Écriture inclusive : pourquoi le débat est une opportunité en soi ?

Illustration : Emmanuel Troestler

Mai 2021, le ministre fran­çais de l’Éducation natio­nale pros­crit offi­ciel­le­ment l’usage de l’écriture inclu­sive dans les écoles et dans son minis­tère. L’occasion de relan­cer ce débat enflam­mé autour de l’écriture inclu­sive. Selon Jean-Michel Blan­quer, l’usage de l’écriture inclu­sive est instable et com­plexe, ce qui consti­tue des « obs­tacles à l’acquisition de la langue comme de la lec­ture ». Cette inter­dic­tion est un énième rebon­dis­se­ment dans une saga qui fait rage en France mais aus­si en Bel­gique. Pour et contre s’affrontent autour de plu­sieurs argu­ments dont la valeur scien­ti­fique est rela­ti­ve­ment faible mais où les enjeux poli­tiques sont extrê­me­ment prégnants.

Au-delà des prises de posi­tion, force est de consta­ter qu’on a rare­ment autant par­lé de la langue, de l’écrit, des mots et de leur pou­voir dans nos vies et ima­gi­naires que depuis que les fémi­nistes en ont fait un che­val de bataille de leurs revendications.

Le compromis à la Belge

Après la déci­sion du ministre fran­çais, les médias belges ont rapi­de­ment sou­le­vé une ques­tion légi­time, à savoir : nos auto­ri­tés allaient-elles se posi­tion­ner comme nos voi­sins fran­çais ? Comme sou­vent en Bel­gique, les posi­tions offi­cielles varient selon le niveau de pou­voir et les compétences.

En Bel­gique, la langue étant une matière com­mu­nau­taire, la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie Bruxelles est donc à prio­ri com­pé­tente pour sta­tuer sur l’usage de l’écriture inclu­sive. Au sein de la Fédé­ra­tion deux minis­tères sont donc ame­nés à se posi­tion­ner : le minis­tère de la Culture (Direc­tion de la Langue Fran­çaise) et le minis­tère de l’Enseignement.

Au niveau du Minis­tère de la Culture, il faut sou­li­gner que la ques­tion de la fémi­ni­sa­tion de la langue est un sujet de pré­oc­cu­pa­tion depuis une tren­taine d’années puisqu’en 1993 déjà, un décret était voté recom­man­dant la fémi­ni­sa­tion des noms de métiers, fonc­tions, grades ou titres. Afin d’aider à la mise en oeuvre de ce décret inno­vant, une bro­chure inti­tu­lée « Mettre au fémi­nin, guide de fémi­ni­sa­tion des noms de métier, fonc­tion, grade ou titre ». Ce guide, réédi­té en 2005 puis en 2014, com­porte non seule­ment une liste très com­plète de fémi­ni­sa­tion de fonc­tions et métiers mais aus­si des conseils pour repré­sen­ter les hommes et les femmes dans les textes. Cepen­dant, hor­mis la remise en ques­tion de l’usage du made­moi­selle, les Conseils confortent plu­tôt une écri­ture où le mas­cu­lin est un genre neutre. L’usage du point médian et le dédou­ble­ment des mots (les ouvriers et les ouvrières) sont décou­ra­gés par les auteurs et autrices au risque de rendre la lec­ture com­pli­quée. En 1993 déjà, cette volon­té de fémi­ni­sa­tion cau­sait de nom­breuses polé­miques et remises en cause, notam­ment dans les milieux aca­dé­miques, avec un refus clair et net de son uti­li­sa­tion par certain·es.

Depuis lors, plu­sieurs docu­ments, guides et avis ont été for­mu­lés dans dif­fé­rents cénacles et ins­tances du minis­tère de la Culture. S’il n’est jamais ques­tion d’une oppo­si­tion fron­tale aux pra­tiques d’écriture inclu­sive, la plu­part des avis décon­seillent for­te­ment l’usage du point médian, le dédou­ble­ment sys­té­ma­tique ou jus­ti­fient l’utilisation du mas­cu­lin pour des ensembles mixtes. Dans le der­nier guide, paru en 2020, inti­tu­lé « Inclure sans exclure : Les bonnes pra­tiques de rédac­tion inclu­sive », l’usage des dif­fé­rentes tech­niques de l’écriture inclu­sive y est décrit comme nui­sible pour le·la lecteur·trice final comme pour le·la rédacteur·trice.1

Loin de faire l’unanimité dans les milieux aca­dé­miques et péda­go­giques2, ce récent guide est néan­moins le reflet des dif­fi­cul­tés des auto­ri­tés com­pé­tentes à ouvrir un débat assu­mé sur la langue et ce qu’elle pro­duit. Face à l’usage gran­dis­sant des dif­fé­rentes tech­niques et approches de l’écriture inclu­sive, la néces­si­té de cadrer l’usage amène les auto­ri­tés à rédi­ger guides et avis mais jamais les élé­ments fon­da­men­taux et les pos­tu­lats poli­tiques reven­di­qués par les usager·es de l’écriture inclu­sive ne sont réel­le­ment mis en débat.

