Économie de plateforme : l’emploi sous pression

Illustration : Adrien Herda

Com­mande, livrai­son, com­mande, livrai­son, com­mande, livrai­son. La « gig eco­no­my » (l’économie à la tâche) va-t-elle faire dis­pa­raitre les emplois tra­di­tion­nels ? Des emplois d’autant plus mena­cés qu’ils seraient rem­pla­çables par des machines et des algo­rithmes. Pour­tant, c’est plu­tôt la muta­tion du tra­vail et la pré­ca­ri­sa­tion de l’emploi que l’on constate à tous les étages avec l’explosion de l’e-com­merce. Quel sta­tut pro­fes­sion­nel dès lors pour l’ouvrier qui emballe votre colis ou le livreur qui vous l’amène chez vous ?

Depuis les années 1980 et le déploie­ment géné­ra­li­sé de l’informatique dans toutes les sphères de nos vies, la ques­tion de l’impact de la digi­ta­li­sa­tion sur l’emploi inquiète : les travailleur·euses seront-iels remplacé·es à terme par des ordi­na­teurs et des algorithmes ?

Si les pré­dic­tions de la dis­pa­ri­tion d’un emploi sur deux dans les 20 ans suite à l’automation telles que for­mu­lées par les éco­no­mistes Frey et Osborne1, ont fait long feu (des recherches plus récentes, menées par l’OCDE2, montre par exemple qu’il ne cau­se­rait la dis­pa­ri­tion que de 10 % des emplois), il n’empêche que la digi­ta­li­sa­tion a eu des effets pro­fonds sur le tra­vail lui-même. D’une part, comme le sou­ligne Domi­nique Méda3, l’arrivée de l’informatisation dans un sec­teur trans­forme les tâches plus qu’elle ne les sub­sti­tue. Citant l’arrivée des caisses auto­ma­tiques, la cher­cheuse sou­ligne que les tâches des cais­sières ont bas­cu­lé vers le contrôle, la pré­ven­tion du vol ou encore l’accompagnement des usa­gers à la machine. Ces tâches demandent un plus haut niveau de com­pé­tence qui n’est pas néces­sai­re­ment recon­nu comme tel. D’autre part, la digi­ta­li­sa­tion de l’économie a favo­ri­sé l’émergence de l’économie de pla­te­forme. Ces pla­te­formes en ligne ont pro­vo­qué deux impacts majeurs : l’émergence d’un mar­ché du tra­vail d’emplois pré­caires éloi­gnés du contrat sala­rié à temps plein et, la déstruc­tu­ra­tion de la rela­tion contrac­tuelle employeur·euses – employé·es qui tend vers un pseu­do sta­tut d’indépendant sans en revê­tir les condi­tions légales stric­to sensu.

Vie et mort du salariat dans la gig economy

Cette éco­no­mie de pla­te­forme, appe­lée « gig eco­no­my » ou éco­no­mie des petits bou­lots, impacte pro­fon­dé­ment la rela­tion d’emploi. Elle se carac­té­rise par un syn­cré­tisme entre l’emploi sala­rié et donc subor­don­né et lié à une don­née tem­po­relle déter­mi­née avec l’emploi sous sta­tut indé­pen­dant où la subor­di­na­tion et le temps sont moins per­ti­nents que l’exécution d’une tâche déter­mi­née conve­nue entre les deux par­ties pour un mon­tant finan­cier déterminé.

Cette éco­no­mie des petits bou­lots n’a ces­sé de croitre depuis les années 2000 pous­sée par le déve­lop­pe­ment expo­nen­tiel de l’informatique, des télé­phones por­tables et de l’internet mobile. Aux États-Unis, 37 % des travailleur·euses ont une acti­vi­té par­tielle ou totale dans la gig eco­no­my. Chez nous, « un Euro­péen sur 10 a déjà tra­vaillé dans l’é­co­no­mie des pla­te­formes, qui avait en 2019 un chiffre d’af­faires com­bi­né de 44 mil­liards d’eu­ros à l’é­chelle mon­diale. Envi­ron 6 mil­lions de tra­vailleurs gagnent plus de la moi­tié de leurs reve­nus au tra­vers du tra­vail pro­po­sé sur les pla­te­formes. »4.

