Entretien avec Rose Lamy

Cinq ans après #MeToo, la bagarre continue !

Rose Lamy, c’est la per­sonne qui se cachait der­rière le compte Ins­tra­gram « @Preparez-vous pour la bagarre » jusqu’à la publi­ca­tion de son pre­mier ouvrage du même nom. Sor­tie de l’anonymat alors qu’elle « venait de nulle part », comme elle le dit elle-même, elle mène un com­bat quo­ti­dien pour décryp­ter le trai­te­ment média­tique des vio­lences sexistes et sexuelles. C’est deux ans après l’affaire Wein­stein et la popu­la­ri­sa­tion du mot-dièse MeToo que Rose Lamy lance cette page Ins­ta­gram pour deve­nir celle que plu­sieurs médias qua­li­fient aujourd’hui de « vigie du sexisme ordi­naire dans les médias ».

Comment en êtes-vous venue à créer votre page sur le réseau Instagram ?

J’avais trou­vé un emploi au sein de la SNCF au ser­vice de com­mu­ni­ca­tion qui me lais­sait la pos­si­bi­li­té de pou­voir faire beau­coup d’autres choses à côté. C’est grâce à ce temps libre que j’ai créé la page. Je l’ai fait avec de bonnes inten­tions, je pense, parce que je ne visais pas la réus­site. J’avais aban­don­né l’idée de chan­ger le monde, mais ça a com­plè­te­ment pris. Ce qui m’a d’abord sem­blé com­plè­te­ment inima­gi­nable puisqu’Instagram est un réseau social où il est prin­ci­pa­le­ment ques­tion de mise en scène per­son­nelle, de se prendre en pho­to, de par­ta­ger sa vie. Je n’ai jamais pen­sé que mes publi­ca­tions plu­tôt aus­tères et sur des sujets pas évi­dents puissent sus­ci­ter autant d’intérêt. Sauf peut-être ma sin­cé­ri­té… Ma pre­mière publi­ca­tion concer­nait l’affaire Can­tat, puis il y a eu DSK, et puis tant d’autres… jusqu’à Bas­tien Vivès, der­niè­re­ment.

Quel était votre objectif premier en vous lançant ?

C’é­tait un peu de mettre des mots sur le malaise que je res­sen­tais quand je regar­dais dans le rétro­vi­seur. Il faut rap­pe­ler qu’à cette époque-là, on est envi­ron deux ans après MeToo, il y a une forte ému­la­tion, de nom­breux conte­nus péda­go­giques qui paraissent en ligne. Je me suis deman­dé ce que je pour­rais faire, moi, si je créais une page. Cela fai­sait déjà des années que j’interpellais indi­vi­duel­le­ment la presse quo­ti­dienne régio­nale pour qu’elle cesse d’utiliser des termes comme « crime pas­sion­nel ». Mais assez rapi­de­ment, je me suis dit que j’allais mettre des mots sur tout ça. À la SNCF, j’avais appris la com­mu­ni­ca­tion de crise, et en l’appliquant au trai­te­ment média­tique, j’ai pu com­men­cer à créer du conte­nu. Au départ, il s’est agi de par­ler du pas­sé, de mes sou­ve­nirs, mais très vite, c’est deve­nu une cel­lule de veille. Les gens ont com­men­cé à m’envoyer des choses que je n’avais pas repé­ré moi-même et sur les­quelles j’ai appris à mettre des mots. Je me suis donc éloi­gnée du « crime pas­sion­nel » pour décryp­ter d’autres atti­tudes, d’autres com­por­te­ments plus quo­ti­dien. Par exemple, le terme de « mains bala­deuses », à force de rece­voir des mes­sages en masse, je me suis pen­ché sur ce que ça vou­lait dire et sur ce qui n’allait pas dans cette expres­sion pour alerter.

