Comment en êtes-vous venue à créer votre page sur le réseau Instagram ?
J’avais trouvé un emploi au sein de la SNCF au service de communication qui me laissait la possibilité de pouvoir faire beaucoup d’autres choses à côté. C’est grâce à ce temps libre que j’ai créé la page. Je l’ai fait avec de bonnes intentions, je pense, parce que je ne visais pas la réussite. J’avais abandonné l’idée de changer le monde, mais ça a complètement pris. Ce qui m’a d’abord semblé complètement inimaginable puisqu’Instagram est un réseau social où il est principalement question de mise en scène personnelle, de se prendre en photo, de partager sa vie. Je n’ai jamais pensé que mes publications plutôt austères et sur des sujets pas évidents puissent susciter autant d’intérêt. Sauf peut-être ma sincérité… Ma première publication concernait l’affaire Cantat, puis il y a eu DSK, et puis tant d’autres… jusqu’à Bastien Vivès, dernièrement.
Quel était votre objectif premier en vous lançant ?
C’était un peu de mettre des mots sur le malaise que je ressentais quand je regardais dans le rétroviseur. Il faut rappeler qu’à cette époque-là, on est environ deux ans après MeToo, il y a une forte émulation, de nombreux contenus pédagogiques qui paraissent en ligne. Je me suis demandé ce que je pourrais faire, moi, si je créais une page. Cela faisait déjà des années que j’interpellais individuellement la presse quotidienne régionale pour qu’elle cesse d’utiliser des termes comme « crime passionnel ». Mais assez rapidement, je me suis dit que j’allais mettre des mots sur tout ça. À la SNCF, j’avais appris la communication de crise, et en l’appliquant au traitement médiatique, j’ai pu commencer à créer du contenu. Au départ, il s’est agi de parler du passé, de mes souvenirs, mais très vite, c’est devenu une cellule de veille. Les gens ont commencé à m’envoyer des choses que je n’avais pas repéré moi-même et sur lesquelles j’ai appris à mettre des mots. Je me suis donc éloignée du « crime passionnel » pour décrypter d’autres attitudes, d’autres comportements plus quotidien. Par exemple, le terme de « mains baladeuses », à force de recevoir des messages en masse, je me suis penché sur ce que ça voulait dire et sur ce qui n’allait pas dans cette expression pour alerter.
Vous dénoncez le fait que lorsqu’on parle de la mort d’une femme, l’information est systématiquement classée dans la rubrique des faits divers…
J’aime prendre un exemple concret pour mettre les choses en perspective, d’autant qu’on parle aujourd’hui de plus en plus de censure. Le 1er novembre 1970, 142 jeunes meurent dans l’incendie d’une boite de nuit du Sud-est de la France. La responsabilité d’entrepreneurs, de responsables politiques locaux, des propriétaires de l’établissement, qui n’ont respecté aucune des consignes de sécurité élémentaires est clairement avérées dans le drame. Mais les médias vont traiter ça comme un fait divers : « Bal tragique blablabla ». A l’époque, ça énerve un peu la gauche française, je crois. Dix jours après, Charles de Gaulle meurt. Et Hara Kiri titre en Une : « Bal tragique à Colombey, un mort » pour parler de sa mort à lui. Le fait qu’ils aient traité un événement politique d’une telle envergure historique comme un fait divers leur a valu la censure du numéro. Ils ont même dû cesser de paraitre avant de renaitre sous la forme de Charlie Hebdo. Ça, c’était de la vraie censure d’État qui nous montre que la manière dont on catégorise l’info a une valeur hautement politique puisque ça peut mener à la fermeture d’un journal. Donc, en creux, on nous dit que la rubrique des faits divers, c’est un déclassement. Aujourd’hui, des études en Belgique, en Suisse et en France démontrent que les violences sexistes et sexuelles et les violences intrafamiliales sont traitées dans la rubrique des faits divers. On minimise, on rend ça anecdotique, alors qu’on a la démonstration qu’ils savent très bien que la rubrique des faits divers, c’est pour les sous-événements.
