Entretien avec Juliette Rennes

« Échapper plus longtemps à l’âgisme, un privilège de genre et de classe »

Illustration : Vanya Michel

Juliette Rennes est socio­logue et his­to­rienne spé­cia­liste de l’âge, du genre et des mobi­li­sa­tions sociales. Mai­tresse de confé­rence à l’EHESS, elle étu­die notam­ment l’âgisme et les luttes antiâ­gistes qui en découlent, nées dans les années 60 et qui visent à inter­ro­ger et com­battre les ségré­ga­tions et exclu­sions fon­dées sur l’âge. Dans cet entre­tien, elle donne de nom­breuses pistes pour l’éducation popu­laire quant aux manières d’intégrer la dimen­sion d’âge à une pers­pec­tive cri­tique. Et pour arti­cu­ler l’âgisme avec d’autres types de dis­cri­mi­na­tions, à com­men­cer par le sexisme.

Que recouvre la notion d’âgisme ?

On peut défi­nir l’âgisme comme le fait de refu­ser à une per­sonne l’accès à un bien social au sens large (une for­ma­tion, un emploi, un ser­vice, un droit, la par­ti­ci­pa­tion à un évé­ne­ment col­lec­tif, un sou­tien, etc.) parce qu’on la juge trop jeune ou trop vieille, indé­pen­dam­ment de ses aspi­ra­tions et de ses capa­ci­tés. Par exemple, exclure sub­ti­le­ment d’un groupe de socia­bi­li­té mili­tante une per­sonne que l’on juge trop vieille peut être consi­dé­ré comme âgiste. L’âgisme ne s’appuie pas seule­ment sur l’âge chro­no­lo­gique des per­sonnes et ren­voie à des dimen­sions plu­rielles de l’âge : on peut juger une per­sonne trop « vieille » sur la base de son appar­te­nance géné­ra­tion­nelle (indi­quée par des manières de par­ler, de s’habiller, des réfé­rences, une vision du monde qui peuvent être consi­dé­rées comme obso­lètes), en rai­son de la posi­tion qu’elle occupe dans les étapes du par­cours de vie (le fait d’être retrai­té), de son appa­rence vieillis­sante. Bref, l’âgisme n’est pas néces­sai­re­ment fon­dé sur la connais­sance de la date de nais­sance des personnes.

Est-ce que ce sont essentiellement les personnes âgées qui subissent les effets de l’âgisme ?

Le terme d’âgisme, for­gé en 1969 par un géron­to­logue état­su­nien, Robert But­ler, dési­gnait alors les sté­réo­types et les dis­cri­mi­na­tions envers les per­sonnes consi­dé­rées comme vieilles. Les actions menées par des mou­ve­ments se récla­mant de ce terme, comme les Gray Pan­thers dans les années 1970, ont concer­né sur­tout les plus âgés. Bien sûr, le fait de se voir refu­ser l’accès à un bien social parce qu’on est jugé trop jeune est une expé­rience assez ordi­naire, en par­ti­cu­lier pen­dant l’enfance. C’est plus rare­ment qua­li­fié d’âgiste parce que ce non-accès est consi­dé­ré pré­ci­sé­ment comme jus­ti­fié par « l’intérêt de l’enfant », et/ou des inca­pa­ci­tés tem­po­raires liées au sta­tut de mineur. Il semble a prio­ri plus accep­table de s’entendre dire : « tu feras ça dans deux ans, il faut encore apprendre, gran­dir, etc. » que de se voir dési­gné comme désor­mais inca­pable, de façon irré­ver­sible, d’exercer une acti­vi­té qu’on a faite toute sa vie.

