Évaluer ?
Michel Neumayer : Il n’y a pas de vie sans évaluation ! Évaluer, c’est d’abord donner de la valeur. Mais de quelle valeur parle-t-on ? À l’école, on confond trop souvent la personne (l’élève, l’apprenant) et sa production (orale, écrite, en actes) et on dit la valeur par des chiffres. L’enjeu pour nous est de commencer à dissocier les choses : l’élève de sa production ; le processus (fabrication, recherche, apprentissages) de la production.
Dans quel but ?
MN : À l’école, on enseigne des savoirs, dit le sociologue Edgar Morin, mais on n’enseigne pas ce que signifie apprendre. Évaluer, c’est peut-être d’abord renouer avec une activité qui serve cet objectif. Qui n’ait pas pour but de classer, mais d’asseoir les apprentissages, de les stabiliser et de les conscientiser. Ce faisant, il s’agit de développer une culture — non du chiffre, du résultat — mais de la mise en mots du vécu et de l’expérience que fait celui qui apprend.
Pourquoi, culturellement, estime-t-on comme allant de soi un système scolaire basé sur le classement ?
Etiennette Vellas : Estime-t-on le système comme allant de soi ou est-ce précisément là que se situe le problème : un système non conscientisé ? À la question « à quoi sert l’école ? », des recherches montrent que les parents répondent presque tous dans le sens d’une école exclusivement formatrice. Ils ne voient pas, en tant qu’utilisateurs, l’école servant le tri social, l’organisation d’une société hiérarchisée et hiérarchisante.
Pourquoi cette ignorance ? Le concept « d’habitus » (Bourdieu) peut nous permettre de comprendre cet aveuglement. Nous sommes en présence non seulement d’une soumission au fonctionnement coutumier de l’école, mais plus encore d’un consentement : nous acceptons le système de notation et de hiérarchies à l’école. Plus encore nous le reproduisons et le défendons s’il est attaqué ! Étonnant !
Comment sortir de cet étourdissement ?
EV : L’urgence est de pouvoir poser, entre citoyens, le problème de l’évaluation, d’y travailler. Mais s’engager sur cette voie, c’est d’abord admettre qu’il y a problème ! Or il est masqué.
MN : La recherche en docimologie nous dit depuis longtemps que mesurer les apprentissages n’est pas une science exacte.Or, nous continuons ! Pourquoi ? D’abord parce qu’idéologiquement nous adhérons à l’idée de hiérarchie. (On pourrait lui préférer la notion d’entraide, mais non !). Ensuite, parce que nous faisons de l’effort, voire de la pénibilité, l’alpha et l’oméga de tout progrès : « c’est pour ton bien, si tu peines ! » ou variante douce : « noter, stimule les apprentissages ». Puis, parce que nous acceptons le classement, donc un tri possible, en cohérence avec un cadre social inégalitaire que nous ne remettons pas en question et qui demande de fabriquer des élites. Enfin, parce que la note répond à un désir un peu narcissique de savoir « ce que nous valons » à travers ce que valent nos productions.
Ce que le quantitatif, le classement, la compétition et la mesure font aux élèves, à leur apprentissage, à leur épanouissement.
EV : Cette « machinerie » évaluative oriente l’école, l’enseignement, les apprentissages, le savoir et le rapport au(x) savoir(s), le rapport aux autres, dans le sens contraire de ce qu’annonce l’institution.
Ainsi, voit-on par exemple, des enfants :
- mettant l’essentiel de leur intelligence à monnayer leurs savoirs, gérer leur moyenne (plus besoin de travailler, j’ai déjà ma moyenne !). Qui s’empressent parfois d’oublier les acquis une fois évalués (ça, je devais juste le savoir pour la semaine dernière) ;
- construisant non-sens, pas de sens, ou contresens au travail scolaire (voir les fameux problèmes dits de l’âge du capitaine) et à la culture (mon addition, j’dois la faire au présent ou à l’imparfait ?) ;
- fatigués, apathiques ou révoltés, à force d’être dé-valués, trouvant normal de l’être, parce qu’ils s’attribuent l’entière responsabilité de leur échec ; les parents des milieux populaires jugeant la situation souvent naturelle ;
- s’excluant des situations d’apprentissage par peur de l’échec ; ou conduits aux stratégies du pauvre (fuir les apprentissages et devoir (se) prouver qu’ils peuvent « faire des choses » : le clown ou des bêtises bien plus coûteuses plus tard ;
- dévalorisés à leurs propres yeux, qui à force d’avoir été étiquetés comme êtres manquants, finissent par se réfugier dans des clans, des bandes, des communautés parfois douteuses ou violentes, mais qui leur permettent d’exister, d’être reliés à d’autres, de se sentir reconnus, d’être acteurs et non spectateurs de la vie sociale.