De son côté, la ministre de l’Enseignement Caro­line Désir a réagi à l’actualité fran­çaise en pré­ci­sant qu’elle ne comp­tait pas suivre la voie de son homo­logue fran­çais. Bien qu’elle sou­ligne que « tous les moyens pour lut­ter contre le sexisme et les dis­cri­mi­na­tions doivent être envi­sa­gés », elle se rat­tache à l’idée selon laquelle un usage non cadré de ces nou­velles pra­tiques pour­raient « nuire à la com­pré­hen­sion de mes­sages, sur­tout dans un contexte d’apprentissage ».

La langue est-elle performative ?

Un des élé­ments pré­pon­dé­rant de ce débat est la fonc­tion per­for­ma­tive de la langue. En d’autres mots, l’usage de la langue peut-il est un vec­teur de chan­ge­ments indi­vi­duel, col­lec­tif et socié­tal ? Les défenseur·es de l’écriture inclu­sive estiment que l’usage d’une langue où le mas­cu­lin l’emporte, comme le veut la for­mule, par­ti­cipe à une vision de la socié­té où les femmes sont invi­si­bi­li­sées, où les hommes même quand ils sont mino­ri­taires sont au centre du récit et de l’imaginaire. Les opposant·es réfutent cette idée. Dans le guide « Inclure sans exclure : Les bonnes pra­tiques de rédac­tion inclu­sive », les autrices éva­cuent à plu­sieurs endroits l’idée selon laquelle l’usage du mas­cu­lin géné­ra­li­sé pour­rait de quel­conque manière ren­for­cer une forme de domi­na­tion : « Quand on écrit sa sœur et son frère sont mal­heu­reux, avec un accord de mal­heu­reux au mas­cu­lin, on pri­vi­lé­gie certes un genre gram­ma­ti­cal, celui des mots qui, par ailleurs, dési­gnent les hommes et non les femmes. Mais cela ne veut pas dire que l’accord exprime une supé­rio­ri­té des uns sur les autres. (…) Voir un rap­port de force entre les genres gram­ma­ti­caux revient à sur-inter­pré­ter les concepts gram­ma­ti­caux, dans une pers­pec­tive anthro­po­mor­phique. »3

Pour­tant, selon le psy­cho­lin­guiste Pas­cal Gygax, la langue n’est pas neutre. Elle reflète les struc­tures et les rap­ports de force de la socié­té dans laquelle elle s’inscrit. « La langue influence for­te­ment notre manière de voir le monde, de pen­ser et d’agir, et le fait que la langue ait été mas­cu­li­ni­sée a des consé­quences impor­tantes sur la socié­té. »

L’écriture inclu­sive est un des points de départ pour mener une réflexion sur la langue. Mais au-delà de la ques­tion fémi­niste, la langue peut être vec­trice d’autres formes de dis­cri­mi­na­tions comme le mépris de classe ou le racisme. Le socio­lin­guiste Phi­lippe Blan­chet étu­die une de ces dis­cri­mi­na­tions : « La glot­to­pho­bie désigne les dis­cri­mi­na­tions, les mani­fes­ta­tions de mépris, de haine, les agres­sions, les rejets ou l’exclusion qui se basent sur le pré­texte — évi­dem­ment illé­gi­time et sou­vent illé­gal — que des per­sonnes parlent une langue, ou dans des varié­tés d’une même langue, jugées non légi­times, incor­rectes, mau­vaises et non accep­tables.»

L’école est un des lieux où se construit l’usage des mots et du monde 

Pour rap­pel, c’est en sep­tembre 2017 que le débat autour de l’écriture inclu­sive a véri­ta­ble­ment explo­sé suite à la publi­ca­tion, en France, d’un ouvrage sco­laire ayant été rédi­gé en écri­ture inclu­sive. En réac­tion à cet ouvrage, l’Académie fran­çaise avait alors crié au « péril mor­tel » évo­quant une mise en dan­ger de la langue fran­çaise. En réponse à cet embal­le­ment média­tique et ins­ti­tu­tion­nel, 314 membres du corps pro­fes­so­ral de tous niveaux et tous publics s’engageaient via un mani­feste à ne plus ensei­gner la règle de gram­maire du « le mas­cu­lin l’emporte sur le fémi­nin » et Éliane Vien­not, pro­fes­seuse émé­rite de lit­té­ra­ture de la Renais­sance lan­çait une péti­tion à l’attention de Jean-Michel Blanquer.

