Entretien avec Eric Corijn

Développer une alternative au Vlaams Belang et son monde

Illustration : Éponine Cottey

Com­ment expli­quer la per­cée de l’extrême droite en Flandre ? Le Vlaams Belang y a en effet réa­li­sé un score de 18,5 % le 26 mai 2019. Eric Cori­jn, phi­lo­sophe de la culture et socio­logue, pro­fes­seur d’Etudes Urbaines à la VUB, co-fon­da­teur du Brus­sels Stu­dies Ins­ti­tute inter­uni­ver­si­taire, revient sur l’ancrage natio­na­liste, les ambi­tions d’avenir des extrêmes-droites fla­mandes. Mais aus­si les alter­na­tives pour endi­guer le phénomène.

Pourquoi l’extrême droite a remporté un tel succès électoral en Flandre alors qu’elle reste marginale en Wallonie ?

Dif­fé­rentes rai­sons his­to­riques sont pos­sibles, mais la prin­ci­pale est qu’en Flandre, l’extrême droite est inti­me­ment asso­ciée au natio­na­lisme fla­mand, à la ques­tion iden­ti­taire. Ce qui est géné­ra­le­ment moins le cas dans les régions fran­co­phones. En Flandre le natio­na­lisme est his­to­ri­que­ment de droite (il l’est sou­vent, mais pas tou­jours, regar­dez le Pays basque ou l’Irlande du Nord où le natio­na­lisme y est relié à un pro­jet de gauche). Le Vlaams Belang (VB) s’est tour­né vers ce natio­na­lisme, dans une ver­sion plus radi­cale et xéno­phobe, pour se situer à droite de la NV‑A, for­ma­tion pour­tant déjà bien à droite.

Est-ce que la montée du score électoral du VB peut s’expliquer par l’image plus « sociale » qu’il tente de se donner ?

Il est vrai que les droites popu­listes en Europe en géné­ral, par exemple le Ras­sem­ble­ment Natio­nal en France, reprennent cer­taines reven­di­ca­tions sociales. Ceci indique sur­tout la crise du mou­ve­ment ouvrier tra­di­tion­nel, les par­tis de gauche s’étant sou­mis au dis­cours néo­li­bé­ral de la concur­rence et du mar­ché, donc de l’austérité. Notons qu’un cli­vage existe : le VB attire davan­tage les couches popu­laires et labo­rieuses que la NV‑A, consi­dé­ré comme un par­ti de la classe moyenne.

Mais en fait, la vraie récu­pé­ra­tion évi­dente aujourd’hui de la part du VB, c’est la volon­té de plus de sépa­ra­tisme. En 2003, la NV‑A n’avait qu’un seul par­le­men­taire, qui est mon­té au pou­voir pré­ci­sé­ment en se ser­vant d’un dis­cours sépa­ra­tiste. Mal­gré leur accès au pou­voir (Cinq ans au fédé­ral, dix ans à la Région fla­mande), la sépa­ra­tion n’a pas eu lieu. Le Vlaams Belang a ten­té de reprendre la main sur cette ques­tion sépa­ra­tiste. Tan­dis que la NV‑A a vou­lu récu­pé­rer, elle, la thé­ma­tique migra­toire avec la ligne dure et les pro­vo­ca­tions anti-migra­toire de Theo Fran­cken ou le refus de signer le Pacte de Mar­ra­kech. Le VB, anti-migrants et anti-islam sous l’égide de Filip Dewin­ter, a ten­té de sur­fer sur la vague, mais res­tait assez iso­lé. C’est la ligne Gerolf Anne­mans et la nou­velle géné­ra­tion en cos­tume-cra­vate de Tom Van Grie­ken qui ont remis la ques­tion natio­nale au cœur de leur politique.

Qu’est-ce qui distingue vraiment la NV‑A du Vlaams Belang ?

La NV‑A est un par­ti démo­cra­tique donc ins­ti­tu­tion­nel. À l’inverse, le VB est fon­da­men­ta­le­ment raciste et popu­liste. La NV‑A est un par­ti natio­na­liste d’État : il veut un État nation fla­mand qui socia­lise tous les gens, bien qu’uniquement dans une culture fla­mande. Il a donc un pro­jet natio­na­liste, mais démo­cra­tique, orien­té vers le dèmos donc la for­ma­tion poli­tique d’une nation. Ain­si, la NV‑A per­met aux étran­gers, s’ils s’adaptent aux usages locaux, de deve­nir membre de la socié­té fla­mande, ce qu’elle appelle une iden­ti­té inclu­sive. Le VB est lui beau­coup plus cen­tré sur une posi­tion eth­nique : « Le peuple fla­mand d’abord ! » duquel ne peuvent pas faire par­tie les étran­gers. Il a déjà défi­ni « son » peuple, ce qui exclut de fait l’Autre.

