da. Un énième cha­pitre bel­li­queux de la deve­nue célèbre « War on Ter­ror », la « Guerre contre le ter­ro­risme », en réplique aux atten­tats new-yor­kais du 11 sep­tembre 2001. Des bombes satu­rées de ven­geance, dou­blées d’une sainte volon­té de détruire des armes nucléaires sup­po­sé­ment déte­nues par l’Irak. L’oncle Sam, en grand che­va­lier blanc, dont l’after-shave sen­tait néan­moins furieu­se­ment le pétrole, qui empor­te­ra dans sa longue caval­cade meur­trière plu­sieurs cen­taines de mil­liers de vies humaines. « Where the fuck are you ? Why don’t pre­si­dents fight the war ? Why do they always send the poor ? – Où es-tu bor­del ? Pour­quoi les pré­si­dents ne se battent pas en temps de guerre ? Pour­quoi envoient-ils tou­jours les pauvres ? » 

Autant d’interrogations, telles des balles qui sifflent à côté de l’oreille, que ren­voient dans BYOB les artistes amé­ri­cains de Sys­tem of a Down, trau­ma­ti­sés par le concept même de la guerre. En effet, les mas­sacres et les dépor­ta­tions font par­tie de leur ADN. Serj, Sha­vo, Daron et John sont tous quatre ori­gi­naires d’Arménie, un pays mar­qué à vie par un géno­cide turc per­pé­tré entre 1915 et 1923. Une émo­tion tou­jours pal­pable, comme en témoigne encore récem­ment, en mars der­nier, la réac­tion du voca­liste à l’occasion d’une allo­cu­tion du pré­sident amé­ri­cain, Joe Biden, recon­nais­sant offi­ciel­le­ment le géno­cide armé­nien : « C’est extrê­me­ment impor­tant, mais ce n’est qu’une étape vers le long che­min de la jus­tice qui attend la Tur­quie et la néces­si­té qu’elle a de s’amender envers les des­cen­dants des 1,5 mil­lion d’Arméniens, de Grecs et d’Assyriens sys­té­ma­ti­que­ment mas­sa­crés par ses ancêtres turcs otto­mans. »

En 2015, l’Arménie com­mé­mo­rait les cent ans du géno­cide. Plu­tôt dis­crets depuis quelques années, les artistes res­sortent alors leurs gui­tares et mettent sur pied la Wake Up the Souls Tour. Six concerts uni­que­ment pla­ni­fiés dans des pays euro­péens ayant recon­nu offi­ciel­le­ment le géno­cide. La Bel­gique en fai­sait par­tie. La tour­née se clô­tu­re­ra par un concert gra­tuit sur leurs terres natales, une pre­mière. « Mar­ching for­ward hypo­cri­tic – And hyp­no­tic com­pu­ters – You depend on our pro­tec­tion – Yet you feed us lies from the table­cloth – Mar­chant devant des hypo­crites – et des ordi­na­teurs hyp­no­ti­sant – vous dépen­dez de notre pro­tec­tion – et vous nous nous nour­ris­sez donc de men­songes tom­bés en-dehors de l’assiette. » Des paroles qui résonnent tou­jours aujourd’hui, seize ans plus tard, où les États-Unis ont fina­le­ment dû se résoudre à plier bagage en Afgha­nis­tan, une sor­tie hon­teuse de la « War on Ter­ror », après vingt années d’occupation main­te­nue à coups d’arguments les plus fumeux les uns que les autres, façon­nant au fil des années un golem incon­trô­lable qui bou­le­ver­se­ra l’équilibre mondial.

L’épilogue tra­gique aura lieu le 30 août der­nier, mar­quant le départ défi­ni­tif des troupes à la ban­nière étoi­lée. Beau­coup gar­de­ront en tête les images des der­niers jours pré­cé­dant cette date, où la popu­la­tion afghane, amas­sée à l’aéroport de Kaboul, pro­fi­te­ra de la moindre occa­sion afin de ten­ter de s’accrocher, au péril par­fois de sa vie, à ces avions qui exfil­traient hommes et femmes face au régime san­gui­naire et tota­li­taire des tali­bans. Ou encore la vision de ces parents, déses­pé­rés, fai­sant pas­ser leur enfant par-delà un mur, pétri·es d’espoir que leur petite fille pour­rait vivre une vie meilleure. Ailleurs. « Eve­ry­bo­dy is going to the par­ty – Have a real good time – Dan­cing in the desert – Blo­wing up the sun­shine – Tout le monde va à la fête – Amu­sez-vous bien – Dan­sez dans le désert – Faites explo­ser les rayons du soleil ». Les notes groo­vy de ce refrain prennent sou­dain un air aci­du­lé, mar­quées au fer rouge par cette vision hor­rible de familles déchi­rées, où tout est désor­mais per­mis afin de sur­vivre ou d’offrir à ses proches la pos­si­bi­li­té d’un hori­zon vivable. Ere­van-Kaboul, des trau­mas et des des­tins simi­laires se rejoignent.

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