Vous utilisez souvent le terme d’« instrumentalisation » : instrumentalisation de l’amour, de l’affection, de la présomption d’innocence, de la liberté d’expression…
On nous dit qu’il faut respecter la liberté d’expression et qu’il ne faut pas faire de censure. C’est exactement comme quand on nous dit qu’il faut respecter la présomption d’innocence. Ben oui, d’accord, mais du coup, on fait quoi, on se tait ? Pour Cantat, on a dit qu’il fallait le laisser se réhabiliter puisqu’il avait payé sa peine. À première vue, c’est une injonction qui fait sens. Mais du coup, on est écrasé par ces affirmations et c’est dur de gratter pour dire qu’il y a un truc qui ne va pas dans cet argumentaire. Et là, sur la censure et la liberté d’expression dans l’art, j’ai l’impression qu’on arrive, avec ce qui s’est récemment passé autour de l’exposition de Bastien Vivès au Festival d’Angoulême, à dire qu’on s’en fout que vous aimiez bien ses œuvres parce qu’à partir du moment où elles mettent en danger la vie des enfants et leur confort de vie, rien ne peut justifier la liberté d’expression.
L’instrumentalisation, c’est un phénomène que j’ai observé de manière empirique. C’est la manière dont on va détourner le sens des mots pour servir un projet idéologique. Il n’y a pas un seul sens aux mots. Et il n’y a pas qu’une seule version du réel même si on essaye de nous le faire croire. Ce que j’essaye de démontrer, c’est qu’on a le droit d’avoir notre propre version, qu’elle est complètement valide et qu’on a le droit de la défendre. Et qu’on a aussi le droit de redéfinir les mots face à ce discours imposé. Quand on nous dit qu” « on tue par amour », moi, j’ai envie de dire que les deux ne sont pas liés. Et sur l’affaire Cantat, quand on entendait dire des choses telles que « Comme tout le monde, on s’imagine à la place de Cantat ce soir » comme l’a dit le musicien Patrick Eudeline, moi, je ne me suis jamais sentie à sa place. Donc j’ai envie de demander à toutes celles et ceux qui tiennent ce type de propos pour qui ils parlent j’ai envie de demander à ces gens pour qui ils parlent, de quel point de vue ils partent ? Et si moi, je ne m’y retrouve pas, est-ce que c’est parce qu’on est différent ? Et qui raconte mon histoire ? Et qui raconte celle des victimes ? Parce que moi, je me suis plus identifiée à Marie Trintignant et à ses enfants qu’à lui. L’instrumentalisation, c’est détourner le sens des mots pour servir ce qu’on défend.
C’est donc la question du savoir situé. Comment se joue cette bataille de sens ?
Les médias et celles et ceux à qui ils donnent la parole nous prennent des mots importants. Prenons la liberté d’expression. Moi, je n’ai pas envie d’être contre. Je n’ai pas non plus envie d’être contre la présomption d’innocence, contre l’amour ou contre l’art non plus. Par contre, je suis contre le fait qu’on normalise la sexualisation d’enfants comme le fait le dessinateur de BD Bastien Vivès. Car même si ce ne sont pas des enfants réels, au bout du processus, diffuser des dessins pornographiques les mettant en scène comme il le fait dans plusieurs ouvrages va finir par leur retomber dessus. Parce que ça revient en quelque sorte à dire aux hommes qui lisent des BD que c’est OK d’être excités par ça, tant qu’ils ne leur font pas du mal. Or, selon moi, le passage à l’acte commence dès la consommation de contenu.
Je nous invite à redéfinir les mots mais aussi à redéfinir notre liberté d’expression. Moi aussi, j’ai le droit de critiquer, moi aussi j’ai le droit de dire ce que je pense. Mais c’est comme si on nous opposait des mots impressionnants, des mots d’élite, pour nous amener au silence sans jamais se demander si nous aussi on bénéficiait de la même liberté d’expression. Est-ce que par exemple les carrières qui s’arrêtent dans les filières artistiques ce ne serait pas de la censure ? Les artistes femmes qui ne sont pas signées, est-ce que ce ne serait pas de la censure ? L’effondrement de la présence féminine à l’âge de trente ans dans la filière des musiques actuelles alors qu’elles étaient plus nombreuses avant… ce ne serait pas de la censure, ça ? Et des artistes et les équipes… qui les entourent (managers, technicien·nesc’est pareil. N’y a‑t-il pas une sorte de censure quand on interdit à des femmes de travailler dans leur secteur parce qu’elles se sentent trop mal dedans ? C’est donc bien du patriarcat dont on parle avec tout ça. C’est un monde organisé hiérarchiquement entre qui a la parole, qui maitrise les histoires et les mots, qui a les moyens de production, qui a les moyens politiques et qui ne le peut pas… On pourrait même presque parler d’une « lutte des classes sémantiques » entre hommes et femmes.
