Journaliste à Reporterre, membre de la revue Z, Celia Izoard écrit des enquêtes, analyses et ouvrages critiques de la technologie moderne. Elle y explore en détail les impacts sociaux et écologiques (Lettres aux humains qui robotisent le monde. Merci de changer de métier, La Dernière Lettre, 2020). Traductrice (Howard Zinn, Noam Chomsky, David Noble), elle a récemment réalisé une nouvelle traduction de 1984 de George Orwell. Inculpée en 2005 pour destruction de machines biométriques dans l’affaire de Gif-sur-Yvette, Izoard développe depuis plusieurs années une critique radicale de la société numérique, notamment, dans le cadre du Groupe Marcuse dont elle fait partie (La liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les moyens de s’y opposer, réed. La Lenteur, 2019). Izoard a également coordonné et traduit La machine est ton maître et ton seigneur (Agone, 2022) qui nous plonge dans le système Foxconn, le plus grand fabricant au monde dans le domaine de l’électronique.
Vers quel type de société allons-nous lorsqu’une plateforme de repas en ligne permet de se faire livrer en quelques minutes un œuf mayonnaise dans Paris ?
C’est le prolongement de la société capitaliste, que nous avons définie avec le groupe Marcuse comme une société de la dépossession, dans laquelle nous avons été peu à peu, au fil des siècles, coupés de nos moyens de subsistance puis de nos savoir-faire les plus élémentaires, au profit d’administrations, qu’elles soient publiques ou privées. Cette pulsion de tout faire faire par autrui ou par la machine, jusqu’à l’œuf mayonnaise, n’a pas de fin et n’obtient jamais satisfaction. Quand toutes les activités humaines sont réduites à des tâches dont on cherche à se débarrasser, on est toujours frustré d’avoir à faire le peu qui reste : il faudrait une appli pour commander automatiquement l’œuf mayonnaise, parce que c’est épuisant d’avoir à le faire soi-même. Orwell, dans Le Quai de Wigan, décrit bien cette fuite en avant et considère que l’idéal d’un monde entièrement mécanisé « tend à laisser insatisfait le besoin d’effort et de création des êtres humains ». Dans bien des cas, il est plus satisfaisant de sublimer et de partager le travail que de chercher à s’en débarrasser. Le problème de cette société n’est pas qu’elle n’ait pas encore réussi à nous libérer de toutes les tâches relatives à notre survie, mais plutôt qu’elle ne cesse de créer des boulots qui n’ont aucun sens et aucun intérêt. Cuisiner, jardiner ou construire quelque chose pour soi-même et ses proches a du sens et de l’intérêt ; biper des commandes à longueur de journée pour une multinationale de la restauration n’en a pas.
Quels sont, selon vous, les impacts sur nos existences de cet imaginaire de l’abondance accessible en un clic ?
La livraison en un clic reconduit l’imaginaire qui a accompagné l’informatique dès l’émergence de la Silicon Valley comme modèle de création de richesses, au tournant des années 1980. Il est fondé sur l’invisibilisation des ressources et du travail nécessaires à la production. C’est une forme de pensée magique. Dans les années 1990, les gourous de la Silicon Valley ont théorisé l’idée que le monde digital pouvait créer de l’abondance avec rien : c’est ce que Nicholas Negroponte, fondateur du Media Lab au MIT, appelait en 1995 la « transition des atomes aux bits ». Une utopie, que Kevin Kelly, futurologue et fondateur du magazine californien Wired, reflète bien lorsqu’il brosse en 2016 avec enthousiasme un monde de plus en plus dématérialisé, dans lequel on fabrique « de plus en plus de choses avec de moins en moins de matière ». La société idéale qu’il décrit, et qu’il présente comme l’avenir, est une gigantesque boutique de location dans laquelle on peut se procurer n’importe quoi « en tendant le bras ». Voici ce qu’il écrit : « Et si ce magasin de location était comme un placard magique, une sorte de sac à la Mary Poppins, dans lequel on trouverait une infinité d’objets différents en quantité illimitée ? Il vous suffirait de frapper pour commander un objet, et, abracadabra : le voici. L’innovation technologique a fait de ce magasin de location magique une réalité. Ses placards virtuels sont infinis. »1
Évidemment, c’est totalement faux. La société numérique implique de ponctionner de plus en plus de matière dans les milieux, dont le saccage ne cesse de s’intensifier : on utilise de plus en plus de métaux, de plus en plus d’énergie, et le travail et l’exploitation sont toujours là, mais tout ceci est mis à distance, invisibilisé. Les usines d’électronique sont en Asie, les mines sont dans des zones reculées, les travailleurs du clic sont enfermés chez eux et ceux de la logistique dans des entrepôts. C’est à la fois la quintessence de la religion de la technologie, l’idée que le génie humain nous aurait fait accéder à l’abondance sans contrepartie et sans travail, et la quintessence du rêve bourgeois : se faire servir chez soi, être délivré de toute contrainte matérielle et ne plus avoir même à se soucier de domestiques. L’achat et la livraison en un clic ont pour conséquence de diffuser ces valeurs dominantes dans toute la société, jusque dans les milieux populaires qui sont par ailleurs les premières victimes de cette exploitation invisible. Un ou une travailleuse d’Amazon peut très bien rentrer chez elle épuisée de sa journée et commander des objets sur internet.