La pla­te­forme la plus connue en la matière est cer­tai­ne­ment Uber qui déve­loppe à la fois un ser­vice de voi­ture de trans­port avec chauf­feur, mais aus­si un ser­vice de livrai­son de repas. Pour autant, et bien avant le géant amé­ri­cain, c’est par une start-up belge que le ser­vice de livrai­son de repas à domi­cile s’est popu­la­ri­sé en Bel­gique. Rap­pe­lez-vous en 2013, la start-up Take Eat Easy a rapi­de­ment séduit res­tau­rants et client·es et a éten­du son acti­vi­té à une ving­taine de métro­poles euro­péennes, employant des mil­liers de coursier·ères à vélo. En Bel­gique, l’exception belge s’illustre à nou­veau, puisque contrai­re­ment à d’autres pays, la grande majo­ri­té des coursier·ères, soit 400 livreur·euses, est rému­né­ré comme employé·es en pas­sant par la coopé­ra­tive Smart pour leurs pres­ta­tions de livrai­son. Dans d’autres pays, ce sont des sta­tuts d’auto-entrepreneur·euses qui per­mettent aux livreur·euses d’obtenir leur rému­né­ra­tion, en France iels ne sont pas moins de 2500 livreur-euses sous ce sta­tut précarisant.

Le 26 juillet 2016, après l’échec d’une nou­velle levée de fond, Take Eat Easy se déclare en faillite et cesse ses acti­vi­tés du jour au len­de­main. Pour les livreur·euses et les res­tau­rants, c’est la douche froide. Les pres­ta­tions étant réglées men­suel­le­ment, les un·es comme les autres s’inquiètent du paie­ment des mon­tants géné­rés durant le mois de juillet qui touche à sa fin. Les coursier·es belges s’en sor­ti­ront mieux que leurs homo­logues fran­çais ou espa­gnols, car la coopé­ra­tive Smart s’engagera à payer les salaires dus tel que le sys­tème le pré­voit et ce mal­gré le défaut de liqui­di­té de Take Eat Easy. Coût de l’opération : envi­rons 240 000 euros, somme impor­tante que Smart n’a tou­jours pas récu­pé­rée à ce jour. En France, la jus­tice a d’ores et déjà requa­li­fié la rela­tion entre Take Eat Easy et ses livreur·euses en sala­riat dans un juge­ment pro­non­cé en 2018. La socié­té et son co-fon­da­teur devront encore com­pa­raitre pro­chai­ne­ment en France, au pénal cette fois, pour tra­vail illé­gal et non décla­ré5.

Plus récem­ment en Bel­gique, en novembre 2021, une ins­pec­tion conjointes de l’Onem, de l’Inspection Sociale et des Douanes a révé­lé les condi­tions de tra­vail des livreurs de colis de la socié­té PostNL : tra­vail au noir ou par­tiel­le­ment décla­ré, chauffeur·euses sans per­mis et encore plus inter­pel­lant, la pré­sence d’enfants de 13 – 14 ans « enga­gés » pour res­ter dans le coffre des camion­nettes pen­dant les livrai­sons afin d’aider le livreur à aller plus vite. Neufs dirigeant·es de l’entreprise ont été interpellé·es et des cen­taines de colis blo­qués dans les entre­pôts mis sous scel­lés par la justice.

Enfin, qui dit livrai­son dit pré­pa­ra­tion de colis. En la matière, on ne dénombre plus les articles ou repor­tages acca­blants sur les condi­tions de tra­vail de ces travailleur·euses de l’ombre de nos paniers numé­riques. Enfermé·es dans des entre­pôts géants du géant Ama­zon ou d’autres pla­te­formes d’achats, leurs jour­nées sont ryth­mées par les ordres don­nés par un ordi­na­teur qui leur dicte à cadence éle­vée les allées et ran­gées où iels doivent récu­pé­rer le pro­chain pro­duit de la com­mande. Des condi­tions de tra­vail inhu­maines, robo­tiques, qui sus­citent des troubles phy­siques et psy­chiques et dont la cadence infer­nale est dic­tée par la ren­ta­bi­li­té et la vitesse de pré­pa­ra­tion, et non par les condi­tions dignes et sou­te­nables de travail.

