L’école au temps de la pandémie

Illustration : Emmanuel Troestler

En période pan­dé­mique, l’école s’est vue tenue, au mieux, comme une variable d’ajustement. Peut-on espé­rer que ce trai­te­ment, s’ajoutant à une constante déva­lua­tion de l’instruction, soit de nature à sus­ci­ter un affect réac­tion­nel assez puis­sant pour qu’on repense col­lec­ti­ve­ment toute l’institution ?

On par­ti­ra ici d’un constat : la « puis­sance de la mul­ti­tude » (des « grou­pe­ments humains ») est, de façon géné­rale, cap­tée par le pou­voir poli­tique. Pour citer Étienne de la Boé­tie au sujet du sou­ve­rain : « Com­ment a‑t-il aucun pou­voir sur vous, que par vous ? » 1

Au départ de cette cap­ture pre­mière, l’État pro­cède par ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion : « Il suf­fit d’une pre­mière cap­ture pour que tout le mas­sif ins­ti­tu­tion­nel se mette à buis­son­ner irré­ver­si­ble­ment » 2. Et il est aisé­ment com­pré­hen­sible que l’école soit une des branches mai­tresses du « buis­son ins­ti­tu­tion­nel » : on voit immé­dia­te­ment quel rôle de for­ma­tage elle peut jouer pour adap­ter ses sujets à « la manière de vivre qui semble la bonne » 3 à l’État.

Les « imaginaires »

Pour que l’autorité d’une ins­ti­tu­tion per­dure, il faut qu’elle soit inves­tie d’un « ima­gi­naire » (d’« affects com­muns ») et que ceux-ci soient par­ta­gés par un grou­pe­ment humain suf­fi­sam­ment impor­tant pour que d’autres affects — mais cette fois réac­tion­nels — ne puissent s’imposer à leur tour.

L’imaginaire sco­laire est appré­hen­dable selon trois pôles – édu­ca­tif, socia­li­sant, et uti­li­taire. Sans entrer dans le détail des évo­lu­tions que tous ont connues, on peut par exemple mon­trer que le pôle édu­ca­tif est pas­sé de l’« ima­gi­naire » de « l’instruction et de l’émancipation de cha­cun par le savoir ration­nel » au 19e siècle à la mis­sion contem­po­raine visant « à rendre cha­cun capable de sai­sir [de son propre chef] les oppor­tu­ni­tés et de faire les bons choix [indi­vi­duels] pour pilo­ter sa vie ».4

De façon géné­rale, l’évolution des trois pôles les a conduits, à faire en sorte que, dans une socié­té mul­ti­cul­tu­relle – mon­dia­li­sée, cha­cun devienne le pilote égoïste de sa vie, ce à quoi sert un seuil d’employabilité auquel il faut au mini­mum conduire les élèves.

La ligne générale : l’enquête PISA

Aujourd’hui, c’est sans doute l’enquête PISA (en fran­çais : Pro­gramme inter­na­tio­nal pour le sui­vi des acquis des élèves) qui rend le mieux compte de quels affects se sou­tient l’école. PISA vise de fait à « éta­blir un repé­rage pré­cis des besoins de l’économie afin de le mettre au ser­vice des experts (…) char­gés du dos­sier de la poli­tique édu­ca­tive »5note]Alain Trou­vé, L’enquête PISA, un simple outil de com­pa­rai­son et d’évaluation ? [/note]: les résul­tats des enquêtes servent aux pays membres de l’OCDE « de sources de ren­sei­gne­ments pré­cieux pour la pré­pa­ra­tion des jeunes géné­ra­tions à « affron­ter les situa­tions de la vie cou­rante » et à « rele­ver les défis du monde réel » »6 — la vie cou­rante et le monde réel étant réduits à « l’économie de mar­ché géné­ra­li­sée per­çue impli­ci­te­ment comme hori­zon indé­pas­sable de la moder­ni­té contem­po­raine ».

Au temps de la pandémie

En tant qu’institution seconde, l’école est donc sou­mise à l’État : à la manière de vivre qui lui semble la bonne. Mais depuis le sur­gis­se­ment de la Covid 19, on aura consta­té que le « bon » aura été fort dif­fi­cile à cer­ner. On ne fera pas l’inventaire des mesures, demi-mesures et contra­dic­tions aux­quelles l’ensemble des assu­jet­tis sco­laires ont été sou­mis, on poin­te­ra sim­ple­ment la caco­pho­nie des dis­cours qui en ont fait un labo­ra­toire géant : « D’un point de vue épi­dé­mio­lo­gique, on va en apprendre beau­coup grâce à cette ren­trée [du 16 novembre 2020]» 7 ou de ceux qui ont mini­mi­sé, voire igno­ré le risque, le tout sous contrainte éco­no­mique — « For­cé­ment, pour que les gens puissent tra­vailler, c’est mieux que leurs enfants aillent à l’école »8.

