Face a l’inertie de l’État, la solidarité populaire

Illustration : Vanya Michel

Durant toute la phase de confi­ne­ment, face à des pou­voirs publics pri­son­niers de leurs concep­tions néo­li­bé­rales et peu opé­rants, pour ne pas dire défaillants, une mul­ti­tude de col­lec­tifs citoyens se sont mis en place pour réa­li­ser des dis­po­si­tifs de soli­da­ri­té capables de répondre aux urgences sociales et sani­taires pro­vo­quées par l’épidémie de Covid et le confi­ne­ment. Par­mi la mul­ti­tude d’initiatives qui se sont lan­cées, nous met­trons ici le focus sur deux d’entre elles, les Bri­gades de soli­da­ri­té popu­laire et le groupe Face­book « Sprea­ding soli­da­ri­ty — not the virus – Brus­sels ». Ces deux col­lec­tifs ont pour par­ti­cu­la­ri­té de lier un enga­ge­ment poli­tique assu­mé à des actions de soli­da­ri­té directe, et loin de la cha­ri­té, de conce­voir leur tra­vail d’entraide comme l’un des outils d’une action poli­tique plus large. Un angle pour le mili­tan­tisme et l’engagement pour l’après qui n’a jamais été autre chose que le main­te­nant.

Dès le début de l’apparition du nou­veau coro­na­vi­rus et tout au long des mois qui ont sui­vi, nous avons tous et toutes pu consta­ter que l’État s’est avé­ré étran­ge­ment inca­pable, curieu­se­ment empê­ché d’organiser des aides logis­tiques de base. En cause, semble-t-il, son cor­se­tage puis­sant par l’imaginaire néo­li­bé­ral. Ce qui a confir­mé sa nature actuelle, sa nou­velle voca­tion, qui comme nous l’indiquait Alain Denault, l’incite à ces­ser d’être un État de droit pour deve­nir un État du droit. Enten­dez, du droit com­mer­cial. L’État n’est plus là que pour arbi­trer entre acteurs éco­no­miques et faire res­pec­ter les lois du mar­ché et règle­men­ta­tions com­mer­ciales. Dans des urgences et situa­tions sor­tant de ce cadre comme nous l’avons connu ces der­niers mois, il est tout sim­ple­ment inadé­quat et impuissant.

Alors que l’épidémie s’installe dans notre quo­ti­dien, puis le bou­le­verse lorsqu’est déci­dé dans la hâte le confi­ne­ment, des appels à soli­da­ri­té com­mencent à tour­ner sur les réseaux sociaux numé­riques, pour invi­ter à retour­ner la stra­té­gie du choc par une défer­lante de soli­da­ri­té, à agir immé­dia­te­ment quitte à pas­ser en des­sous des radars alors que plus glo­ba­le­ment, l’ambiance est à la sidé­ra­tion et la cri­tique sociale (curieu­se­ment) remi­sée pour des temps meilleurs (« L’après » fan­tas­mé). En lais­sant le gou­ver­ne­ment d’urgence au plein pou­voir déci­der en paix, le niveau poli­tique est au point mort, et l’action s’est dépor­tée sur le terrain.


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Les brigades de solidarité populaire :

Seul le peuple sauve le peuple

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L’action des Bri­gades de soli­da­ri­té popu­laire (BSP) fait par­tie de ces ini­tia­tives qui se sont mul­ti­pliées lors du confi­ne­ment. Ces col­lec­tifs de volon­taires se sont déve­lop­pés dans dif­fé­rentes villes d’Europe — pour la Bel­gique, à Liège et à Bruxelles — répon­dant à un appel inter­na­tio­nal à s’auto-organiser dont ils par­tagent les constats. En pre­mier lieu le fait que « les gou­ver­ne­ments ne sont pas une solu­tion à la crise sani­taire. Ils sont au ser­vice d’un sys­tème basé sur le pro­fit et l’intérêt pri­vé qui est à l’origine du désastre que nous connais­sons et de la situa­tion dra­ma­tique dans laquelle se trouvent les ser­vices de soins publics. »