On peut néan­moins juger que telles et telles formes d’exclusion fon­dées sur le jeune âge ne s’appuient pas sur des inca­pa­ci­tés démon­trées et du coup les qua­li­fier d’âgistes ; la fron­tière est ténue entre le fait de consta­ter des inca­pa­ci­tés liées à l’âge et le fait de les pré­su­mer et donc de les empê­cher de se déve­lop­per. Un enfant de 10 ans qu’on ne laisse pas prendre seul les trans­ports publics n’apprendra pas à le faire et res­te­ra dépen­dant des adultes pour se dépla­cer. Il en va de même avec une per­sonne plus âgée qu’on empêche d’accomplir toute une série d’actes ordi­naires de la vie quo­ti­dienne dont elle serait capable, en invo­quant sa perte d’autonomie. Bref, à tous les âges, pré­su­mer des inca­pa­ci­tés liées à l’âge peut avoir une dimen­sion per­for­ma­tive : en les pré­sup­po­sant, on tend à les rendre réelles.

Est-ce qu’on peut dire qu’il existe une norme implicite fondée sur une tranche d’âge 30 – 60 ans, en deçà ou au-delà de laquelle l’âge deviendrait problématique ?

Il me semble tou­jours dif­fi­cile de défi­nir une tranche d’âge de per­sonnes qui, de manière géné­rale et indé­pen­dam­ment du contexte, cor­res­pon­drait aux « ni jeunes ni vieux » c’est-à-dire une tranche d’âge pen­dant laquelle on ne ren­con­tre­rait pas de pré­ju­dice lié à l’âge. L’âge où on est jugé trop vieux ou trop jeune varie for­te­ment selon les époques, les pays et les sec­teurs d’activité : une top modèle est jugée trop âgée à 35 ans alors que c’est le début d’une car­rière en poli­tique ! Toutes les sphères de la vie sociale se donnent donc des fron­tières du bon âge pour exer­cer telles acti­vi­tés, par­ti­ci­per à tel évè­ne­ment. Et c’est pré­ci­sé­ment ces normes que les asso­cia­tions et mou­ve­ments antiâ­gistes per­mettent d’interroger : sur quoi se fondent ces limites, sur quels élé­ments objec­tifs, dans quelle mesure, elles sont jus­ti­fiées par des ques­tions de capa­ci­tés et d’incapacités liées à l’âge, par l’intérêt des per­sonnes ain­si ségré­guées par âge ou par l’intérêt col­lec­tif ? En France, depuis la créa­tion en 2004 de la haute auto­ri­té de lutte contre les dis­cri­mi­na­tions, des col­lec­tifs et des indi­vi­dus ont réus­si à faire abo­lir plu­sieurs limites d’âge dans l’accès à des for­ma­tions uni­ver­si­taires, des concours de la fonc­tion publique, des bourses d’études, des acti­vi­tés spor­tives en démon­trant le carac­tère non per­ti­nent du cri­tère d’âge pour exer­cer ces acti­vi­tés ou obte­nir ces prestations.

L’âgisme est une forme très invisible et tolérée de discrimination. Pourquoi elle semble aussi socialement acceptable là où le sexisme ou le racisme sont largement combattus ?

Les dis­cri­mi­na­tions liées au genre ou la cou­leur de peau enfreignent plus fron­ta­le­ment l’impératif éga­li­taire que celles liées à l’âge parce que les pre­mières tra­versent l’ensemble du par­cours de vie alors que les dis­cri­mi­na­tions fon­dées sur l’âge sont tem­po­raires : une per­sonne de 65 ans est dis­cri­mi­née dans l’accès à un bien social par rap­port à une per­sonne de 35 ans seule­ment à un temps T. ; à l’échelle de leur vie entière, ces deux per­sonnes auront en prin­cipe ren­con­tré les mêmes oppor­tu­ni­tés, inter­dits et limites au même âge.

