Autour du livre « Polyphonie écoféministe »

Photo : Le Monde selon les femmes

Par­mi la mul­ti­tude d’ouvrages qui paraissent actuel­le­ment sur les éco­fé­mi­nismes, mou­ve­ments qui tentent de tis­ser des liens entre éco­lo­gie et fémi­nisme, « Poly­pho­nie éco­fé­mi­niste – Entre terre et mèr·e·s » a la sin­gu­la­ri­té de se baser sur des expé­riences contem­po­raines éco­fé­mi­nistes menées aux quatre coins de la pla­nète. Ren­contre avec celles qui ont coor­don­né cette recherche action inter­na­tio­nale très éclai­rante pour sen­tir diverses facettes de cette moda­li­té de pen­ser le monde et d’agir sur lui, Sophie Char­lier et Clau­dine Drion de l’association Le monde selon les femmes.

Ensemble, elles ont mené ce qu’elles appellent une recherche-action, un tra­vail long de deux ans depuis la défi­ni­tion de la thé­ma­tique jusqu’à la publi­ca­tion en pas­sant par les ate­liers, les dis­cus­sions avec les par­te­naires et autres étapes d’écriture. Un tra­vail mené avec les par­te­naires euro­péens de l’ONG Le Monde selon les femmes et du Col­lec­tif des femmes, mais aus­si leurs par­te­naires des Suds, le tout en pleine pan­dé­mie. Entre entre­tiens indi­vi­duels en pré­sen­tiels et ate­liers en dis­tan­ciel, les deux autrices et mili­tantes sont par­ve­nues à tirer pro­fit de cette expé­rience hybride et inédite. « Nous avons démar­ré en plein Covid », nous raconte Sophie, « et on s’est dit qu’on allait quand même faire des ate­liers pour avoir une approche col­lec­tive et pas uni­que­ment de l’interview indi­vi­duelle. On a donc fait des ate­liers sur l’écoféminisme, dont une par­tie sur Zoom. Et on en a fait d’autres en pré­sen­tiel. Cela nous a aus­si ame­nées à faire un ate­lier en Équa­teur ». La géné­ra­li­sa­tion des acti­vi­tés menées au tra­vers de diverses pla­te­formes en ligne leur aura ouvert d’autres oppor­tu­ni­tés, car elles l’avouent, jamais elles n’auraient eu la chance d’aller mener un ate­lier en Équa­teur. Clau­dine confirme : « Le dis­tan­tiel a enri­chi notre réflexion et c’était très fort. Quand on a ani­mé l’atelier avec des femmes qui étaient dans la forêt ama­zo­nienne, il faut avouer que c’était un peu déréa­li­sant. Nous étions en contact avec des femmes en lutte, per­sé­cu­tées par rap­port à leurs com­bats pour la pré­ser­va­tion de la forêt. Toi, tu es à ton petit bureau et elles, elles sont sur leur por­table, elles courent. C’était déca­lé, même si c’était une richesse et que nous sommes contentes d’avoir leurs témoi­gnages ».

Clau­dine et Sophie se défendent d’avoir vou­lu éta­blir une défi­ni­tion de l’écoféminisme car ce mou­ve­ment est loin de for­mer un tout cohé­rent. Il existe des intui­tions, voire même un fon­de­ment qua­si épis­té­mo­lo­gique com­mun, mais les formes que prend l’écoféminisme sont très diverses. « Ces formes diverses ne sont pas dis­so­nantes, et c’est bien cela l’idée de la poly­pho­nie. On a vou­lu mon­trer qu’il y avait des tas de portes d’entrée, et ce qui nous a vrai­ment mobi­li­sées dès le départ, c’était de voir com­ment croi­ser la lutte fémi­niste et éco­lo­gique. Et par­fois, les unes rentrent par le fémi­nisme, les autres rentrent par l’écologie. Et c’est en étant dedans qu’on se dit que, quand même, il y a des liens, il y a des luttes com­munes. C’est vrai­ment ça qui nous a inté­res­sées, évi­ter de créer des caté­go­ries mais sur­tout, nous vou­lions que ce soit la parole des femmes à la base. C’est d’ailleurs pour ça que notre livre est émaillé de petites cita­tions » pré­cise ain­si Sophie.

Vous l’aurez com­pris, les thé­ma­tiques déve­lop­pées sont mul­tiples et toutes plus inté­res­santes les unes que les autres. L’une d’elles concerne l’idée de « co-res­pon­sa­bi­li­té ». Sophie nous a racon­té son atta­che­ment pour ce qui se passe aux îles du Saloum (Séné­gal) : « Les femmes se consa­craient au soin aux per­sonnes et au repi­quage de la man­grove, mais elles se sont déme­nées pour ame­ner les hommes à venir tra­vailler avec elles et que ce ne soit plus uni­que­ment leur res­pon­sa­bi­li­té. Elles l’ont impo­sé. Elles ont tra­vaillé sur ce qu’elles appellent la co-res­pon­sa­bi­li­té hommes-femmes dans les ménages. C’est un pro­ces­sus qui n’est pas ano­din, il y a cinq ans, cela n’existait pas. Dans notre pro­gramme pré­cé­dent, on ne voyait pas ça avec nos par­te­naires, c’est donc une avan­cée impor­tante : co-res­pon­sa­bi­li­té des hommes et des femmes dans le soin, dans la famille et plus lar­ge­ment, dans les orga­ni­sa­tions sociales où en géné­ral, les femmes sont en bas de l’échelle. Ces femmes ont dit non, nous vou­lons nous aus­si avoir des espaces de pou­voir, on doit aus­si pou­voir être pré­sentes dans nos orga­ni­sa­tions sociales. C’est une co-res­pon­sa­bi­li­té fami­liale, mais aus­si sociale et poli­tique. »