Vous dénoncez le fait que lorsqu’on parle de la mort d’une femme, l’information est systématiquement classée dans la rubrique des faits divers…

J’aime prendre un exemple concret pour mettre les choses en pers­pec­tive, d’autant qu’on parle aujourd’hui de plus en plus de cen­sure. Le 1er novembre 1970, 142 jeunes meurent dans l’incendie d’une boite de nuit du Sud-est de la France. La res­pon­sa­bi­li­té d’entrepreneurs, de res­pon­sables poli­tiques locaux, des pro­prié­taires de l’établissement, qui n’ont res­pec­té aucune des consignes de sécu­ri­té élé­men­taires est clai­re­ment avé­rées dans le drame. Mais les médias vont trai­ter ça comme un fait divers : « Bal tra­gique bla­bla­bla ». A l’é­poque, ça énerve un peu la gauche fran­çaise, je crois. Dix jours après, Charles de Gaulle meurt. Et Hara Kiri titre en Une : « Bal tra­gique à Colom­bey, un mort » pour par­ler de sa mort à lui. Le fait qu’ils aient trai­té un évé­ne­ment poli­tique d’une telle enver­gure his­to­rique comme un fait divers leur a valu la cen­sure du numé­ro. Ils ont même dû ces­ser de paraitre avant de renaitre sous la forme de Char­lie Heb­do. Ça, c’é­tait de la vraie cen­sure d’É­tat qui nous montre que la manière dont on caté­go­rise l’in­fo a une valeur hau­te­ment poli­tique puisque ça peut mener à la fer­me­ture d’un jour­nal. Donc, en creux, on nous dit que la rubrique des faits divers, c’est un déclas­se­ment. Aujourd’hui, des études en Bel­gique, en Suisse et en France démontrent que les vio­lences sexistes et sexuelles et les vio­lences intra­fa­mi­liales sont trai­tées dans la rubrique des faits divers. On mini­mise, on rend ça anec­do­tique, alors qu’on a la démons­tra­tion qu’ils savent très bien que la rubrique des faits divers, c’est pour les sous-événements.

Vous utilisez souvent le terme d’« instrumentalisation » : instrumentalisation de l’amour, de l’affection, de la présomption d’innocence, de la liberté d’expression…

On nous dit qu’il faut res­pec­ter la liber­té d’ex­pres­sion et qu’il ne faut pas faire de cen­sure. C’est exac­te­ment comme quand on nous dit qu’il faut res­pec­ter la pré­somp­tion d’in­no­cence. Ben oui, d’ac­cord, mais du coup, on fait quoi, on se tait ? Pour Can­tat, on a dit qu’il fal­lait le lais­ser se réha­bi­li­ter puisqu’il avait payé sa peine. À pre­mière vue, c’est une injonc­tion qui fait sens. Mais du coup, on est écra­sé par ces affir­ma­tions et c’est dur de grat­ter pour dire qu’il y a un truc qui ne va pas dans cet argu­men­taire. Et là, sur la cen­sure et la liber­té d’ex­pres­sion dans l’art, j’ai l’im­pres­sion qu’on arrive, avec ce qui s’est récem­ment pas­sé autour de l’exposition de Bas­tien Vivès au Fes­ti­val d’Angoulême, à dire qu’on s’en fout que vous aimiez bien ses œuvres parce qu’à par­tir du moment où elles mettent en dan­ger la vie des enfants et leur confort de vie, rien ne peut jus­ti­fier la liber­té d’expression.

L’instrumentalisation, c’est un phé­no­mène que j’ai obser­vé de manière empi­rique. C’est la manière dont on va détour­ner le sens des mots pour ser­vir un pro­jet idéo­lo­gique. Il n’y a pas un seul sens aux mots. Et il n’y a pas qu’une seule ver­sion du réel même si on essaye de nous le faire croire. Ce que j’es­saye de démon­trer, c’est qu’on a le droit d’a­voir notre propre ver­sion, qu’elle est com­plè­te­ment valide et qu’on a le droit de la défendre. Et qu’on a aus­si le droit de redé­fi­nir les mots face à ce dis­cours impo­sé. Quand on nous dit qu” « on tue par amour », moi, j’ai envie de dire que les deux ne sont pas liés. Et sur l’af­faire Can­tat, quand on enten­dait dire des choses telles que « Comme tout le monde, on s’i­ma­gine à la place de Can­tat ce soir » comme l’a dit le musi­cien Patrick Eude­line, moi, je ne me suis jamais sen­tie à sa place. Donc j’ai envie de deman­der à toutes celles et ceux qui tiennent ce type de pro­pos pour qui ils parlent j’ai envie de deman­der à ces gens pour qui ils parlent, de quel point de vue ils partent ? Et si moi, je ne m’y retrouve pas, est-ce que c’est parce qu’on est dif­fé­rent ? Et qui raconte mon his­toire ? Et qui raconte celle des vic­times ? Parce que moi, je me suis plus iden­ti­fiée à Marie Trin­ti­gnant et à ses enfants qu’à lui. L’ins­tru­men­ta­li­sa­tion, c’est détour­ner le sens des mots pour ser­vir ce qu’on défend.