Si au final, en février 2019, l’Académie Fran­çaise avait fina­le­ment ren­du un avis posi­tif sur la fémi­ni­sa­tion des noms de métier et de fonc­tion, le débat sur l’usage de l’écriture inclu­sive dans le milieu sco­laire reste vif et l’argument récurent des dif­fi­cul­tés poten­tielles d’apprentissage en rai­son de l’écriture inclu­sive est sans cesse remis au devant de la scène.

Il est vrai que dans l’enseignement, la réfé­rence à la norme est omni­pré­sente. Si bien qu’appliquer l’écriture inclu­sive ou sim­ple­ment abor­der la ques­tion peut poten­tiel­le­ment pla­cer l’enseignant·e dans une posi­tion incon­for­table. Ariane Bach, signa­taire du mani­feste pour l’abandon de la règle « le mas­cu­lin l’emporte sur le fémi­nin », men­tionne que « tous·toutes les élèves sont supposé·es acqué­rir l’outil lin­guis­tique com­mun. Il parait donc com­pli­qué de prendre l’initiative indi­vi­duelle d’enseigner une autre règle au risque de mettre les élèves en dif­fi­cul­té. (…) Alors, en atten­dant que cette règle d’accord soit offi­ciel­le­ment chan­gée et que nous puis­sions pro­po­ser une autre norme à nos élèves, il me semble qu’il faut en pré­sen­ter l’histoire en classe, et enga­ger les élèves à un ques­tion­ne­ment sur le pro­jet de socié­té auquel elle pré­dis­pose. (…) L’école est un des lieux où se construit l’usage des mots et du monde. Il est donc pri­mor­dial d’y ins­tau­rer une réflexion sur la langue qui est à la fois une ins­ti­tu­tion sociale et un sys­tème de valeurs. Cette même langue qui déter­mine notre repré­sen­ta­tion du réel et notre rela­tion aux autres… Chan­ger notre manière de dire le monde, c’est peut-être contri­buer à le chan­ger ». Elle sou­ligne la néces­si­té d’ouvrir le débat sur ce que la langue pro­duit avec les élèves quand bien même l’écriture inclu­sive ne serait pas d’application.

Selon Arnaud Hoedt4, lin­guiste de for­ma­tion, comé­dien et membre du Conseil des langues et des poli­tiques lin­guis­tiques5, il est fon­da­men­tal d’introduire dans le cur­sus et dans le pro­gramme, des cours de réflexion sur la langue elle-même : son his­toire, qu’est-ce que la gram­maire, d’où vient-elle, etc… Des cours qui ne se limitent pas « à la norme ». Depuis 5 ans d’ailleurs, le nou­veau pro­gramme de fran­çais pour le 3ème degré de secon­daire intègre un séquence sur l’approche réflexive de la langue. La ques­tion de l’écriture inclu­sive dans l’enseignement ne devrait pas se limi­ter à l’apprentissage ou non des règles et méca­nismes de celle-ci mais devrait être inté­grée comme une réflexion plus large sur l’usage de la langue et ses effets. Arnaud Hoedt ajoute que l’essentiel du débat est de rendre aux per­sonnes la pos­si­bi­li­té de dire ce qu’ielles ont envie de dire. La langue n’est pas un ins­ti­tu­tion figée, et bien sou­vent les utilisateur•trices pré­cèdent l’outil : « Si dans ma tête, j’ai envie de mon­trer qu’il y a des hommes et des femmes, il faut que j’aie un outil lin­guis­tique qui me per­mette de le faire sans qu’il y ait d’ambigüité ».

Se réapproprier les mots de manière collective

Au-delà du point médian, ce tra­vail sur la langue et le lan­gage est (re)devenu un outil puis­sant de luttes sociales et poli­tiques. Nombreux·euses sont celles et ceux qui se sont demandé·es com­ment se réap­pro­prier les mots de manière col­lec­tive pour qu’ils puissent être source d’émancipation et non de discrimination.