Clau­dine, elle, nous explique com­ment elles ont pu croi­ser les pen­sées du Nord et des Suds dans la notion de care : « His­to­ri­que­ment, le soin était ce qui était dévo­lu aux femmes, et depuis trente ans, les éco­fé­mi­nistes ont dit qu’il ne suf­fi­sait pas de sor­tir de la sphère repro­duc­tive pour atteindre la sphère pro­duc­tive et poli­tique. Il faut éga­le­ment étendre la notion de soin à la repro­duc­ti­bi­li­té du vivant au sens très large. Ce sont ces deux choses que l’écoféminisme met en ouver­ture, en dis­cus­sion et poli­tise. Il ne suf­fit pas d’avoir un jar­din pota­ger, même si c’est très bien, ou d’avoir un couple qui par­tage les tâches dans la co-res­pon­sa­bi­li­té, il y a une dimen­sion poli­tique. On retrouve cela très fort, notam­ment dans les mou­ve­ments autour de l’exploitation minière dans les pays des Suds. Les villageois·es sont non seule­ment exclu·es de leur espace, mais en plus, leurs terres sont pol­luées et per­dues. Ce que les femmes des Suds ont par­ta­gé, c’est que nous devons pré­ser­ver notre ter­ri­toire, nous devons pou­voir pré­ser­ver cet espace. C’est un lieu de vie, mais c’est un lieu pour se nour­rir, qui va devoir ser­vir pour les géné­ra­tions futures, il y a toute une vision de l’approche de la nature, du vivant et même du miné­ral. Cette vision-là n’est pas neuve, mais ce qui est neuf, c’est de vou­loir la mettre au cœur de l’économie. C’est le sens de la réap­pro­pria­tion, du reclaim ».

Nous ne pou­vons conclure notre échange avec Clau­dine et Sophie sans évo­quer l’écologie popu­laire dont on sai­sit les contours dans l’ouvrage grâce au tra­vail d’enquête mené par Nadia, une par­te­naire du Monde selon les femmes, dans un quar­tier mar­gi­nal de Paris. De leur propre aveu, les deux autrices constatent que, dans les quar­tiers popu­laires, l’environnement, le soin à la nature, du lieu de vie même si on vit dans un buil­ding, revêtent une impor­tance consi­dé­rable. Et les femmes luttent pour amé­lio­rer leur cadre de vie, notam­ment grâce, dans ce cas pré­cis, à une Mai­son de l’écologie popu­laire comme le raconte Clau­dine : « L’intégration, l’écoute autour d’une éco­lo­gie popu­laire fémi­niste est essen­tielle. Ces per­sonnes se sont mobi­li­sées, à l’initiative des mères qui sont recon­nues comme lea­ders et sujets poli­tiques. Dire qu’on veut une ali­men­ta­tion de qua­li­té dans les can­tines sco­laires, c’est énorme. Elles ont gagné quelques com­bats. À Liège, où j’habite, ce sont aus­si ce genre de com­bats qui sont menés : on ne va pas man­ger de la viande tous les jours, mais on va man­ger des pro­duits de qua­li­té. Et si on mange de la viande dans les can­tines, il faut qu’elle soit bio. Il y a des choses que des mou­ve­ments d’écologie popu­laire peuvent réel­le­ment faire avan­cer. Ici, ce qu’on voit aus­si, c’est que l’accès à l’espace public est essen­tiel. Pou­voir sor­tir de l’appartement, du ghet­to, du quar­tier ou de la relé­ga­tion dans un quar­tier ». Et Sophie d’enchérir : « Ce qui est inté­res­sant, notam­ment par rap­port au care, c’est que ces mères vont faire des cui­sines des dif­fé­rents pays d’où elles ou leurs familles sont ori­gi­naires pour reva­lo­ri­ser leur place dans leur quar­tier. Ain­si, elles créent des liens inter­cul­tu­rels, elles s’intègrent. Une des par­ti­ci­pantes a pris l’exemple du cous­cous, qui est extra­or­di­naire. Elle nous a racon­té qu’en France, le cous­cous est le deuxième plat le plus popu­laire, que tout le monde mange du cous­cous alors que ça vient de chez elle. La ques­tion est de savoir com­ment se le réap­pro­prier, c’est le reclaim dont par­lait Clau­dine. Com­ment se le réap­pro­prier en puis­sance, pour être quelqu’une dans son quar­tier et dans la socié­té. Et ça, je trouve que c’est fort inté­res­sant dans cette approche de l’écologie popu­laire. »

En guise de conclu­sion, je me fais un point d’honneur à gar­der cette pun­chline lan­cée durant notre entre­tien par Clau­dine : « On est dans la merde, donc au moins, l’écoféminisme donne une bribe d’espoir et la force. C’est un peu ça aus­si, notre livre… ». À bon entendeur !

Polyphonie écoféministe – Entre terre et mèr·e·s
Coordonné par Sophie Charlier et Claudine Drion
Le Monde selon les femmes / Couleur livres, 2022

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code