Du lacrymal aux lacrymos

Les menaces qui pèsent sur la démo­cra­tie nous arrivent sou­vent, et simul­ta­né­ment, de direc­tions à prio­ri contra­dic­toires, de l’extrême droite conser­va­trice — voire fas­ci­sante — à l’ultralibéralisme auto­ri­taire dégui­sé en un cen­trisme ser­vi à la sauce pen­sée unique. Ces forces néfastes s’opposent autant qu’elles se com­plètent. Au débat démo­cra­tique se sub­sti­tue alors une somme de dis­cours et de méthodes qui réac­tivent de vieux anta­go­nismes de la pen­sée occi­den­tale. Celui qui oppose rai­son et émo­tion en four­nit un bel exemple. Plu­tôt que de prendre par­ti, trou­ver une manière de le dépas­ser pour­rait nous aider à déjouer les pièges des stra­té­gies dis­cur­sives qui conduisent à l’impuissance et la sou­mis­sion populaire.

Le marketing émotionnel ou le piège de l’appel à la raison

Dans La Stra­té­gie de l’émotion, Anne-Sophie Robert dénonce « l’invasion de l’espace social par l’émotion », cet « état de sur­gis­se­ment lacry­mal »1qui repré­sen­te­rait une menace majeure et négli­gée pour notre sys­tème démo­cra­tique. Le registre émo­tion­nel s’est impo­sé par­tout dans les dis­cours média­tiques, poli­tiques et jusque dans le trai­te­ment des affaires judi­ciaires met­tant en avant la figure de la vic­time. De nom­breux enjeux, migra­toires, cli­ma­tiques ou tou­chant aux guerres sont trai­tés uni­que­ment de manière à atti­rer la pitié, la com­pas­sion, dans la logique d’une socié­té du spec­tacle et empê­chant une ges­tion effi­cace et per­ti­nente des situa­tions. Pleu­rer n’est pas débattre, et l’un prend sou­vent la place de l’autre. En bref, une mul­ti­tude de méca­nismes insi­dieux uti­li­se­raient les émo­tions à des fins stra­té­giques de mani­pu­la­tion et d’abrutissement des masses ren­dues lar­moyantes. Les émo­tions seraient une bar­rière à la pen­sée, un fac­teur de pas­si­vi­té. Mais ces émo­tions qui nous enva­hissent, ins­tru­men­ta­li­sées et dés­in­cor­po­rées, sont-elles encore des émotions ?

Tout en affir­mant l’importance de la pen­sée scien­ti­fique, la socio­logue Auré­lie Jean­tet démontre que la prise en compte des émo­tions, long­temps exclues du champ de la recherche per­met de pen­ser l’individu de manière plus juste, plus ancrée dans son lien avec le social. C’est jus­te­ment parce qu’elles incarnent une forme de désordre qu’elles sont sub­ver­sives puisque jamais com­plè­te­ment pré­vi­sibles, et donc jamais com­plè­te­ment mani­pu­lées2. Ce n’est pas tant les émo­tions en elles-mêmes qu’il convient de condam­ner mais plu­tôt faut-il cher­cher à décons­truire les stra­té­gies dis­cur­sives qui visent à les vider de leur conte­nu. Lorsqu’une entre­prise engage un chief hapi­ness pour orga­ni­ser des after­works afin de vous faire oublier les heures sup­plé­men­taires, ou qu’un·e jour­na­liste demande abu­si­ve­ment à une per­son­na­li­té poli­tique son « sen­ti­ment » sur tel ou tel évè­ne­ment, ce n’est pas vrai­ment de bon­heur ou de sen­ti­ment qu’il s’agit.

Anne-Sophie Robert évoque très briè­ve­ment à la fin de son ouvrage la néces­si­té d’« une recon­quête des mots » mais elle insiste sur­tout sur un néces­saire retour à la rai­son, qui aurait été déclas­sée. Or, cette vision qui oppose, mais éga­le­ment hié­rar­chise, rai­son et émo­tion3 par­ti­cipe d’une autre stra­té­gie dis­cur­sive néfaste. En effet, com­bien de fois n’a‑t-on enten­du asse­ner les mots-cou­pe­rets de pas­sions ou d’irra­tio­na­li­té pour décré­di­bi­li­ser des mobi­li­sa­tions sociales qui sor­taient un peu du cadre ? Insis­ter sur cette oppo­si­tion entre rai­son et émo­tion, au lieu de véri­ta­ble­ment décons­truire le cynisme hypo­crite des dis­cours, ren­force les vieilles caté­go­ries qui sont aux fon­de­ments mêmes de notre socié­té capi­ta­liste, néo­li­bé­rale et patriarcale.