Un des axes de la pen­sée antiâ­giste, c’est d’interroger cette concep­tion d’une éga­li­té suc­ces­sive des per­sonnes à l’échelle de leur vie com­plète en réflé­chis­sant plu­tôt à la manière dont des per­sonnes d’âges dif­fé­rents peuvent expé­ri­men­ter entre elles des situa­tions d’égalité. Cela implique une socié­té beau­coup moins ségré­guée par tranche d’âge, car la ségré­ga­tion limite les expé­riences com­munes entre des per­sonnes éloi­gnées en âge et conduit à natu­ra­li­ser le fait qu’on n’aurait pas grand-chose en com­mun avec quelqu’un qui se situe plu­sieurs dizaines d’années « devant » ou « der­rière » nous dans le par­cours de vie.

Est-ce que le fait de choisir de sauver systématiquement des gens plus jeunes au détriment des personnes âgées dans certains hôpitaux au plus fort de la crise Covid relève de l’âgisme ?

Dans cer­taines situa­tions de pénu­rie où il y a une rareté des biens à dis­tri­buer, l’âge peut sem­bler l’un des cri­tères les plus socia­le­ment accep­tables d’un point de vue éga­li­taire : le fait de réserver ces biens rares que sont les res­pi­ra­teurs et lits d’hôpitaux aux plus jeunes plutôt qu’aux plus âgés afin de maxi­mi­ser la chance des pre­miers de vivre aus­si long­temps que la durée de vie déjà vécue par les seconds peut sem­bler jus­ti­fié par un prin­cipe d’« éga­li­sa­tion des longévités ». C’est-à-dire qu’on jus­ti­fie une inéga­li­té de trai­te­ment à un moment pré­cis au nom d’une éga­li­té à l’échelle des vies entières. Cepen­dant, les tra­vaux sur l’âgisme incitent à aller plus loin et inter­ro­ger les condi­tions de pro­duc­tion de ce dilemme moral : com­ment des sociétés riches, dotées d’un système de santé per­for­mant, en sont-elles venues à faire des lits d’hôpitaux et des res­pi­ra­teurs des biens rares ? Ce sont alors ces poli­tiques struc­tu­relles de réduction des dépenses de santé qui conduisent, en contexte de crise, à sacri­fier les per­sonnes les plus âgées et vulnérables et donc à en venir à hié­rar­chi­ser la valeur de la vie des per­sonnes qu’il faut mettre en question.

On entend aussi souvent un discours très violent suivant lequel il faudrait arrêter de sacrifier la jeunesse ou l’économie pour sauver des gens qui vont de toute manière bientôt mourir…

C’est un dis­cours qui a aus­si été très pré­sent pour rela­ti­vi­ser les morts de la cani­cule de 2004. On disait que, de toute façon, ce sont des gens qui allaient bien­tôt mou­rir. Certes, mais tous les vivants vont « bien­tôt mou­rir » et ce n’est pas le temps qui nous reste à vivre qui doit déter­mi­ner la plus ou moins grande valeur de nos vies… Les mou­ve­ments antiâ­gistes posent au contraire un prin­cipe d’égale valeur de la vie des per­sonnes, quel que soit le temps qui leur reste à vivre. Or, on ne peut pas dire que l’orientation des poli­tiques struc­tu­relles en matière de vieillesse et de san­té mette en œuvre ce prin­cipe : depuis une ving­taine d’années, le per­son­nel hos­pi­ta­lier dénonce la sup­pres­sion des lits d’hôpitaux et le per­son­nel des EHPAD et des homes alerte sur la ges­tion à moindre coût de la grande vieillesse, les sous-effec­tifs, les effets des éco­no­mies bud­gé­taires qui conduisent à trai­ter les rési­dents de façon indus­trielle et à diverses formes de maltraitance…

Comment l’âge et l’âgisme s’articulent-ils avec d’autres types de discriminations ?