La Bri­gade de Bruxelles-Saint-Gilles est héber­gée par le DK, un lieu asso­cia­tif situé dans le bas de la com­mune de Saint-Gilles qui res­semble beau­coup à un cen­tro sociale auto­ges­ti­to ita­lien. C’est d’ailleurs de cette tra­di­tion de forme d’action de soli­da­ri­té directe et de ter­rain, qui trouve son ori­gine dans l’Autonomie ita­lienne mais aus­si le com­mu­na­lisme de Mur­ray Book­chin, que les Bri­ga­distes se reven­diquent pour essayer d’organiser un chan­ge­ment par le bas, en rem­pla­çant les ins­ti­tu­tions exis­tantes par des d’institutions dont se dote­raient elle-même la popu­la­tion. Car, comme l’indique Gilles, un des membres de la Bri­gade bruxel­loise, « com­ment faire confiance à des gens qui ont détruit les outils hos­pi­ta­liers et les struc­tures de soli­da­ri­té depuis 30 ans ? Com­ment peuvent-ils se poser en sau­veurs !? Sophie Wil­mès en repré­sen­tant l’archétype, elle qui a détruit des mil­liers de lits d’hôpital et tente aujourd’hui de pas­ser pour la sau­veuse de la nation ». Com­ment en effet don­ner le moindre cré­dit à des pom­piers pyro­manes ? Mais l’idée des Bri­gades c’est aus­si celle de faire de la poli­tique autre­ment, « de ne pas attendre des ins­ti­tu­tions ou de nos repré­sen­tants qu’ils répondent aux urgences, d’attendre un sau­veur ou une solu­tion d’en haut, mais de se dire qu’il faut uti­li­ser et orga­ni­ser l’importante force sociale qui existe dans la socié­té, sou­vent empê­chée par l’atomisation des indi­vi­dus, pour pro­vo­quer un chan­ge­ment par le bas ». Une volon­té reprise dans le slo­gan des BSP, un expli­cite « Seul le peuple sauve le peuple ».

Face au nou­veau coro­na­vi­rus, au confi­ne­ment et ses consé­quences sociales, chaque bri­gade déve­loppe des actions de pre­mière néces­si­té comme elle l’entend : cer­taines dis­tri­buent des colis ali­men­taires d’autres four­nissent des repas, des masques, du gel, du sou­tien sco­laire… Au total, 53 Bri­gades ont répon­du à l’appel et agissent, prin­ci­pa­le­ment dans les grandes villes ita­liennes, fran­çaises et donc belges. À Bruxelles, c’est sur la dis­tri­bu­tion de colis ali­men­taires pour des foyers pré­caires que la Bri­gade a cen­tré son action : « on a déci­dé de com­men­cer par ça, c’est un point de départ cor­res­pon­dant à la situa­tion actuelle ».

Cette situa­tion, c’est celle d’un appau­vris­se­ment accé­lé­ré des pré­caires. Les per­sonnes « en situa­tion de pau­vre­té ou d’exclusion sociale », sui­vant la for­mule consa­crée, repré­sen­taient déjà 38% des Bruxel­lois-ses en 2019 selon le Forum bruxel­lois de lutte contre la pau­vre­té. Nul doute que ce chiffre aura explo­sé à l’issue de plus de 3 mois de confi­ne­ment et donc de chute de reve­nus pour beau­coup et que les BSP ont obser­vée sur le ter­rain1 « On a consta­té que toute une par­tie des gens déjà dans la zone grise, pré­ca­ri­sée et fra­gile, ont som­bré dans la pau­vre­té à cause de pertes d’une grosse par­tie de leurs reve­nus ». Ce sont tous les tra­vailleurs et tra­vailleuses au noir qui n’ont droit à rien, qui ont des petits salaires et qui se retrouvent en chô­mage par­tiel avec des salaires à 70 % ou bien celles et ceux qui ont tout sim­ple­ment per­du leur job, les sans-emploi en galère admi­nis­tra­tive qui se retrouvent face à une ins­ti­tu­tion fer­mée, les sans-papiers, des étu­diant-es, des mères céli­ba­taires avec plu­sieurs enfants. Bref, « toutes celles et ceux pour qui la vie est déjà assez pénible en temps nor­mal et qui ont bas­cu­lé dans la sur­vie avec le corona. »