La com­mande vocale adop­tée dans la plu­part du sec­teur de l’e‑commerce à grande échelle a accru l’intensité du tra­vail de 10 à 15 % et place le travailleur·euses dans une rela­tion de subor­di­na­tion totale vis-à-vis de la machine6. L’autonomie sur la tâche ou le temps de pause sont tout sim­ple­ment sup­pri­més et les espaces de socia­li­sa­tion sont qua­si­ment obso­lètes. On n’assiste pas à une sup­pres­sion des postes mais à une robo­ti­sa­tion du tra­vail humain effec­tué par des humains robo­ti­sés.

Des tentatives de résistances

Comme le sou­ligne Gérard Valen­duc et Patri­cia Ven­dra­min : « La notion de lieu de tra­vail est remise en ques­tion, de même que la signi­fi­ca­tion et la mesure du temps de tra­vail. La for­ma­tion des salaires est mise en cause par les pra­tiques en vigueur dans l’économie de pla­te­forme. Les liens de subor­di­na­tion deviennent plus flous. La repré­sen­ta­tion col­lec­tive et la négo­cia­tion sociale doivent s’élargir vers de nou­velles formes d’organisation de la soli­da­ri­té dans des uni­vers pro­fes­sion­nels de plus en plus diver­si­fiés et dis­per­sés. Tout ceci contri­bue à une éro­sion de la rela­tion sala­riale et des pro­tec­tions qui lui sont asso­ciées. »7

Il faut néan­moins sou­li­gner que les livreur·euses et autres travailleur·euses de la gig eco­no­my s’organisent, avec ou sans les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, pour faire valoir leurs droits. Mal­gré le carac­tère ato­mi­sé de ce sec­teur, des ini­tia­tives col­lec­tives ont vu le jour comme « Cour­siers en lutte », « Uni­ted Free­lan­cers » ou « FGTB Pla­te­forme ». Ces col­lec­tifs et sec­tions syn­di­cales tentent de fédé­rer les reven­di­ca­tions des livreur·euses afin de faire pres­sion sur les pro­prié­taires de pla­te­forme, mais ils n’hésitent pas non plus à inten­ter des actions en en jus­tice comme en 2021 où ils ont ten­té sans suc­cès d’obtenir une requa­li­fi­ca­tion de leur sta­tut en sala­rié plu­tôt qu’indépendant. Ils ont per­du leur pro­cès car le tri­bu­nal du tra­vail de Bruxelles a rele­vé l’absence de lien de subor­di­na­tion juri­dique entre la pla­te­forme Deli­ve­roo et les livreurs, élé­ment sine qua non d’une rela­tion entre un·e salarié·e et un·e employeur·euse.

Face à ces batailles juri­diques et d’autres, le légis­la­teur tente d’apporter des réponses sou­vent mal adap­tées et qui par­ti­cipent à la créa­tion de sous sta­tut sala­rial exclu ou presque de la sécu­ri­té sociale8. Dans ce contexte, la Com­mis­sion euro­péenne a dépo­sé en décembre 2021, une direc­tive euro­péenne pour enca­drer au niveau euro­péen le tra­vail de pla­te­forme et cla­ri­fier plus faci­le­ment le sta­tut de la rela­tion de tra­vail entre pla­te­forme et travailleur·euse. Dans sa pre­mière mou­ture cette direc­tive inté­grait le prin­cipe de la pré­somp­tion du sta­tut de salarié·e (à charge des pla­te­formes de prou­ver que le/la travailleur·euses est indépendant·e et pas l’inverse) et sou­hai­tait éga­le­ment cadrer le rôle mana­gé­rial des algo­rithmes pour limi­ter l’impact sur la san­té des travailleur·euses sou­mis à des cadences infer­nales. Le texte est en dis­cus­sion au par­le­ment avec le risque de voir ces avan­cées réduites par le jeu des com­pro­mis. Sans comp­ter que les enjeux finan­ciers sont tels que le tra­vail de lob­bying de ces géants de la gig eco­no­my influen­ce­ra cer­tai­ne­ment les débats et les déci­sions 9 ?