On explique généralement le vote de l’extrême droite par le déclassement social ou la paupérisation. Or, la Région flamande est une des régions les plus riches d’Europe, comment expliquer ce phénomène ?

Mesu­rer le mon­tant de la richesse d’un ter­ri­toire ne dit rien sur la dis­tri­bu­tion de cette richesse. Si, glo­ba­le­ment, l’économie fla­mande est plus com­pé­ti­tive que l’économie wal­lonne, elle subit une véri­table poli­tique de pri­va­ti­sa­tion des ser­vices publics. Ce qui a entrai­né une aug­men­ta­tion consi­dé­rable des inéga­li­tés sociales et un ralen­tis­se­ment de la redis­tri­bu­tion des richesses : les riches sont deve­nus plus riches et les pauvres plus pauvres. En Flandre, la social-démo­cra­tie est dans une crise pro­fonde, deve­nue social-libé­rale, elle n’a plus pour pro­jet de main­te­nir l’État Pro­vi­dence mais a pré­fé­ré suivre la « troi­sième voie », celle de la com­pé­ti­ti­vi­té, de la mar­chan­di­sa­tion et donc de l’exclusion sociale. La Flandre comp­ta­bi­lise 25 % de pauvres et est loin de connaitre le plein emploi.

L’extrême-droite pointe du doigt les « pro­fi­teurs » qui s’installent en Flandre, ceux qui n’auraient pas contri­bué au sys­tème. Dans les couches popu­laires et les villes ouvrières où la social-démo­cra­tie et les syn­di­cats sont en perte de vitesse, ce type d’argumentaire rai­sonne par­ti­cu­liè­re­ment fort. Ce qui crée une idée concur­rente au main­tien des acquis sociaux pour tous les tra­vailleurs : celle de mettre au fri­go la pro­tec­tion sociale pour les deman­deurs d’emploi et les nou­veaux arri­vants pour la réser­ver aux locaux actifs. En Flandre, cette idée est peut-être plus pré­sente qu’en Wallonie.

Quel bilan du cordon sanitaire en Flandre peut-on faire presque 30 ans après ?

Je suis un grand par­ti­san du cor­don sani­taire. J’ai même par­ti­ci­pé à sa créa­tion en Flandre. Nous avons lan­cé cette idée suite aux élec­tions légis­la­tives de 1991, mar­quées par une forte pro­gres­sion de l’extrême droite puisque 500.000 voix avaient été comp­ta­bi­li­sées, ce qui lui avait valu le sur­nom de « Dimanche noir ». Ce qui avait été déci­dé ce soir-là, c’é­tait de ne faire aucun accord poli­tique avec l’extrême-droite : en aucun cas on ne pou­vait uti­li­ser leur force poli­tique ou leur sou­tien pour construire des majo­ri­tés dans les exé­cu­tifs, ni même pro­cé­der à des votes de lois ou de motions avec elle.

Ce cor­don sani­taire poli­tique existe tou­jours, et avec suc­cès. J’estime que c’est assez excep­tion­nel com­pa­ra­ti­ve­ment à la France, à l’Autriche ou à l’Italie. En Bel­gique, aucun membre du VB n’a jamais obte­nu un seul poste exé­cu­tif, dans aucun vil­lage, aucune com­mune, aucune région, ni aucune com­mu­nau­té. Depuis plus de 30 ans, nous avons réus­si à les tenir en dehors du pou­voir et donc de la mise en place concrète de leurs idées.

Mais le cordon n’a pas tenu en Flandre au niveau médiatique…

L’idée du cor­don sani­taire a été élar­gie aux médias par cer­tains : il s’agissait de les exclure des débats poli­tiques, de ne pas leur tendre le micro. Pour­tant actuel­le­ment, ils repré­sentent près de 25 % des inten­tions de vote en Flandre. Les nier et ne pas débattre de leurs idées avec eux sur les pla­teaux est sans doute contre-pro­duc­tif. Il faut abor­der l’idée d’autonomie de la Flandre ou la manière dont ils se repré­sentent l’immigration ou la reli­gion musul­mane, ce sont là des posi­tions sur les­quelles il faut débattre fran­che­ment avec eux.