Contrairement à ce que vantent les plateformes de commerce en ligne, on a le sentiment que plus les technologies permettent de nous libérer de nos tâches plus nous avons l’impression de manquer de temps. Comment expliquer ce paradoxe ?
Par plusieurs raisons. La première, c’est que l’ère numérique a tout accéléré et nous donne l’illusion, en nous donnant des instruments de puissance, d’avoir le don d’ubiquité. On entreprend donc de plus en plus de choses, on organise sans cesse des « événements » sans réaliser que la gestion de toutes ces activités via les mails et les réseaux sociaux nous prend un temps fou. Nous sommes sursollicités et nous sursollicitons les autres. La deuxième raison, c’est la complexité des systèmes qui promettent de nous débarrasser de nos tâches : on peut passer autant de temps à paramétrer les machines visant à nous débarrasser d’une tâche qu’à effectuer la tâche elle-même.
Assistons-nous à un retour d’un hyper-taylorisme que ça soit dans les entrepôts de la logistique en Europe ou en Amérique du Nord, ou encore, plus particulièrement, dans les usines Foxconn en Chine ?
Le taylorisme n’a jamais disparu, il n’a fait que s’accroître partout dans le monde depuis des décennies. D’un côté, la production de biens d’équipement toujours plus nombreux et sophistiqués nécessite de plus en plus d’usines, et le mouvement de conversion de la paysannerie des pays pauvres au salariat industriel et à la vie urbaine se poursuit depuis des siècles. Mais ce phénomène a été longtemps masqué par les discours sur la société créative dont l’économie numérique permettrait l’avènement. En réalité, elle n’a jamais concerné qu’une couche très réduite d’ingénieurs, d’entrepreneurs et de communicants. Dès les années 1980, l’informatique a été le cheval de Troie du taylorisme, il a permis de tayloriser la quasi-totalité des secteurs de la vente, les services, les métiers bancaires, en imposant à chaque corps de métier un logiciel et des process de travail quantifiables et traçables.
Amazon utilise désormais des emballages recyclés, plante des arbres, promet d’augmenter sa flotte de véhicules électriques et d’intensifier ses usages d’énergies renouvelables afin d’atteindre zéro émission nette d’ici 2040… Les entreprises d’e‑commerce auraient-elles pris acte de la question environnementale ?
L’essentiel de la « transition » dans laquelle les grands groupes sont engagés consiste à se fournir en énergies renouvelables et à électrifier leur parc de véhicules. Ils vont donc réduire leurs émissions carbone en utilisant plus de métaux, donc en intensifiant l’extraction minière : cuivre, cobalt, nickel, lithium… Alors que l’industrie minière est l’activité humaine la plus polluante qui existe, on est donc en train de démultiplier la demande en métaux. Les conséquences, sur le plan global, en sont dévastatrices, ne serait-ce que parce qu’une bonne partie des mines sont situées dans des zones touchées par la sécheresse. Pour alimenter cette « transition », cinq mines de cuivre ont ouvert en Andalousie depuis 2007, alors même que la région manque sévèrement d’eau. Selon l’Unep, une grande mine de cuivre utilise chaque jour 114 millions de litres d’eau pour traiter le minerai. Même si une partie de cette eau peut être issue du recyclage, cela reste colossal. Cette même mine va rejeter, chaque jour, environ 200 000 tonnes de boues toxiques issues du traitement chimique du minerai – d’où la survenue de plus en plus fréquente de ruptures de digues de barrages miniers, où ces résidus sont stockés. Ces problèmes, la voracité en eau, la pollution des milieux, ne sont pas pris en compte dans les bilans RSE (rapport de responsabilité sociale d’entreprise) des entreprises.
L’activité d’Amazon est indéfendable sur le plan écologique (comme social) parce qu’elle est fondée sur le transport de marchandises sur de très longues distances et est l’une des premières responsable de l’intensification du fret routier. Selon la Fédération nationale du transport routier, du fait de l’explosion de la vente en ligne, la circulation de camions et d’utilitaires augmente de 10 % par an en région parisienne. D’autre part, la vente en ligne, en pratiquant le data mining (c’est-à-dire l’exploration de base de données) à très grande échelle, est coresponsable de la colossale demande en énergie des data centers, qui consomment aujourd’hui au total 250 terrawatts d’électricité, soit 1 % de la demande mondiale. Le bilan carbone du quincaillier du quartier est forcément meilleur, pour peu qu’Amazon ne l’ait pas fait disparaitre…
Comment réussir à politiser la question de la consommation sans verser dans un discours culpabilisant, surtout lorsque celui-ci sert à stigmatiser les classes populaires ?