On n’est pas tous et toutes vic­times de l’âgisme au même âge et de manière égale. L’âgisme varie d’abord selon les domaines sociaux et les sec­teurs pro­fes­sion­nels. À l’échelle du mar­ché du tra­vail, le jeune âge est un cri­tère de recru­te­ment qui touche davan­tage les métiers tra­di­tion­nel­le­ment très fémi­ni­sés. Qu’on songe par exemple aux hôtesses d’accueil où de façon très assu­mée, il y a une prio­ri­té de recru­te­ment accor­dée aux per­sonnes à l’apparence jeune. Sous cet angle, l’âgisme consti­tue l’une des dimen­sions du sexisme. Les femmes de façon géné­rale sont juvé­ni­sées, valo­ri­sées en tant que jeunes et sont davan­tage ren­voyées tout au long de leur vie à leur âge, à leur « hor­loge bio­lo­gique », aux effets du temps sur leur peau, sur leurs formes cor­po­relles, leurs che­veux, etc. Les hommes, eux, ont ce pri­vi­lège de pou­voir oublier plus faci­le­ment leur âge et d’être per­çus comme vieux plus tardivement.

Et avec la classe sociale ?

Depuis les pre­mières enquêtes sociales du 19e siècle, on sait à quel point les déter­mi­nants sociaux du vieillis­se­ment sont très impor­tants : nous vieillis­sons dif­fé­rem­ment selon nos tra­jec­toires sociales et donc nous sommes dif­fé­rem­ment confron­tés à l’âgisme. Quand on a com­men­cé à tra­vailler jeune dans des métiers très usants, on n’a pas le même corps à 70 ans que quand on a été étu­diant jusqu’à 25 ou 30 ans pour deve­nir ensuite prof ou cadre. Le fait de pou­voir répondre aux injonc­tions du « vieillis­se­ment actif » : être actif, pro­duc­tif, contri­buer à la vie sociale jusqu’à la fin de sa vie, per­ce­voir la retraite comme un cou­pe­ret injus­ti­fié et sem­bler jeune à un âge avan­cé est une expé­rience socia­le­ment située. Bref, échap­per aux marques cor­po­relles de la vieillesse et à l’âgisme plus long­temps est un pri­vi­lège à la fois de genre et de classe pour celles et ceux qui sont vus comme des adultes non-vieux le plus long­temps possible.

Pour autant, même les catégories aisées finiront par connaitre l’expérience de la vieillesse. Si on est tous et toutes amenés, certes à des degrés et rythmes différenciés, à subir cette oppression culturelle de l’âgisme, le privilège n’étant que temporaire, alors, à qui profite l’âgisme ?

Une com­pa­rai­son de l’antiâgisme et de l’écologie peut être éclairante à cet égard : tous les indi­vi­dus ont intérêt pour leur santé, leur bien‑être et ceux des générations futures, à un envi­ron­ne­ment non pol­lué, mais en rai­son de leur posi­tion socioéconomique, pro­fes­sion­nelle ou de leur style de vie, cer­tains ont plus intérêt que d’autres à la perpétuation d’activités qui pol­luent. Per­sonne n’a intérêt à être infériorisé en rai­son de son âge ni à se voir refu­ser (ou ren­du dif­fi­cile) en vieillis­sant l’accès à des biens sociaux aux­quels il ou elle aspire. Mais l’âgisme est « ren­table », par exemple pour une mul­ti­pli­cité d’acteurs des indus­tries phar­ma­co­lo­giques, médicales, cos­mé­tiques qui tirent pro­fit de la han­tise des signes du vieillis­se­ment cor­po­rel. L’âgisme peut aus­si sem­bler ration­nel à des res­pon­sables d’entreprise qui visent à économiser le coût du tra­vail, dès lors qu’ils peuvent sous-payer une main‑d’œuvre jeune par rap­port à des salariés avec une longue ancien­neté. Plus lar­ge­ment, lorsque sont évoquées des mesures concrètes pour une tran­si­tion vers une société non âgiste – reva­lo­ri­ser les métiers du care, inves­tir dans le système public de santé pour hono­rer le prin­cipe de l’égale valeur de la vie des indi­vi­dus de tous âges, réaménager les villes dans une pers­pec­tive « age friend­ly », per­mettre le main­tien à domi­cile des adultes très âgés ou encore la création d’habitats partagés intergénérationnels… –, les adver­saires de l’État social, même s’ils peuvent par ailleurs dénoncer l’âgisme, tendent à affir­mer leur hos­ti­lité à la plu­part de ces mesures et sou­lignent le poids que représentent déjà les « per­sonnes âgées » dans les dépenses publiques.

