Les Barjoret·tes ou le folklore qui dégenre

Photo : © Thierry Lesoil

Bottes blanches, bas col­lants cou­leur chair, mini-jupe, une main posée sur la hanche, l’autre maniant un bâton métal­lique, le corps cor­se­té dans une tunique ultra mou­lante aux cou­leurs criardes, les talons frap­pant le sol au rythme de tam­bours por­tés par des hommes en cos­tumes de céré­mo­nie. Tout cela vous rap­pelle quelque chose ? Très popu­laires dans les années 1970, les majo­rettes ont dis­pa­ru du folk­lore belge depuis quelques années. Mais le 15 juillet 2023, en plein centre de Char­le­roi, quelque chose a sur­gi du pas­sé. Le par­fum sur­an­né des majo­rettes de notre enfance s’est invi­té dans la rue de Mar­ci­nelle lorsque les Barjoret·tes ont agi­té leurs bâtons pour la pre­mière fois. Un défi­lé joyeu­se­ment déca­lé a mis la foule en liesse. Des hommes et des femmes ont osé s’emparer d’un folk­lore ago­ni­sant, ran­gé dans le pla­card des rin­gar­dises, pour en faire une pres­ta­tion qui ques­tionne les sté­réo­types de genre.

Chaque mar­di matin, rue de Mar­ci­nelle, il est un bureau de quar­tier ouvert à toustes. Un espace convi­vial de ren­contres et d’échanges, un lieu de pos­sibles où il est notam­ment pro­po­sé aux habitant·es de les accom­pa­gner dans un pro­jet qui leur tient à cœur. Chris­tine est une habi­tuée du lieu. La soixan­taine sou­riante, elle a la joie de vivre conta­gieuse. Quand elle com­mence à dan­ser, elle arrive à moti­ver tout le monde ! C’est de cette façon qu’on la pré­sente, Chris­tine. Enfant, elle était majo­rette. Lorsqu’elle a mon­tré l’art du bâton à Char­lotte, ani­ma­trice de la régio­nale de PAC Char­le­roi, l’idée a ger­mé de la sou­te­nir pour mon­ter une troupe de majo­rettes pas comme les autres.

LES BARJORET·TES, UN ESPACE D’OUVERTURE QUI BOUSCULE LES STÉRÉOTYPES

L’envie ini­tiale de Chris­tine s’est accom­pa­gnée d’une dimen­sion réflexive, avec l’ambition de mettre en ques­tion les sté­réo­types de genres et de « beau­té », d’ouvrir le groupe à la mixi­té et à l’écriture inclu­sive. Dès le départ, Char­lotte, qui a coor­don­né le pro­jet, a condi­tion­né son accom­pa­gne­ment au fait que la troupe soit acces­sible aux femmes comme aux hommes, qu’il n’y ait pas de limite d’âge et que chacun·e vienne comme ielle est.

En avril 2023, une pre­mière ren­contre s’est tenue au Cercle Saint-Charles. Cet ancien cercle parois­sial repris il y a quelques années par plu­sieurs ami·es, héberge notam­ment une ASBL, le Pré­texte1, qui orga­nise de nom­breuses acti­vi­tés. Le choix s’est diri­gé vers ce lieu car il dis­pose d’une salle de théâtre aux pla­fonds suf­fi­sam­ment hauts pour accueillir les lan­cers de bâtons d’une ving­taine de per­sonnes, et, atout non négli­geable, d’une buvette où les échanges vont bon train, entre les habitué·es du mer­cre­di, les per­sonnes venant cher­cher leur panier des producteur·ices locaux, les habitant·es du quar­tier et cel­leux qui par­ti­cipent aux acti­vi­tés du Pré­texte.

Cette pre­mière séance a été l’occasion de pré­sen­ter le mou­ve­ment Pré­sence et Action Cultu­relles et ses objec­tifs de trans­for­ma­tion sociale en agis­sant par la culture. Aus­si, pour ali­men­ter les échanges lors de cette pre­mière soi­rée, trois repor­tages ont été pro­po­sés illus­trant dif­fé­rentes troupes et visions des majoret·tes : l’interview datée de 1970 (archive SONUMA) des majo­rettes de Char­le­roi et de leur entrai­neur pour qui la figure de la majo­rette est la repré­sen­tante de la beau­té, de la grâce, de la fémi­ni­té, dans laquelle ielles men­tionnent les qua­li­tés essen­tielles pour être majo­rette comme être jolie, avoir de très jolies jambes, être sou­riante, grande si pos­sible, se tenir comme il faut… On y voit des majo­rettes défi­ler, en majo­ri­té des jeunes ado­les­centes, la capi­taine, la plus âgée ayant 22 ans ; un repor­tage sur des majo­rettes du Sud de la France en âge d’être grands-mères, très à l’aise avec leur corps ; et un repor­tage pré­sen­tant les Queen A Man, une troupe d’hommes majo­rets bre­tons qui rendent hom­mage à l’inégalable Fred­dy Mercury.

Après le vision­nage des trois vidéos, les échanges entre les per­sonnes pré­sentes se sont arrê­tés sur le fait que la troupe serait bien enten­du mixte, mais éga­le­ment ouverte à tous types de phy­siques et d’âges, sans condi­tion. Par la suite, la ques­tion des cos­tumes a aus­si été dis­cu­tée col­lec­ti­ve­ment, en défi­nis­sant en groupe cer­tains cri­tères : l’esthétique, l’unité du groupe, l’accessibilité finan­cière et le confort (que chacun·e se sente à l’aise avec les vête­ments qu’ielle porte dans l’espace public). Il fut donc déci­dé de lais­ser la liber­té à chacun·e de choi­sir de por­ter une jupe, un short ou un pan­ta­lon, la seule règle étant de por­ter du blanc, et d’égayer tout ça avec des touches de bleu et des paillettes (pour que ce soit festif !).