C’est donc la question du savoir situé. Comment se joue cette bataille de sens ?

Les médias et celles et ceux à qui ils donnent la parole nous prennent des mots impor­tants. Pre­nons la liber­té d’ex­pres­sion. Moi, je n’ai pas envie d’être contre. Je n’ai pas non plus envie d’être contre la pré­somp­tion d’in­no­cence, contre l’a­mour ou contre l’art non plus. Par contre, je suis contre le fait qu’on nor­ma­lise la sexua­li­sa­tion d’en­fants comme le fait le des­si­na­teur de BD Bas­tien Vivès. Car même si ce ne sont pas des enfants réels, au bout du pro­ces­sus, dif­fu­ser des des­sins por­no­gra­phiques les met­tant en scène comme il le fait dans plu­sieurs ouvrages va finir par leur retom­ber des­sus. Parce que ça revient en quelque sorte à dire aux hommes qui lisent des BD que c’est OK d’être exci­tés par ça, tant qu’ils ne leur font pas du mal. Or, selon moi, le pas­sage à l’acte com­mence dès la consom­ma­tion de contenu.

Je nous invite à redé­fi­nir les mots mais aus­si à redé­fi­nir notre liber­té d’ex­pres­sion. Moi aus­si, j’ai le droit de cri­ti­quer, moi aus­si j’ai le droit de dire ce que je pense. Mais c’est comme si on nous oppo­sait des mots impres­sion­nants, des mots d’é­lite, pour nous ame­ner au silence sans jamais se deman­der si nous aus­si on béné­fi­ciait de la même liber­té d’ex­pres­sion. Est-ce que par exemple les car­rières qui s’ar­rêtent dans les filières artis­tiques ce ne serait pas de la cen­sure ? Les artistes femmes qui ne sont pas signées, est-ce que ce ne serait pas de la cen­sure ? L’effondrement de la pré­sence fémi­nine à l’âge de trente ans dans la filière des musiques actuelles alors qu’elles étaient plus nom­breuses avant… ce ne serait pas de la cen­sure, ça ? Et des artistes et les équipes… qui les entourent (mana­gers, technicien·nesc’est pareil. N’y a‑t-il pas une sorte de cen­sure quand on inter­dit à des femmes de tra­vailler dans leur sec­teur parce qu’elles se sentent trop mal dedans ? C’est donc bien du patriar­cat dont on parle avec tout ça. C’est un monde orga­ni­sé hié­rar­chi­que­ment entre qui a la parole, qui mai­trise les his­toires et les mots, qui a les moyens de pro­duc­tion, qui a les moyens poli­tiques et qui ne le peut pas… On pour­rait même presque par­ler d’une « lutte des classes séman­tiques » entre hommes et femmes.

En quoi le mouvement #MeToo a constitué un formidable outil d’éducation populaire ? Un moment de féminisme populaire ?

Ça repré­sente quand même une véri­table lame de fond. Car MeToo, c’est per­sonne et c’est tout le monde à la fois. Même si ça a été por­té par des figures, on ne sait pas qui tient cette lame for­mée de plein d’in­di­vi­dus. Et d’ailleurs, si un jour j’en ai marre de tenir « Pré­pa­rez-vous pour la bagarre », je sais que je pour­rais tou­jours refi­ler les clés de la page et qu’il y aura cent per­sonnes pour la reprendre der­rière. C’est le côté mas­sif et infi­ni de de qui se passe actuel­le­ment. Fran­che­ment, je sou­haite à nos oppo­sants bon cou­rage pour déman­te­ler ce truc-là !