La liberté, délivrance ou outil d’autonomie ?

Plus glo­ba­le­ment, l’existence et le déve­lop­pe­ment de ces poches de sous-emplois qui par­courent les kilo­mètres entre les commerces/restaurants et nos domi­ciles met en balance l’accès aux droits du tra­vail pour les travailleur·euses et notre volon­té indi­vi­duelle de consom­mer vite, pas cher et sans effort. Pour le dire autre­ment, au-delà des élé­ments repris ci-des­sus, cette logique de socié­té de livrai­son à domi­cile témoigne aus­si de la pré­do­mi­nance d’un « concept de liber­té qui domine taci­te­ment l’imaginaire social et qui a contri­bué à nous conduire dans l’impasse actuelle »10, à savoir un concept qui asso­cie la liber­té au fait d’être déchar­gé des néces­si­tés maté­rielles du quo­ti­dien, une forme de déli­vrance (le choix du nom Deli­ve­roo par la pla­te­forme anglaise est-il dû au simple hasard ?). Au vu des condi­tions de tra­vail impo­sées aux travailleur·euses, cette exten­sion des formes de déli­vrance résonne vigou­reu­se­ment avec l’adage orwel­lien selon lequel « la liber­té, c’est l’esclavage ».

  1. Carl Bene­dikt Frey and Michael A. Osborne, The future of work : how sus­cep­tible are jobs to com­pu­te­ri­sa­tion ?, Oxford Uni­ver­si­ty, Wor­king paper of the Pro­gramme on the impacts of future tech­no­lo­gy, 2013.
  2. Mela­nie Arnt­zi, Ter­ry Gre­go­ryi et Ulrich Zie­rah­ni , « The Risk of Auto­ma­tion for Jobs in OECD Coun­tries : A Com­pa­ra­tive Ana­ly­sis », Docu­ments de tra­vail de l’OCDE sur les affaires sociales, l’emploi et les migra­tions, n° 189, Édi­tions OCDE, 2016.
  3. Domi­nique Méda, L’avenir du tra­vail et de l’emploi à l’heure du numé­rique, Café de la sta­tis­tique, 2017.
  4. « Chan­geons la donne de la gig eco­no­my en met­tant un terme à l’esclavage moderne pour les tra­vailleurs de pla­te­forme »
  5. Bel­ga / La Libre, « L’ex-PDG de Take Eat Easy, fon­da­teur de la start-up bruxel­loise Cow­boy, va com­pa­raître en jus­tice », lalibre.be, 24/02/2022.
  6. Voir l’entretien de Per­rine Mou­terde avec David Gabo­rieau, « Dans les entre­pôts, le pré­pa­ra­teur de com­mandes c’est le mineur d’il y a trente ans », Le Monde, 25/05/2016.
  7. Gérard Valen­duc, et Patri­cia Ven­dra­min., « L’évaluation des impacts de la digi­ta­li­sa­tion sur le tra­vail et l’emploi, chan­ge­ments et conti­nui­tés », 2020.
  8. Pierre Ledecq, « Loi sur les pla­te­formes col­la­bo­ra­tives : un manuel pour orga­ni­ser le tra­vail au noir », econospheres.be, 16/12/2019 — www.econospheres.be/Loi-sur-les-plateformes-collaboratives-un-manuel-pour-organiser-le-travail-au
  9. Théo Bour­ge­ry-Gonse « Tra­vailleurs de pla­te­formes, un com­pro­mis ʺloin d’être trou­véʺ au Par­le­ment euro­péen », Euractiv.fr, 7/09/2022.
  10. Auré­lien Ber­lan, Terre et liber­té, la quête d’autonomie contre le fan­tasme de la déli­vrance, La Len­teur, 2021, p. 207

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code