Le problème de la surconsommation et du gaspillage des ressources est causé par les strates les plus riches de la société. Oxfam et Greenpeace ont calculé que le patrimoine financier de 63 milliardaires français émettait autant de gaz à effet de serre que celui de 50 % des ménages français. Le moyen le plus simple d’arriver à une société plus sobre et de démanteler les grandes fortunes et de rendre impossible le train de vie qui y est associé. Culpabiliser les classes populaires parce qu’elles consomment trop de malbouffe ou passent trop de temps devant les écrans, comme on le fait, est un contre-feu qui permet de ne pas prendre les mesures qui s’imposent contre les industries de l’agro-alimentaire et du numérique. Les classes populaires sont les premières victimes de cette intoxication de masse que sont la nourriture industrielle et le divertissement en ligne. Ce sont des fléaux que nous devons tous chercher à sortir de nos vies, collectivement, entre proches, entre voisins, dans nos quartiers, entre parents, mais aussi par des mobilisations politiques plus larges.
Dans votre livre, Lettres aux humains qui robotisent le monde. Merci de changer de métier, vous écrivez que l’une des principales raisons d’être des véhicules autonomes est le commerce en ligne. Pouvez-vous nous expliquer l’attrait des entreprises tels qu’Amazon ou encore Uber pour cette technologie ?
C’est très simple : les véhicules autonomes servent à automatiser la conduite, c’est-à-dire à ne pas avoir besoin de payer des conducteurs, qu’ils soient chauffeurs chez Uber ou livreurs pour Amazon. C’est évidemment un graal pour toutes les entreprises d’achat en ligne ou de transport. C’est un exemple de la guerre de classes que les nouvelles technologies et le numérique servent à livrer. Automatiser la conduite est le meilleur moyen de mettre un terme à toutes les revendications et actions en justice des chauffeurs Uber. C’est la même chose pour les sociétés de transport public privées, comme Kéolis ou Transdev, qui ont maille à partir avec leur force de travail insatisfaite de ses conditions d’embauche néolibérales. Dans le paysage contestataire affaibli, les corporations de routiers et de conducteurs ont gardé certains acquis sociaux de leurs luttes antérieures et ont encore une force de mobilisation importante : ils et elles peuvent faire grève efficacement ou paralyser l’économie en bloquant les flux. Il n’est pas étonnant que le monde patronal cherche, consciemment ou non, à liquider ces vestiges d’organisation ouvrière par la technologie.
Quels seront les impacts sociaux et écologiques principaux du déploiement des véhicules autonomes ? On nous vous vend cette technologie comme une solution durable.
Il est très difficile d’imaginer en quoi les véhicules autonomes pourraient se révéler une solution écologique. Ils nécessitent tout un appareillage technologique dont la production est polluante et sont un véritable gouffre énergétique. Si la vente de véhicules autonomes personnels n’est pas interdite, ils provoqueront nécessairement des effets rebonds redoutables : les enfants et les personnes âgées issues des classes aisées se déplaceront d’autant plus qu’elles auront à leur disposition l’équivalent d’une voiture avec chauffeur ; les CSP + les utiliseront comme bureaux roulants, ils pourront résider encore plus loin de leur lieu de travail sans perdre de temps à conduire. Les arguments en faveur du véhicule autonome écologique paraissent très alambiqués : pour se justifier de les subventionner, les pouvoirs publics font valoir qu’ils vont faciliter le déploiement des transports en commun, en particulier dans les zones reculées. Mais rien n’empêche de faire ce même effort en embauchant des chauffeurs : c’est juste qu’employer des humains n’est pas très à la mode et ne permet pas de faire tourner des sociétés de transport privées de manière profitable.
En Région de Bruxelles-Capitale, un nouveau plan régional pour la mobilité, intitulé « Good Move. Le Plan régional de mobilité 2020 – 2030 », vient de sortir et dans lequel les véhicules autonomes y figurent. On a l’impression que la question pour les pouvoirs publics n’est pas tant d’accepter ou de refuser l’arrivée de ces véhicules mais plutôt de l’encadrer. Est-ce que cela vous étonne ?
