Au-delà des prises de position, force est de constater qu’on a rarement autant parlé de la langue, de l’écrit, des mots et de leur pouvoir dans nos vies et imaginaires que depuis que les féministes en ont fait un cheval de bataille de leurs revendications.
Le compromis à la Belge
Après la décision du ministre français, les médias belges ont rapidement soulevé une question légitime, à savoir : nos autorités allaient-elles se positionner comme nos voisins français ? Comme souvent en Belgique, les positions officielles varient selon le niveau de pouvoir et les compétences.
En Belgique, la langue étant une matière communautaire, la Fédération Wallonie Bruxelles est donc à priori compétente pour statuer sur l’usage de l’écriture inclusive. Au sein de la Fédération deux ministères sont donc amenés à se positionner : le ministère de la Culture (Direction de la Langue Française) et le ministère de l’Enseignement.
Au niveau du Ministère de la Culture, il faut souligner que la question de la féminisation de la langue est un sujet de préoccupation depuis une trentaine d’années puisqu’en 1993 déjà, un décret était voté recommandant la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres. Afin d’aider à la mise en oeuvre de ce décret innovant, une brochure intitulée « Mettre au féminin, guide de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre ». Ce guide, réédité en 2005 puis en 2014, comporte non seulement une liste très complète de féminisation de fonctions et métiers mais aussi des conseils pour représenter les hommes et les femmes dans les textes. Cependant, hormis la remise en question de l’usage du mademoiselle, les Conseils confortent plutôt une écriture où le masculin est un genre neutre. L’usage du point médian et le dédoublement des mots (les ouvriers et les ouvrières) sont découragés par les auteurs et autrices au risque de rendre la lecture compliquée. En 1993 déjà, cette volonté de féminisation causait de nombreuses polémiques et remises en cause, notamment dans les milieux académiques, avec un refus clair et net de son utilisation par certain·es.
Depuis lors, plusieurs documents, guides et avis ont été formulés dans différents cénacles et instances du ministère de la Culture. S’il n’est jamais question d’une opposition frontale aux pratiques d’écriture inclusive, la plupart des avis déconseillent fortement l’usage du point médian, le dédoublement systématique ou justifient l’utilisation du masculin pour des ensembles mixtes. Dans le dernier guide, paru en 2020, intitulé « Inclure sans exclure : Les bonnes pratiques de rédaction inclusive », l’usage des différentes techniques de l’écriture inclusive y est décrit comme nuisible pour le·la lecteur·trice final comme pour le·la rédacteur·trice.1
Loin de faire l’unanimité dans les milieux académiques et pédagogiques2, ce récent guide est néanmoins le reflet des difficultés des autorités compétentes à ouvrir un débat assumé sur la langue et ce qu’elle produit. Face à l’usage grandissant des différentes techniques et approches de l’écriture inclusive, la nécessité de cadrer l’usage amène les autorités à rédiger guides et avis mais jamais les éléments fondamentaux et les postulats politiques revendiqués par les usager·es de l’écriture inclusive ne sont réellement mis en débat.
De son côté, la ministre de l’Enseignement Caroline Désir a réagi à l’actualité française en précisant qu’elle ne comptait pas suivre la voie de son homologue français. Bien qu’elle souligne que « tous les moyens pour lutter contre le sexisme et les discriminations doivent être envisagés », elle se rattache à l’idée selon laquelle un usage non cadré de ces nouvelles pratiques pourraient « nuire à la compréhension de messages, surtout dans un contexte d’apprentissage ».
La langue est-elle performative ?