À côté et autour de débats sur la gram­maire et l’orthographe, il faut sou­li­gner le tra­vail impor­tant de col­lec­tifs, auteur·trices, mou­ve­ments sociaux qui ont enri­chit le voca­bu­laire afin de créer des mots qui tra­duisent plus fidè­le­ment des luttes et des enjeux sociaux jusque-là inexistant·es de nos dic­tion­naires et usages. Si les mots servent à dire le monde, com­ment peut-on dire un monde fémi­niste, anti­ra­ciste, éga­li­taire si aucun mot ne peut fidè­le­ment en rendre compte ?

Sou­li­gnons d’ailleurs le très récent, « Petit dico fémi­niste, anti­ra­ciste et mili­tant : les mots du contre-pou­voir », réa­li­sé dans le cadre du fes­ti­val « Fémi­niste toi-même » (2021). Il a notam­ment pour objec­tif de nous faire réflé­chir col­lec­ti­ve­ment et avec sou­plesse à ce voca­bu­laire qui nous unit dans nos luttes, de nous réap­pro­prier les mots pour qu’ils nous paraissent moins éloi­gnés de nous et de les rendre acces­sible à toutes et tous6. Il a été rédi­gé col­lec­ti­ve­ment et reflète en son sein des posi­tion­ne­ments variés des luttes por­tées par les mou­ve­ments sociaux contemporains.

Sur le fil

En bou­clant cette contri­bu­tion, nous décou­vrons dans la presse que la ministre de la Culture, Béné­dicte Linard réflé­chit à un décret visant à rendre obli­ga­toire l’écriture inclu­sive dans toutes les ins­ti­tu­tions reconnues/subventionnées par la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles. Contrai­re­ment aux pré­cé­dentes prises de posi­tion sur le sujet, il convient de sou­li­gner l’intention de ne pas exclure de fac­to l’usage des formes abré­gées (point médian) mais tout du moins, de le limi­ter autant que pos­sible. De plus, il est éga­le­ment ques­tion de lais­ser le choix d’utiliser le mas­cu­lin comme genre neutre tout en deman­dant dès lors qu’une notice préa­lable le sti­pule. Reste à savoir com­ment les dif­fé­rents sec­teurs concer­nés accueille­ront ce décret et com­ment les auto­ri­tés accom­pa­gne­ront sa réelle mise en œuvre. En effet, à la lec­ture des pre­miers élé­ments du décret, il repré­sente un cer­tain tour­nant par rap­port aux prises de posi­tions de la Direc­tion de la Langue Fran­çaise et se dis­tan­cie des recom­man­da­tions énon­cées dans le guide édi­té en 2020 par le même minis­tère de la Culture.

Espé­rons dès lors que ce décret s’accompagne par­tout où il est ame­né à exis­ter d’un espace de débat entre les acteur·trices de sa mise en œuvre. Une langue est vivante, elle se construit col­lec­ti­ve­ment, elle ne peut être figée dans des ins­ti­tu­tions ou dans des lois et des décrets.

  1. Anne Dis­ter & Marie-Louise Moreau, Inclure sans exclure : Les bonnes pra­tiques, Direc­tion de la Langue Fran­çaise, FWB, 2020, p.8.
  2. Nadine Pla­teau, « Nous devons réflé­chir à sim­pli­fier et démas­cu­li­ni­ser la langue », La Libre, 12/03/2021.
  3. Anne Dis­ter & Marie-Louise Moreau, Ibid., p.22.
  4. Pro­pos d’Arnaud Hoedt recueilli dans le cadre d’une inter­view réa­li­sée le 12 août 2021 en vidéo­con­fé­rence dans le cadre de cet article.
  5. Le Conseil des langues et des poli­tiques lin­guis­tiques (nom com­plet : Conseil de la langue fran­çaise, des langues régio­nales endo­gènes et des poli­tiques lin­guis­tiques de la FWB) est une ins­tance d’avis qui a pour objec­tif de conseiller la Ministre de la culture (actuel­le­ment Béné­dicte Linard, Eco­lo) qui appli­que­ra (ou pas) par la suite ces avis. Leur tra­vail porte actuel­le­ment sur la modi­fi­ca­tion du décret fémi­ni­sa­tion de 1993 (décret rela­tif à la fémi­ni­sa­tion des noms de métier, de fonc­tion, de grade et de titre), ain­si que sur la langue inclu­sive (quand et à quel endroit l’utiliser, etc…).
  6. Pour aller plus loin : Face­book live de la table ronde « du poids et du pou­voir des mots » orga­ni­sée le 24 juin 2021 en avant-pre­mière du lan­ce­ment du « Petit dico fémi­niste, anti­ra­ciste et mili­tant » pré­vue deux jours plus tard : https://www.facebook.com/FeministeToiMeme/videos/316832783520007

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