Ce réflexe n’a rien de nouveau et remonte à la première révolution industrielle, au 19e siècle. Il consiste à envisager l’avancée de la technologie comme une force historique autonome, qui ne reposerait pas sur des choix politiques. Selon cette vision, le progrès technologique suit son cours « naturel », et on peut l’utiliser plus ou moins bien, de façon plus ou moins égalitariste, mais on ne peut empêcher son développement. C’est une vision très hypocrite, car en réalité toutes les technologies importantes du monde industriel ont nécessité l’intervention active des Etats pour le financement de la recherche (notamment militaire, c’est exemplairement le cas avec les véhicules autonomes, issus de la Darpa), la construction des infrastructures et la promotion de discours permettant de susciter l’adhésion ou d’acculturer les populations à ces technologies. Il en va de même avec les véhicules autonomes. En fait, il est tout à fait possible de ne pas financer les infrastructures des véhicules autonomes, de cesser de subventionner et de promouvoir ces recherches et d’utiliser l’argent public pour développer le transport low tech, les bus à pédales, les vélomobiles, tout un éventail de solutions techniques qui ne sont ni promues ni financées.
Vous avez traduit Le progrès sans le peuple de David Noble (historien américain des sciences et des techniques qui enseigna, notamment, au MIT). Noble y retrace l’histoire et la consolidation de l’idéologie du progrès technologique qui s’est imposée depuis la première révolution industrielle et, montre comment le « laissez-innover », à l’instar du « laissez-faire », est devenu le mot d’ordre du capitalisme. Il revient également sur la soumission à la technologie des représentants de la classe ouvrière. Pensez-vous que la critique de la technologie reste encore difficile à faire entendre aujourd’hui ?
Au sein de la classe politique, la critique de la technologie en tant quel telle, c’est-à-dire qui ne se cantonne pas à la critique de ses usages, reste un tabou, hérité de la fétichisation de la technologie dont David Noble retrace la généalogie depuis les mouvements luddites anglais des années 1810. La contestation de la 5G a cependant fait bouger les lignes, car les critiques ont porté sur le caractère nuisible de cette infrastructure, sa voracité énergétique, la surveillance par le big data, la quantité de nouveaux terminaux à produire, le manque de garanties sur son innocuité. Et le fait que la 5G se déploie malgré ces critiques tient moins à une défaite sur le plan du débat public qu’à l’absence de rapport de forces face aux intérêts industriels et à ses très nombreux relais dans la classe politique.
Vous appelez à une dénumérisation. Pouvez-vous nous dire les secteurs où elle vous semble la plus urgente (et où c’est encore possible) ?
En France, une personne sur quatre, soit 13 millions de gens, sont exclus de l’accès aux services et aux administrations les plus indispensables faute de posséder l’équipement numérique ou de savoir (ou de vouloir) l’utiliser. La priorité est de rouvrir des guichets dans tous ces domaines : achat de billets de train, de bus, services administratifs, aide sociale, etc. La gestion des services sociaux par algorithmes aboutit à priver des millions de personnes de leurs droits, sans qu’il soit possible de le vérifier ou de le contester – puisque même les employés de la CAF ne savent plus au juste comment ça fonctionne.
Pour des raisons écologiques au sens large (de la lutte contre le réchauffement climatique à la lutte contre les addictions), il faudrait limiter l’usage de la bande passante et donc légiférer pour diviser la consommation de données rendue possible par les forfaits. Regarder une émission en streaming HD via sa box ADSL émet autant de gaz à effet de serre que de fabriquer, transporter et lire un DVD. Avant la crise sanitaire, le temps d’écran des 6 – 18 ans était déjà de cinq heures par jour, consistant essentiellement en visionnage de vidéos. Rappelons que les taux de croissance du numérique sont inédits dans l’histoire industrielle. La vitesse à laquelle les objets électroniques sont adoptés à l’échelle planétaire, la vitesse à laquelle ils sont renouvelés et transformés en déchets, et en particulier l’augmentation de l’énergie nécessaire au fonctionnement de cette infrastructure. En 2017, le numérique consommait déjà 10 % de l’électricité mondiale. En 2025, ce sera 20 % de l’électricité et 7,5 % des émissions (transport aérien : 2 %). La demande énergétique croît de 6 à 9 % par an, elle double tous les sept ans. De ce point de vue, plus que toute autre industrie, le numérique fait figure de bombe écologique.
Le passe sanitaire et les projets de portefeuille d’identification électronique nous montrent que détenir un smartphone est politiquement dangereux, en tant qu’infrastructure de base qui permet une surveillance systématique et une société de checkpoints omniprésents. Individuellement, renoncer au smartphone est sans doute le geste de sauvegarde politique et écologique le plus efficace que l’on puisse faire.
- The Inevitable : The 12 Technological Forces That Will Shape the Future, Penguin, 2016, p. 109 – 110.
Derniers ouvrages parus : Merci de changer de métier : lettres aux humains qui robotisent le monde (La Dernière Lettre, 2020) et La machine est ton maître et ton seigneur (Agone, 2022).