Toute la ques­tion est natu­rel­le­ment la manière de faire, il ne faut sur­tout pas les inter­vie­wer comme s’ils étaient une source d’opinion comme une autre. Sur ce plan-là, il appa­rait clai­re­ment que la nor­ma­li­sa­tion idéo­lo­gique de leur dis­cours a été relayée par les médias fla­mands sans vrai­ment por­ter une contra­dic­tion suffisante.

Comment, à gauche, récupérer du terrain face à l’extrême droite ?

En ne per­dant pas de vue que la gauche n’est là pas pour gérer la socié­té, mais bien pour l’améliorer, la trans­for­mer. Elle doit indi­quer com­ment chan­ger struc­tu­rel­le­ment la socié­té et inven­ter un nou­veau modèle de société.

J’identifie trois grands défis pla­né­taires face aux­quels la gauche doit répondre. Envi­ron­ne­men­tal d’abord, en chan­geant notre rap­port à la nature et à la diver­si­té bio­lo­gique. Et en dépas­sant la crise éco­sys­té­mique due aux extrac­tions réa­li­sées pour le profit.

Ensuite, le social. Il faut répondre à l’échelle mon­diale au défi des inéga­li­tés sociales. Rap­pe­lons que 80 % de la richesse mon­diale est acca­pa­rée par moins de 10 % de la popu­la­tion mon­diale. Et que 70 % de la popu­la­tion mon­diale vit sur 3 % de la richesse. Une situa­tion notam­ment ins­tal­lée par trente années de néo­li­bé­ra­lisme où les gens tra­vaillent de plus en plus dur et long­temps avec des salaires et un pou­voir d’achat qui ne suivent pas. Par contre, les reve­nus des action­naires ont eux dou­blés, voire tri­plés. Cet enjeu de crise éco­no­mique et sociale doit être pris à bras le corps et touche notam­ment à la ques­tion de la pro­prié­té. Or, les com­muns sont presque abo­lis et on a assis­té à une pri­va­ti­sa­tion gigan­tesque des biens publics qui aura des réper­cus­sions énormes dans les décen­nies à venir.

Enfin, troi­sième défi, celui de la ques­tion du vivre ensemble. Les États-nations ont été construits au cours du 19e siècle sur base d’une langue, d’une culture, d’un peuple, d’un ter­ri­toire, d’une his­toire. Mais aujourd’hui, la majo­ri­té de la popu­la­tion mon­diale vit en ville, dans des métro­poles c’est-à-dire des lieux qui vivent expli­ci­te­ment de leurs dif­fé­rences. Le vivre-ensemble de cette popu­la­tion urba­ni­sée doit se déve­lop­per sur base de la dif­fé­rence et non plus sur celle d’une com­mu­nau­té homo­gène fan­tas­mée. Ce n’est pas le com­mu­nau­taire qui doit défi­nir le social.

Répondre à ces trois grands défis peut consti­tuer un véri­table agen­da pour les pro­gres­sistes. La gauche doit pré­sen­ter de manière forte, assu­mée et visible une alter­na­tive. Elle doit dire que 40 ans de déré­gu­la­tion néo­li­bé­rale nous ont lais­sé crises et insta­bi­li­tés. Mais est-ce qu’aujourd’hui une gauche dite inclu­sive, popu­laire, inter­na­tio­na­liste, redis­tri­bu­trice, soli­daire existe encore ? Il faut éla­bo­rer un camp pro­gres­siste, construire un espace où l’on débat et cri­tique la socié­té actuelle avec les per­sonnes qui pensent qu’il faut une trans­for­ma­tion sys­té­mique. Et qui pensent que ces trans­for­ma­tions néces­sitent une soli­da­ri­té entre les humains. On ne peut plus se conten­ter d’un rôle ges­tion­naire, il faut trou­ver au plus vite une vraie alter­na­tive. Car la force de la droite et de l’extrême droite, est qu’elles ont une pro­po­si­tion d’une alter­na­tive réelle. Le Vlaams Belang a une vision certes anti­hu­ma­niste mais en tout cas très claire et déter­mi­née des choses : exclure l’Autre pour vivre entre soi. Il faut être bien plus radi­cal dans les impli­ca­tions et les choix urgents à faire aujourd’hui. J’ignore si l’on va récu­pé­rer le ter­rain occu­pé par l’extrême droite mais je sais que le seul rap­port de force pos­sible avec elle réside dans la force de l’alternative que la gauche peut proposer.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code