Jupes courtes, jambes longues, sou­rires pla­qués or et âge bio­lo­gique ne dépas­sant pas la ving­taine (le tout orches­tré sous l’autorité d’un homme) ont été remi­sés dans le gre­nier du patriar­cat. Et si l’étiquette « fémi­niste » ne colle pas aux cos­tumes des membres de la troupe, la volon­té de se débar­ras­ser du sexisme accom­pa­gnant l’image des majo­rettes, en ouvrant le groupe à toustes, a impli­qué de fac­to le ques­tion­ne­ment des sté­réo­types de genres.

ORGANISATION ET ENGAGEMENT PARTAGE

Sur le plan orga­ni­sa­tion­nel, PAC a pris en charge la com­mu­ni­ca­tion et la ges­tion du groupe. Des médias tels que le Vif, Télé­sambre ou encore la RTBF ont por­té un inté­rêt au pro­jet, sans doute pour sa dimen­sion déca­lée et le mes­sage por­té par la troupe.

C’est Char­lotte qui a mis en place les ren­contres bimen­suelles. Elle a éga­le­ment garan­ti le cadre bien­veillant, sécu­ri­sant et invi­té les participant·es à ques­tion­ner et décons­truire les sté­réo­types de genres par la nature même de la troupe, mixte et inclu­sive. L’objectif pro­po­sé dès le départ était de fixer la pre­mière sor­tie de la troupe au Joyeux Bor­del de la rue de Mar­ci­nelle, fes­ti­vi­té de quar­tier ayant lieu le 15 juillet dans le centre de Char­le­roi. Cette pre­mière date a don­né sens aux répé­ti­tions et conso­li­dé l’engagement des membres de la troupe.

En dehors de ce cadre struc­tu­rel et struc­tu­rant, les membres du groupe ont pris inté­gra­le­ment pos­ses­sion du pro­jet. La cho­ré­gra­phie a été libre­ment ima­gi­née par Chris­tine, aidée de Roxane, autre ancienne majo­rette. Les membres du groupe ont avan­cé ensemble en déci­dant col­lec­ti­ve­ment du nom de la troupe et de son écri­ture inclu­sive, du choix libre du cos­tume et de la musique. Aus­si, les com­pé­tences des un·es et des autres ont été mises à pro­fit comme San­drine qui s’est char­gée du logo, vali­dé par les autres membres de la troupe.

L’univers maté­riel par­ta­gé (T‑shirt blanc au logo bleu fon­cé, chaus­sures blanches et bâton) a per­mis de faire troupe et de consti­tuer un « corps » de per­sonnes ayant cha­cune leur indi­vi­dua­li­té, por­té par un pro­jet commun.

Après ces quelques mois d’accompagnement, PAC va dou­ce­ment se reti­rer, car la troupe pos­sède désor­mais toutes les res­sources pour s’autogérer et pour­suivre le projet.

LE FOLKLORE COMME LIEU D’ÉMANCIPATION ET DE TRANSFORMATION SOCIALE

Le pro­blème avec le folk­lore, c’est que lorsqu’il est figé, il meurt. Ou en tout cas il risque de ne plus sus­ci­ter l’intérêt des géné­ra­tions futures car il n’évolue pas avec les pré­oc­cu­pa­tions sociales de son temps. Les majo­rettes ont déser­té l’espace public, vic­times de leur rin­gar­di­sa­tion et de l’imaginaire sexiste et mili­taire aux­quelles elles étaient asso­ciées. Ce folk­lore tom­bé en désué­tude avait donc l’avantage d’être déga­gé de son « ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion » nor­ma­tive. La troupe a réus­si le pari de jouer avec les codes des majoret·tes — tels que l’usage du bâton, d’une cho­ré­gra­phie actua­li­sée sur une musique contem­po­raine, de cos­tumes à paillettes et de chaus­sures et chaus­settes blanches — en dépous­sié­rant ce folk­lore, en l’actualisant aux enjeux de la socié­té contemporaine.

Pour PAC, le folk­lore fait par­tie de la culture popu­laire qui appar­tient aux per­sonnes qui la portent et la pra­tiquent. S’emparer du folk­lore des majo­rettes en mon­tant une troupe mixte et non conven­tion­nelle a per­mis de véhi­cu­ler une pen­sée cri­tique enra­ci­née dans la pra­tique, qui ques­tionne et décons­truit les sté­réo­types de genres, sans l’engluer de sources théo­riques trop sou­vent inac­ces­sibles (ou sim­ple­ment indi­gestes) pour de nom­breuses personnes.

S’il n’y a pas de reven­di­ca­tions claires ou de cali­cots por­tés par les membres de la troupe, le fait que les Barjoret·tes s’emparent de l’espace public et se réap­pro­prient un folk­lore où tout le monde peut trou­ver sa place, où les femmes ne sont pas relé­guées à de purs objets de désir et de consom­ma­tion, par­ti­cipe inté­gra­le­ment à la trans­for­ma­tion sociale. De la sorte, la troupe des Barjoret·tes par­ti­cipe à trans­for­mer le regard du public, pro­po­sant un modèle social épous­se­té de ses stéréotypes.

  1. Cette ASBL pro­pose des acti­vi­tés très variées, dont le pré­texte est de créer du lien : pro­jec­tions de films, balades, expo­si­tions, soi­rées jeux de socié­té, ate­liers (du mon­tage flo­ral à l’i­ni­tia­tion à la méca­nique) — Voir leur Face­book

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