N’oublions ni ceux qui savent comment tirer leur épingle du jeu et apprennent à devenir les écraseurs des précédents, ni les enseignants dont le devoir (réel ou imaginé) de noter brise les meilleures intentions pédagogiques.
Voilà ce qu’il faut aujourd’hui pouvoir rendre visible : notre société fabrique ce gâchis !
Comment cela pourrait-il être autre ?
EV : Il faut créer des ruptures radicales dans nos têtes. Proposer des occasions de constater que des écoles sans notes existent (en Belgique, en Finlande, en Suisse par ex.) et qu’elles fonctionnent mieux que les autres. Rendre visibles les conséquences désastreuses du système sélectif.
Nous ne partons pas de rien, mais il manque pour la majorité des citoyens la possibilité de prendre vraiment conscience de ces perversions et dérives : l’École d’État, qui se dit obligatoire (alors que seule l’instruction l’est) et formatrice pour tous, sert en réalité la sélection précoce en excluant très tôt certains enfants des meilleures places sociales.
Sur quoi s’appuyer ?
EV : Il s’agit déjà de clarifier la mission de l’école : instruire et éduquer. De la décharger de toute velléité de sélection durant le temps de l’éducation obligatoire.
MN : L’École doit former à une « observation formatrice » de son parcours. Ainsi à parler de « comment on apprend », à mettre des mots sur ce que l’on découvre (lectures, recherches, projets, coopérations). Ce faisant on dit des choses de soi (« voilà où j’en suis »), des autres (« d’accord / pas d’accord avec toi ») et du monde (« voilà comment ça marche »).
Évaluer, c’est alors développer la capacité à produire du récit, à dire des déroulements (un avant, un après, différentes phases, etc.). Bref l’école doit « faire culture », initier à la parole, à l’écriture, à l’échange, au débat : autant de choses qui « font lien ».
Il faut y croire !
MN : Oui, et cela signifie le refus des jugements péremptoires, l’établissement d’un climat de confiance, de l’empathie, de l’accompagnement (maître/élève ou de l’entraide élève/élève) et, pour l’enseignant, le souvenir de l’enfant que l’on a soi-même été !
Le respect des personnes, la démocratie dans les savoirs aussi !
MN : Qui est habilité à dire le vrai, le faux, la valeur ? Pourquoi pense-t-on à notre place ? De l’expertise, il y en a bien des sortes ! Non que nous comptions pour insignifiante l’expertise de celui qui a étudié tel ou tel phénomène au plan scientifique, humain, etc. mais bien plus riche et peut-être même plus démocratique est la rencontre des expertises !
À l’école cela signifie que la seule parole du maître ne suffit pas. L’important est de cheminer ensemble (entre enfants, entre adultes et enfants) vers plus de clarté sur ce que nous faisons, apprenons, découvrons, et d’apprendre à le transmettre ! Que s’ajustent les points de vue avec la pleine différence des savoirs, des âges, des expériences. Que chacun comprenne comment l’autre pense et pourquoi1.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Le « chiffre » a‑t-il remporté la victoire ?
MN : En toile de fond de cette nécessaire désintoxication de la notation, se joue l’immense débat sur ce qu’est l’humain ; sur notre rapport au réel ; sur notre démiurgie ; sur notre volonté de pouvoir sur la nature et sur les autres. Un peu de modestie, svp ! Dans nos sociétés modernes nous sommes victimes de deux facteurs qui, du plus intime au plus collectif, dominent nos fonctionnements : la vitesse et le marché.
La vitesse ? Oui, car produire un chiffre et le donner à lire est bien moins coûteux en temps que de prendre connaissance d’un récit, d’un film, d’une analyse. C’est un ralentissement, un « slow down », un « lever le pied » que nous appelons ici !
L’informatique (si commode, si performante) a perverti notre rapport au chiffre. Le chiffre est une invention humaine de premier ordre, mais jamais qu’une image (François Dagognet, Réflexions sur la mesure). D’autres « images » peuvent être produites et aucune n’est jamais la réalité à l’état pur.
Le marché ? Il investit toutes les sphères de l’activité humaine. Si, à l’école déjà, nous ne bifurquons pas, nous légitimons la mise en concurrence des êtres, des objets, des savoirs et la récupération marchande de la subjectivité.
EV : Ces problèmes tout à la fois philosophiques, sociaux, éthiques, politiques, pédagogiques, il faut pouvoir les poser, sans culpabilité, mais en acceptant « d’en faire partie » ! Nous devons les mettre en lumière et du coup nous répondrons pour l’École aux buts que nous prétendons lui assigner.
- Maria-Alice Médioni, L’évaluation formative au cœur du processus d’apprentissage, Chronique sociale, 2016
Michel Neumayer et Etiennette Vellas sont coordinateurs du livre Évaluer sans noter, éduquer sans exclure, Chronique sociale (2015) et membres du Lien international d'Éducation nouvelle