Un des éléments prépondérant de ce débat est la fonction performative de la langue. En d’autres mots, l’usage de la langue peut-il est un vecteur de changements individuel, collectif et sociétal ? Les défenseur·es de l’écriture inclusive estiment que l’usage d’une langue où le masculin l’emporte, comme le veut la formule, participe à une vision de la société où les femmes sont invisibilisées, où les hommes même quand ils sont minoritaires sont au centre du récit et de l’imaginaire. Les opposant·es réfutent cette idée. Dans le guide « Inclure sans exclure : Les bonnes pratiques de rédaction inclusive », les autrices évacuent à plusieurs endroits l’idée selon laquelle l’usage du masculin généralisé pourrait de quelconque manière renforcer une forme de domination : « Quand on écrit sa sœur et son frère sont malheureux, avec un accord de malheureux au masculin, on privilégie certes un genre grammatical, celui des mots qui, par ailleurs, désignent les hommes et non les femmes. Mais cela ne veut pas dire que l’accord exprime une supériorité des uns sur les autres. (…) Voir un rapport de force entre les genres grammaticaux revient à sur-interpréter les concepts grammaticaux, dans une perspective anthropomorphique. »3
Pourtant, selon le psycholinguiste Pascal Gygax, la langue n’est pas neutre. Elle reflète les structures et les rapports de force de la société dans laquelle elle s’inscrit. « La langue influence fortement notre manière de voir le monde, de penser et d’agir, et le fait que la langue ait été masculinisée a des conséquences importantes sur la société. »
L’écriture inclusive est un des points de départ pour mener une réflexion sur la langue. Mais au-delà de la question féministe, la langue peut être vectrice d’autres formes de discriminations comme le mépris de classe ou le racisme. Le sociolinguiste Philippe Blanchet étudie une de ces discriminations : « La glottophobie désigne les discriminations, les manifestations de mépris, de haine, les agressions, les rejets ou l’exclusion qui se basent sur le prétexte — évidemment illégitime et souvent illégal — que des personnes parlent une langue, ou dans des variétés d’une même langue, jugées non légitimes, incorrectes, mauvaises et non acceptables.»
L’école est un des lieux où se construit l’usage des mots et du monde
Pour rappel, c’est en septembre 2017 que le débat autour de l’écriture inclusive a véritablement explosé suite à la publication, en France, d’un ouvrage scolaire ayant été rédigé en écriture inclusive. En réaction à cet ouvrage, l’Académie française avait alors crié au « péril mortel » évoquant une mise en danger de la langue française. En réponse à cet emballement médiatique et institutionnel, 314 membres du corps professoral de tous niveaux et tous publics s’engageaient via un manifeste à ne plus enseigner la règle de grammaire du « le masculin l’emporte sur le féminin » et Éliane Viennot, professeuse émérite de littérature de la Renaissance lançait une pétition à l’attention de Jean-Michel Blanquer.
Si au final, en février 2019, l’Académie Française avait finalement rendu un avis positif sur la féminisation des noms de métier et de fonction, le débat sur l’usage de l’écriture inclusive dans le milieu scolaire reste vif et l’argument récurent des difficultés potentielles d’apprentissage en raison de l’écriture inclusive est sans cesse remis au devant de la scène.
Il est vrai que dans l’enseignement, la référence à la norme est omniprésente. Si bien qu’appliquer l’écriture inclusive ou simplement aborder la question peut potentiellement placer l’enseignant·e dans une position inconfortable. Ariane Bach, signataire du manifeste pour l’abandon de la règle « le masculin l’emporte sur le féminin », mentionne que « tous·toutes les élèves sont supposé·es acquérir l’outil linguistique commun. Il parait donc compliqué de prendre l’initiative individuelle d’enseigner une autre règle au risque de mettre les élèves en difficulté. (…) Alors, en attendant que cette règle d’accord soit officiellement changée et que nous puissions proposer une autre norme à nos élèves, il me semble qu’il faut en présenter l’histoire en classe, et engager les élèves à un questionnement sur le projet de société auquel elle prédispose. (…) L’école est un des lieux où se construit l’usage des mots et du monde. Il est donc primordial d’y instaurer une réflexion sur la langue qui est à la fois une institution sociale et un système de valeurs. Cette même langue qui détermine notre représentation du réel et notre relation aux autres… Changer notre manière de dire le monde, c’est peut-être contribuer à le changer ». Elle souligne la nécessité d’ouvrir le débat sur ce que la langue produit avec les élèves quand bien même l’écriture inclusive ne serait pas d’application.
Selon Arnaud Hoedt4, linguiste de formation, comédien et membre du Conseil des langues et des politiques linguistiques5, il est fondamental d’introduire dans le cursus et dans le programme, des cours de réflexion sur la langue elle-même : son histoire, qu’est-ce que la grammaire, d’où vient-elle, etc… Des cours qui ne se limitent pas « à la norme ». Depuis 5 ans d’ailleurs, le nouveau programme de français pour le 3ème degré de secondaire intègre un séquence sur l’approche réflexive de la langue. La question de l’écriture inclusive dans l’enseignement ne devrait pas se limiter à l’apprentissage ou non des règles et mécanismes de celle-ci mais devrait être intégrée comme une réflexion plus large sur l’usage de la langue et ses effets. Arnaud Hoedt ajoute que l’essentiel du débat est de rendre aux personnes la possibilité de dire ce qu’ielles ont envie de dire. La langue n’est pas un institution figée, et bien souvent les utilisateur•trices précèdent l’outil : « Si dans ma tête, j’ai envie de montrer qu’il y a des hommes et des femmes, il faut que j’aie un outil linguistique qui me permette de le faire sans qu’il y ait d’ambigüité ».