Le retour à la raison, ou comment museler les alternatives

Lorsque le mou­ve­ment des Gilets jaunes éclate en France, les milieux poli­tiques et média­tiques sont sou­dain tous tom­bés d’accord, comme on peut le voir dans par exemple dans cet article emblé­ma­tique, pour rap­pe­ler les mani­fes­tants « à la rai­son » et les faire pas­ser uni­for­mé­ment pour une armée de cré­tins avides de des­truc­tion, occul­tant mas­si­ve­ment les voix qui ten­taient d’analyser ce mou­ve­ment spon­ta­né4

On a notam­ment repro­ché aux Gilets jaunes de ne pas réus­sir à for­mu­ler des reven­di­ca­tions claires et syn­thé­tiques, de refu­ser de se faire repré­sen­ter par des porte-paroles offi­ciels, de ne pas se lais­ser impres­sion­ner — ou presque — par l’arsenal qua­si-mili­taire déployé contre les cor­tèges de manifestant·es. L’illisibilité du mou­ve­ment, due à l’agrégation d’individus aux aspi­ra­tions et idéo­lo­gies quelques fois contra­dic­toires, a pu être don­née à lire comme une simple ten­ta­tive de désta­bi­li­sa­tion. Mais la désta­bi­li­sa­tion ne peut-elle deve­nir une fin en soi lorsque l’ensemble du sys­tème est vicié ? Ain­si, c’est la sor­tie du cadre habi­tuel qui est assi­mi­lée à une absence de rai­son et « l’irrationalité » de la mobi­li­sa­tion a jus­ti­fié les ten­ta­tives de faire s’évanouir le malaise social et démo­cra­tique sous une vio­lence dis­pro­por­tion­née et des nuages de gaz lacrymogènes.

Der­rière l’argument de la ratio­na­li­té ne se cache sou­vent rien de moins que l’imposition d’une pen­sée unique. Dans un article publié dans la revue Ter­restres, Igor Babou et Joëlle Lema­rec démontrent com­ment la rai­son scien­ti­fique qui aujourd’hui nous per­met d’entrevoir l’effondrement d’un sys­tème repo­sant sur une sur­ex­ploi­ta­tion des res­sources natu­relles est éga­le­ment celle qui a contri­bué à le pro­vo­quer. Les auteur·es notent que toute ten­ta­tive de pro­duc­tion d’une autre ratio­na­li­té, de moda­li­tés dif­fé­rentes d’exercice de la pen­sée cri­tique sont écra­sées et noyées sous un déluge de gaz lacry­mo­gènes ou l’envoi de blin­dés comme ce fut le cas avec la des­truc­tion des habi­ta­tions de la ZAD de Notre-Dame des Landes en France, afin de « rendre [ces alter­na­tives] impen­sables, inima­gi­nables, inexis­tantes. »

Dépasser l’opposition raison/émotion

Il ne s’agit pas pour nous de savoir si rai­son et émo­tion s’opposent ou se com­plètent5 ni de prendre par­ti mais bien plu­tôt de décons­truire les stra­té­gies dis­cur­sives anti­dé­mo­cra­tiques qui se servent de l’une ou de l’autre. Dépla­cer le débat en sou­li­gnant com­ment ce para­digme de pen­sée binaire porte avec lui des fon­de­ments du modèle domi­nant, struc­tu­ré par une série de termes dicho­to­miques se répon­dant entre eux (rai­son-émo­tion, mas­cu­lin-fémi­nin, culture-nature, indi­vi­du-socié­té…). Les femmes sont encore sou­vent aujourd’hui ren­voyées du côté de l’émotion et de la sen­si­bi­li­té, du corps aus­si, donc de la nature dans sa dimen­sion sau­vage. Les hommes, eux, ont l’apanage de la rai­son et de la pen­sée, du contrôle de soi. La pen­sée et les pro­po­si­tions de l’écoféminisme reposent notam­ment sur cette idée que les femmes et la nature sont sous le joug d’une même force de domi­na­tion qui les consi­dère comme des res­sources pas­sives à exploiter.