Je parle d’é­du­ca­tion popu­laire dans le sens où il y a quand même des gens qui tra­vaillent gra­tui­te­ment huit heures par jour voire plus pour créer du conte­nu. Des per­sonnes qui vont se taper Judith But­ler pour vul­ga­ri­ser et trans­mettre ses théo­ries. Et donc per­mettre à d’autres per­sonnes de réflé­chir, et ces femmes conscien­ti­sées vont ensuite elles-mêmes pou­voir créer des outils à par­tir de ce savoir popu­la­ri­sé. C’est dans ce sens-là que c’est assez hori­zon­tal. Certes, ce mou­ve­ment n’est pas que popu­laire, il a aus­si ses tra­vers et repro­duit cer­taines inéga­li­tés du sys­tème ini­tial. Mais quand même, il n’est pas récu­pé­ré : per­sonne n’a été débau­ché, aucune figure du mou­ve­ment n’est deve­nue ministre. Cela reste assez en marge tout en influen­çant beau­coup l’opinion.

Pour reve­nir sur l’affaire Bas­tien Vives, notre réus­site, c’est qu’on a quand même « défon­cé » l’ac­tua­li­té ! C’est par­ti de pages qui ne sont pas extrê­me­ment sui­vies, de femmes qui ont bos­sé la ques­tion et ont résu­mé le pro­blème en uti­li­sant notam­ment des extraits d’interviews de l’auteur. Leurs posts ont été rapi­de­ment relayées et reprises dans des réseaux de noto­rié­té… Toutes les per­sonnes qui ont vu les posts se sont dit que c’é­tait tout de même un peu bizarre et ça a fait effet boule de neige. On peut dire aujourd’hui que ça a été un cas d’é­cole de lob­bying mili­tant. Car en sous-ter­rain, il y a eu un gros tra­vail de pres­sion vers les asso­cia­tions qui finan­çaient l’événement, les col­lec­ti­vi­tés locales, les mai­ries… Ces ins­ti­tu­tions se sont ren­dues compte qu’elles ne vou­laient pas être asso­ciées à un auteur comme ça. Les mécènes et les politicien·nes ont com­men­cé à se dire que cette expo­si­tion n’était plus tenable en terme d’image. La des­si­na­trice Péné­lope Bagieu a annu­lé sa venue. Fina­le­ment, l’exposition a été rem­pla­cée par un débat pour par­ler de la place de l’art, de la cen­sure, de l’auto-censure.

C’est chouette parce qu’ils disent qu’on veut inter­dire, mais c’est faux, nous on veut dis­cu­ter et ils nous en donnent l’occasion. Avant, nous n’a­vions aucune prise sur le monde. Or, là, on voit que n’im­porte qui peut poten­tiel­le­ment, en envoyant un post sour­cé ame­ner par rico­chet à l’an­nu­la­tion d’un évé­ne­ment. C’est là aus­si un prin­cipe d’éducation popu­laire : ce n’est pas une ministre ou une figure connue qui est venue nous dire quoi faire mais c’est par­ti du bas et ça a été impo­sé au haut, sans être récupéré.

Moi aussi – MeToo, au-delà du hashtag
(collectif, sous la direction de Rose Lamy)
JC Lattès, 2022

Dans « Moi aussi – MeToo au-delà du hashtag », Rose Lamy a réunis neuf textes de plumes diverses et variées. De la chanteuse Angèle à la philosophe Camille Froidevaux-Metterie en passant par l’essayiste et militante Rokhaya Diallo, toutes reviennent sur ces cinq années post-MeToo. Certaines racontent leur propre vécu tandis que d’autres livrent le récit de ce que cette vague a charrié au  niveau sociétal. Neuf regards croisés sur cette révolution en cours, ses limites, ses enjeux et ses perspectives.

 

Préparez-vous pour la bagarre
Défaire le discours sexiste dans les médias
JC Lattès, 2021

Sur Instagram : Préparez-vous pour la bagarre

 

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