Les portes s’entrouvrent ?

Mais au sein du chaos, des parts concrètes des ima­gi­naires en cours sont tom­bées, qu’on pen­sait dura­ble­ment acquises, notam­ment celle des sacro-saintes épreuves de fin d’année — sup­pri­més en 2020 — et avec elles, l’évaluation méri­to­cra­tique, basée sur les « notes obte­nues » et rem­pla­cée par la « bien­veillance » à laquelle ont été invi­tés les conseils de classe.

Des évè­ne­ments exo­gènes se sont donc mon­trés capables de remettre en cause un fonc­tion­ne­ment plu­ri­cen­te­naire et d’ouvrir des brèches dans les décli­nai­sons de l’imaginaire néo­li­bé­ral qui colo­nise l’école. La situa­tion endo­gène — la déva­lua­tion per­ma­nente des fonc­tions édu­ca­tives — est aus­si à même, un jour ou l’autre, de trans­for­mer en révolte les affects tristes qu’elle engendre.

La porte s’entrebâille : il faut insis­ter, pous­ser jusqu’à sa com­plète ouver­ture. Une autre école est pos­sible, qu’on vient, pour com­men­cer, de mon­trer bien­veillante et peu sou­cieuse des « points ». Le chan­tier qui s’ouvrirait ain­si néces­site que soient d’ores et déjà mobi­li­sés d’autres ima­gi­naires et l’on ne part pas de rien. Les péda­go­gies dites alter­na­tives — déjà lar­ge­ment expé­ri­men­tées (Mon­tes­so­ri, Frei­net, Decro­ly, etc.) — ou d’autres plus radi­cales encore, comme l’École mutuelle9 ou la mise en place de prin­cipes liber­taires10, offrent des socles puis­sants à une réin­ven­tion globale.

L’on se base­rait ain­si sur deux affir­ma­tions fon­da­men­tales et interconnectées :

  • « L’enfant n’est la pro­prié­té de per­sonne » : « son épa­nouis­se­ment phy­sique est tout aus­si impor­tant que son épa­nouis­se­ment moral, […] son épa­nouis­se­ment manuel est tout aus­si impor­tant que son épa­nouis­se­ment intel­lec­tuel ».
  • L’école peut (doit) « ins­truire un homme créa­teur qui puisse chan­ger la réa­li­té ou la per­ce­voir autre­ment au lieu de la repro­duire par rap­port à ce qui est atten­du11 ».

Tout ceci implique immé­dia­te­ment que les ensei­gnants ne soient plus occu­pés à plein temps et que les adultes — aux­quels l’« école mutuelle » ajoute les élèves eux-mêmes — quelle que soit leur pro­fes­sion – ingé­nieurs, comé­diens, mathé­ma­ti­ciens, dan­seurs, scien­ti­fiques, phi­lo­sophes, arti­sans, etc. puissent enseigner.

Ouvrir l’école et for­mer des humains créa­teurs d’une nou­velle réa­li­té, c’est là une tâche des plus urgentes, dont la pan­dé­mie, en fai­sant voler en éclat un modèle figé, a mon­tré qu’elle n’était pas insur­mon­table pour autant qu’on s’agrège les « profs », fati­gués d’être tenus dans le mépris qui carac­té­rise l’époque…

  1. Dis­cours sur la ser­vi­tude volon­taire, Étienne de la Boétie.
  2. Fré­dé­ric Lor­don, Impe­rium. Struc­tures et affects des corps poli­tiques La Fabrique, 2015.
  3. Ibid.
  4. D’après Les trois rôles sociaux de l’institution sco­laire, un ima­gi­naire com­mun de Domi­nique Grootaers. 
  5. Dis­cours sur la ser­vi­tude volon­taire, Étienne de la Boétie.
  6. On trou­ve­ra un aper­çu des consi­dé­ra­tions de l’OCDE dans l’une quel­conque de ses dif­fé­rentes publi­ca­tions. Par exemple ici ou .
  7. Mar­tial Moo­nen, chef du ser­vice de méde­cine interne et infec­tio­lo­gie à la Cita­delle à Liège cité par Lise Cas­soth dans « Infec­tio­lo­gie : est-ce une bonne idée, cette ren­trée sco­laire ? », L’Avenir, 17/11/2020.
  8. Caro­line Désir dans son entre­tien avec Quen­tin Joris & Mathieu Col­leyn « L’é­cole n’est pas le moteur de l’é­pi­dé­mie », L’Echo.be, 16/11/2020.
  9. On peut se réfé­rer au fort inté­res­sant L’é­cole mutuelle : une péda­go­gie trop effi­cace ? d’Anne Quer­rien (Les empê­cheurs de pen­ser en rond, 2009).
  10. Voir par exemple ici.
  11. Ibid.

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