Se réapproprier les mots de manière collective
Au-delà du point médian, ce travail sur la langue et le langage est (re)devenu un outil puissant de luttes sociales et politiques. Nombreux·euses sont celles et ceux qui se sont demandé·es comment se réapproprier les mots de manière collective pour qu’ils puissent être source d’émancipation et non de discrimination.
À côté et autour de débats sur la grammaire et l’orthographe, il faut souligner le travail important de collectifs, auteur·trices, mouvements sociaux qui ont enrichit le vocabulaire afin de créer des mots qui traduisent plus fidèlement des luttes et des enjeux sociaux jusque-là inexistant·es de nos dictionnaires et usages. Si les mots servent à dire le monde, comment peut-on dire un monde féministe, antiraciste, égalitaire si aucun mot ne peut fidèlement en rendre compte ?
Soulignons d’ailleurs le très récent, « Petit dico féministe, antiraciste et militant : les mots du contre-pouvoir », réalisé dans le cadre du festival « Féministe toi-même » (2021). Il a notamment pour objectif de nous faire réfléchir collectivement et avec souplesse à ce vocabulaire qui nous unit dans nos luttes, de nous réapproprier les mots pour qu’ils nous paraissent moins éloignés de nous et de les rendre accessible à toutes et tous6. Il a été rédigé collectivement et reflète en son sein des positionnements variés des luttes portées par les mouvements sociaux contemporains.
Sur le fil
En bouclant cette contribution, nous découvrons dans la presse que la ministre de la Culture, Bénédicte Linard réfléchit à un décret visant à rendre obligatoire l’écriture inclusive dans toutes les institutions reconnues/subventionnées par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Contrairement aux précédentes prises de position sur le sujet, il convient de souligner l’intention de ne pas exclure de facto l’usage des formes abrégées (point médian) mais tout du moins, de le limiter autant que possible. De plus, il est également question de laisser le choix d’utiliser le masculin comme genre neutre tout en demandant dès lors qu’une notice préalable le stipule. Reste à savoir comment les différents secteurs concernés accueilleront ce décret et comment les autorités accompagneront sa réelle mise en œuvre. En effet, à la lecture des premiers éléments du décret, il représente un certain tournant par rapport aux prises de positions de la Direction de la Langue Française et se distancie des recommandations énoncées dans le guide édité en 2020 par le même ministère de la Culture.
Espérons dès lors que ce décret s’accompagne partout où il est amené à exister d’un espace de débat entre les acteur·trices de sa mise en œuvre. Une langue est vivante, elle se construit collectivement, elle ne peut être figée dans des institutions ou dans des lois et des décrets.
- Anne Dister & Marie-Louise Moreau, Inclure sans exclure : Les bonnes pratiques, Direction de la Langue Française, FWB, 2020, p.8.
- Nadine Plateau, « Nous devons réfléchir à simplifier et démasculiniser la langue », La Libre, 12/03/2021.
- Anne Dister & Marie-Louise Moreau, Ibid., p.22.
- Propos d’Arnaud Hoedt recueilli dans le cadre d’une interview réalisée le 12 août 2021 en vidéoconférence dans le cadre de cet article.
- Le Conseil des langues et des politiques linguistiques (nom complet : Conseil de la langue française, des langues régionales endogènes et des politiques linguistiques de la FWB) est une instance d’avis qui a pour objectif de conseiller la Ministre de la culture (actuellement Bénédicte Linard, Ecolo) qui appliquera (ou pas) par la suite ces avis. Leur travail porte actuellement sur la modification du décret féminisation de 1993 (décret relatif à la féminisation des noms de métier, de fonction, de grade et de titre), ainsi que sur la langue inclusive (quand et à quel endroit l’utiliser, etc…).
- Pour aller plus loin : Facebook live de la table ronde « du poids et du pouvoir des mots » organisée le 24 juin 2021 en avant-première du lancement du « Petit dico féministe, antiraciste et militant » prévue deux jours plus tard : https://www.facebook.com/FeministeToiMeme/videos/316832783520007