En quoi le mouvement #MeToo a constitué un formidable outil d’éducation populaire ? Un moment de féminisme populaire ?
Ça représente quand même une véritable lame de fond. Car MeToo, c’est personne et c’est tout le monde à la fois. Même si ça a été porté par des figures, on ne sait pas qui tient cette lame formée de plein d’individus. Et d’ailleurs, si un jour j’en ai marre de tenir « Préparez-vous pour la bagarre », je sais que je pourrais toujours refiler les clés de la page et qu’il y aura cent personnes pour la reprendre derrière. C’est le côté massif et infini de de qui se passe actuellement. Franchement, je souhaite à nos opposants bon courage pour démanteler ce truc-là !
Je parle d’éducation populaire dans le sens où il y a quand même des gens qui travaillent gratuitement huit heures par jour voire plus pour créer du contenu. Des personnes qui vont se taper Judith Butler pour vulgariser et transmettre ses théories. Et donc permettre à d’autres personnes de réfléchir, et ces femmes conscientisées vont ensuite elles-mêmes pouvoir créer des outils à partir de ce savoir popularisé. C’est dans ce sens-là que c’est assez horizontal. Certes, ce mouvement n’est pas que populaire, il a aussi ses travers et reproduit certaines inégalités du système initial. Mais quand même, il n’est pas récupéré : personne n’a été débauché, aucune figure du mouvement n’est devenue ministre. Cela reste assez en marge tout en influençant beaucoup l’opinion.
Pour revenir sur l’affaire Bastien Vives, notre réussite, c’est qu’on a quand même « défoncé » l’actualité ! C’est parti de pages qui ne sont pas extrêmement suivies, de femmes qui ont bossé la question et ont résumé le problème en utilisant notamment des extraits d’interviews de l’auteur. Leurs posts ont été rapidement relayées et reprises dans des réseaux de notoriété… Toutes les personnes qui ont vu les posts se sont dit que c’était tout de même un peu bizarre et ça a fait effet boule de neige. On peut dire aujourd’hui que ça a été un cas d’école de lobbying militant. Car en sous-terrain, il y a eu un gros travail de pression vers les associations qui finançaient l’événement, les collectivités locales, les mairies… Ces institutions se sont rendues compte qu’elles ne voulaient pas être associées à un auteur comme ça. Les mécènes et les politicien·nes ont commencé à se dire que cette exposition n’était plus tenable en terme d’image. La dessinatrice Pénélope Bagieu a annulé sa venue. Finalement, l’exposition a été remplacée par un débat pour parler de la place de l’art, de la censure, de l’auto-censure.
C’est chouette parce qu’ils disent qu’on veut interdire, mais c’est faux, nous on veut discuter et ils nous en donnent l’occasion. Avant, nous n’avions aucune prise sur le monde. Or, là, on voit que n’importe qui peut potentiellement, en envoyant un post sourcé amener par ricochet à l’annulation d’un événement. C’est là aussi un principe d’éducation populaire : ce n’est pas une ministre ou une figure connue qui est venue nous dire quoi faire mais c’est parti du bas et ça a été imposé au haut, sans être récupéré.
Moi aussi – MeToo, au-delà du hashtag
(collectif, sous la direction de Rose Lamy)
JC Lattès, 2022
Dans « Moi aussi – MeToo au-delà du hashtag », Rose Lamy a réunis neuf textes de plumes diverses et variées. De la chanteuse Angèle à la philosophe Camille Froidevaux-Metterie en passant par l’essayiste et militante Rokhaya Diallo, toutes reviennent sur ces cinq années post-MeToo. Certaines racontent leur propre vécu tandis que d’autres livrent le récit de ce que cette vague a charrié au niveau sociétal. Neuf regards croisés sur cette révolution en cours, ses limites, ses enjeux et ses perspectives.
Préparez-vous pour la bagarre
Défaire le discours sexiste dans les médias
JC Lattès, 2021
Sur Instagram : Préparez-vous pour la bagarre