Dans le monde socioculturel, traiter de questions autour de l’âge se résume bien souvent à réaliser de l’intergénérationnel où, pour le dire vite, on fait faire à des gens de générations différentes des activités ensemble dans l’espoir que la rencontre elle-même fasse tombe les préjugés mutuels. Est-ce que cela suffit à combattre l’idéologie âgiste ou faut-il penser les choses autrement ?

Créer des occa­sions d’expérience en com­mun entre per­sonnes de dif­fé­rentes géné­ra­tions, notam­ment par l’habitat par­ta­gé, est depuis les années 70, l’un des axes des col­lec­tifs antiâ­gistes, mais bien sûr des mesures iso­lées ne peuvent pas venir à bout d’une struc­ture sociale. L’école comme levier d’action pour­rait être aus­si beau­coup plus mobi­li­sée. Depuis une tren­taine d’années, il y a eu, avec des suc­cès inégaux, mais tout de même un cer­tain nombre de résul­tats concrets, des péda­go­gies concer­nant les sté­réo­types de genre, le racisme, l’homophobie, avec des inter­ven­tions d’associations dans les éta­blis­se­ments sco­laires. Par contre, il n’y a qua­si­ment pas de réflexion péda­go­gique sur la ques­tion du rap­port au vieillis­se­ment et à la vieillesse ou sur ses repré­sen­ta­tions dans les grands médias, dans les conte­nus audio­vi­suels, dans les films et séries, dans les infor­ma­tions télé­vi­sées. Or, il existe des tra­vaux uni­ver­si­taires depuis des années sur ces ques­tions qui pour­raient ali­men­ter un tra­vail col­lec­tif, y com­pris dans le cadre de l’éducation populaire.

Dans un de vos articles, vous évoquez la vieillesse comme une possibilité d’adopter une identité politique contestataire, d’interroger le capitalisme contemporain et ses valeurs (productivisme, culte de la performance, le tout à l’innovation…). Pourriez-vous revenir sur cette idée ?

Défi­nir la vieillesse comme âge de la contes­ta­tion, cela ne vient pas de moi, mais des actrices elles-mêmes de mou­ve­ments antiâ­gistes, de Mag­gie Kuhn (des Gray Pan­thers) à Thé­rèse Clerc (des Babaya­gas — une « mai­son de vieillesse » auto­gé­rée), de « Méno­pause rebelle » à « Vieilles et pas sages ». Il y a d’abord le fait de se reven­di­quer comme « vieille », de retour­ner ce stig­mate dans un acte de poli­ti­sa­tion, comme dans le cas des luttes LGBT avec le terme « pédé » ou « gouine » ou des mou­ve­ments fémi­nistes avec, par exemple les « marches des salopes ». Il s’agit de mon­trer ain­si qu’on n’a pas de pro­blème per­son­nel avec le fait de vieillir, qu’on n’a pas à dis­si­mu­ler son âge, mais que la socié­té, elle, a un pro­blème avec la vieillesse. Il y a aus­si l’idée de retour­ner l’attente de sagesse liée à la vieillesse. Car un piège des mou­ve­ments antiâ­gistes serait en effet de valo­ri­ser la vieillesse pour tem­pé­rer la fougue de la jeu­nesse, de faire des veilles et des vieux des garants de la conser­va­tion de l’ordre social. La sagesse oui, si cela signi­fie le fait de savoir apprendre de ses expé­riences, mais pas s’il s’agit d’être dociles et de légi­ti­mer le monde social tel qu’il est.