Se remettre à réflé­chir oui, mais aus­si recon­naitre notre capa­ci­té à sen­tir et à nous réap­pro­prier les émo­tions et sur­tout, les moyens d’expression. Une émo­tion, tout comme la rai­son, n’a rien d’universel, de « natu­rel » ou de par­fai­te­ment spon­ta­né, mais est bien ren­due pos­sible, dans notre capa­ci­té à la sen­tir et à la for­mu­ler, par un fait de culture6. Lais­ser la place à d’autres ratio­na­li­tés c’est aus­si retra­vailler la pos­si­bi­li­té de sen­tir mais aus­si d’exprimer, de for­mu­ler. Comme le sou­ligne Bru­no Latour, « la situa­tion n’est pas meilleure, hélas, chez ceux qui se vantent d’être res­tés des “esprits ration­nels”, qui s’indignent de l’indifférence au fait du roi Ubu, ou qui flé­trissent la stu­pi­di­té des masses ignares. Ceux-là conti­nuent de croire que les faits tiennent tout seuls, sans monde par­ta­gé, sans ins­ti­tu­tion, sans vie publique, et qu’il suf­fi­rait de rame­ner tout ce bon peuple dans une bonne salle de classe à l’ancienne, avec tableau noir et devoir sur table pour que triomphe enfin la rai­son. […] La ques­tion n’est pas de savoir com­ment répa­rer les défauts de la pen­sée, mais com­ment par­ta­ger la même culture, faire face aux mêmes enjeux, devant un pay­sage que l’on peut explo­rer de concert. »7

D’où sa pro­po­si­tion d’abandonner les anta­go­nismes qui conti­nuent d’opposer le local et le glo­bal, la droite et la gauche, et nous ajou­tons, la rai­son et l’émotion. Il concep­tua­lise le Hors-sol et le Ter­restre pour repo­la­ri­ser autre­ment le champ de la poli­tique et faci­li­ter ain­si une mobi­li­sa­tion plus effi­cace. À par­tir de là, Latour sug­gère de repen­ser notre voca­bu­laire sou­li­gnant le fait que cer­tains termes sont des bar­rières à cause en effet de la trop grande charge émo­tion­nelle qu’ils com­portent (extrême droite, ultra-gauche, gau­chisme, popu­lisme…). Ain­si écrit-il « les émo­tions seront redis­tri­buées par la réorien­ta­tion de la bous­sole poli­tique ».

Et alors, peut-être pour­ront faire l’expérience de la conti­nui­té qui existe entre le sen­tir, le pen­ser et le faire et, pour reprendre les mots de Marielle Macé, trans­for­mer la sidé­ra­tion, qui « enclos dans l’émotion », en de la consi­dé­ra­tion ; lui pré­fé­rer l’observation, l’attention, la pré­ve­nance, l’estime « pour rou­vrir un rap­port, une proxi­mi­té, une pos­si­bi­li­té »8

  1. La stra­té­gie de l’émotion, Anne-Sophie Robert, Lux, 2018. Voir notre chro­nique de ce livre ici.
  2. Auré­lie Jean­tet, Les émo­tions au tra­vail, CNRS Edi­tions, 2018. 
  3. Anne-Sophie Robert recon­nait dans un pre­mier temps qu’on ne peut sépa­rer com­plè­te­ment la rai­son des émo­tions, notam­ment lorsqu’il s’agit de sus­ci­ter des mobi­li­sa­tions poli­tiques et elle cite pour cela Fré­dé­ric Lor­don et la pen­sée qu’il déve­loppe sur les néces­saires affects préa­lables à l’action poli­tiques. Mais, in fine, elle les ren­voie dos à dos.
  4. Voir l’analyse de Noi­riel pour une remise en pers­pec­tive his­to­rique du mou­ve­ment et une ana­lyse des enjeux de lan­gage et de défi­ni­tion de soi : https://noiriel.wordpress.com/2018/11/21/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-lhistoire.
  5. Voir à ce sujet l’article « Ne pas se trom­per colère » de Jean Cor­nil dans le n° 50 d’Agir par la culture.
  6. Vin­ciane Des­pret, Ces émo­tions qui nous fabriquent, eth­no­psy­cho­lo­gie des émo­tions, Les empê­cheurs de pen­ser en rond, 1999.
  7. Bru­no Latour, Où atter­rir ? Com­ment s’orienter en poli­tique, La Décou­verte, 2017.
  8. Marielle Macé, Sidé­rer, consi­dé­rer – Migrants en France, Ver­dier, 2017.

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