Pour Mag­gie Kuhn ou Thé­rèse Clerc, l’idée que la vieillesse est un bon âge de la contes­ta­tion ren­voie aus­si au fait qu’on subit moins, une fois retrai­té, l’injonction à pro­duire et repro­duire cet ordre social (à tra­vers le tra­vail sala­rié, la paren­ta­li­té, etc.). On est moins pris dans le jeu social et l’injonction à se main­te­nir dans la course, donc on peut être plus à même de se dis­tan­cier du monde social et d’en exa­mi­ner les dys­fonc­tion­ne­ments. Un peu comme pen­dant la jeu­nesse où on est plus à même de por­ter un regard cri­tique sur le monde adulte dont on n’est pas encore tout à fait par­tie pre­nante. Bien sûr, si on est pas déjà poli­ti­sé, ce n’est pas la vieillesse qui pro­duit en elle-même un pro­ces­sus de poli­ti­sa­tion, mais aujourd’hui, les effets de géné­ra­tion (avoir eu une socia­li­sa­tion mili­tante dans les années 70) et les effets d’âge (être à la retraite, donc avoir plus de temps), per­met à de nom­breuses per­sonnes de la « géné­ra­tion 68 » de pour­suivre ou de reprendre diverses formes de mili­tan­tismes comme le montre la part impor­tante des retrai­tés dans les asso­cia­tions de défense des droits humains, de sou­tien aux migrants, pour l’environnement et contre la finan­cia­ri­sa­tion de l’économie. Bref, les tra­jec­toires de cette géné­ra­tion ne se résument pas bien sûr à quelques membres des élites qui ont tra­hi leurs idéaux de jeunesse.

Qui doit mener ces luttes antiâgistes ? Les « premiers concernés », pour reprendre un terme des luttes intersectionnelles ? Ou bien faut-il former une coalition antiâgiste ?

La ques­tion des « coa­li­tions » ne se pose pas dans les mêmes termes qu’avec le genre, la classe ou l’appartenance eth­no­ra­ciale, du fait qu’on est toutes et tous, si on a la chance de vivre long­temps, des anciens jeunes ou des futurs vieux. Néan­moins, cela a quand même du sens de par­ler d’espaces non mixtes ou d’entre soi en termes géné­ra­tion­nels : à tous les âges, on cherche, de façon com­pré­hen­sible, la com­pa­gnie de per­sonnes qui ont connu les mêmes évè­ne­ments au même âge que nous, qui ont gran­di avec les mêmes réfé­rences cultu­relles, avec qui on peut par­ta­ger nos dif­fi­cul­tés d’entrer dans telle ou telle période de la vie. Il ne s’agit donc pas de vou­loir constam­ment et en toute situa­tion faire de « l’intergénérationnel » ni de nier qu’il peut y avoir des rap­ports de domi­na­tion lié à l’écart d’âge et de géné­ra­tion. Il faut aus­si entendre ce que des col­lec­tifs de per­sonnes jeunes ou direc­te­ment concer­nées par l’expérience de la vieillesse sou­haitent pour leur vie. Mais de même que l’on n’a pas besoin de se défi­nir comme « femme » pour être fémi­niste, on peut s’engager à tout âge contre l’âgisme. Cela ne signi­fie pas que les luttes contre l’âgisme ne s’inscrivent pas dans des cli­vages — elles impliquent de prendre des posi­tions par exemple sur le rôle social de l’État, le droit du tra­vail, l’organisation des temps de vie, ou encore sur les enjeux féministes — mais ces cli­vages sont poli­tiques et ne peuvent donc pas être réduits à des cli­vages d’âge ou de génération.

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Un commentaire

  • Bernard Delvaux

    Très inté­res­sante inter­view. Et comme tou­jours, des dos­siers de qua­li­té sur des thèmes par­fois inattendus.

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