Depuis début avril, un noyau dur de 30 per­sonnes (autour duquel gra­vitent une cen­taine de béné­voles plus ponc­tuels) s’active ain­si pour livrer chaque semaine une cen­taine de familles, pour col­lec­ter les pro­duits, pré­pa­rer les colis ali­men­taires et tenir les per­ma­nences. Les livrai­sons se font sur toute la région bruxel­loise même si la volon­té est d’agir au plus près du quar­tier. Et depuis qu’on décon­fine, on peut aus­si venir cher­cher son colis au DK. Les pro­fils des volon­taires sont variés. Étudiant·es en secon­daires ou à l’université, per­sonnes pré­ca­ri­sées elles-mêmes qui viennent filer un coup de main, tra­vailleur dés­œu­vré ou au chô­mage tech­nique, tra­vailleurs sociaux dont l’institution a fer­mé durant le confi­ne­ment… Une équipe de béné­voles, sans petits chefs, au fonc­tion­ne­ment hori­zon­tal où les volon­taires sont libres de venir sui­vant leurs dis­po­ni­bi­li­tés et de par­tir quand ils le veulent. Si les dons ali­men­taires de par­ti­cu­liers ont afflué au début du confi­ne­ment, ils ont for­te­ment dimi­nué aujourd’hui alors même que la demande, elle, explose. Alors, la récup d’invendus de dif­fé­rents maga­sins, la col­la­bo­ra­tion avec d’autres asbl pour dif­fu­ser leur sur­plus, les dons finan­ciers et pen­dant un temps, la vente de masques en tis­su fait dans leur ate­lier à prix libre per­mettent le finan­ce­ment des colis.

UNE ACTION POLITISÉE

Qu’est-ce qui dif­fé­ren­cie ce type d’action d’autres actions soli­daires de ter­rain, menées par exemple par les Res­tos du cœur ? « On avait dès le départ l’idée d’une ini­tia­tive plus consciente poli­ti­que­ment. Ce qui nous dif­fé­ren­cie peut-être d’autres asbl ou ini­tia­tives, c’est qu’on tient un dis­cours poli­tique de cri­tique radi­cale au sujet du sys­tème qui nous a mis dans cette situa­tion-là. Les colis servent à aider les gens mais aus­si à essayer de créer des contacts, d’organiser une soli­da­ri­té directe et de base au sein de la socié­té par un tra­vail de fond. » La dis­tri­bu­tion de colis n’est donc pas une fin en soi mais l’un des outils dans la pano­plie d’action des BSP. Et une pre­mière amorce à une action de ter­rain qui s’est tou­jours pro­je­tée au-delà du confi­ne­ment. Elle ne va pas s’arrêter avec la fin de la qua­ran­taine, la pré­ca­ri­té et les contra­dic­tions de l’ordre capi­ta­liste ne dis­pa­rais­sant pas avec la fin de l’épidémie. Les BSP ne sou­haitent pas court-cir­cui­ter des groupes ou asso­cia­tions pré­sentes depuis bien plus long­temps qu’elles sur le ter­rain, elles agissent en coor­di­na­tion avec elles et viennent plu­tôt en ren­fort de celles-ci. « Et puis, même si on com­mence par les colis ali­men­taires, il y a tout un tas de volets qu’on veut déve­lop­per, qui sont plus du res­sort de luttes conflic­tuelles. » Et de fait, les BSP se rendent pré­sents dans des mou­ve­ments sociaux comme les actions de La san­té en lutte ou le col­lec­tif pour une grève des loyers à Bruxelles : « on par­tage toutes ces ini­tia­tives de ces groupes avec les publics qu’on touche. On par­ti­cipe à essayer de mobi­li­ser autour de ces mou­ve­ments de base qui nous aide­ront à chan­ger la socié­té, plus que nos colis qui sont de l’ordre du spa­ra­drap sur une jambe de bois. » Et pour les BSP à Bruxelles, la forme de l’action est appe­lée à chan­ger sui­vant les cir­cons­tances : « si les volon­taires viennent à man­quer on devra réduire ou arrê­ter les livrai­sons et pas­ser à d’autres types d’actions politiques ».

UN GOUVERNEMENT POUR LES MARCHÉS

Pour Gille et les BSP, la crise a confir­mé que dans le néo­li­bé­ra­lisme actuel, la fonc­tion des gou­ver­nants était plus d’assurer la conti­nui­té du mar­ché que de gérer les besoins de la popu­la­tion. « Les actes des gou­ver­ne­ments ont été très en deçà de la menace sup­po­sée. Si une autre crise se pro­file un jour ça en dit long sur leur capa­ci­té d’agir poli­ti­que­ment dans l’intérêt des popu­la­tions. » Qu’est-ce qui aurait pu se faire autre­ment dans la ges­tion de cette période d’épidémie selon lui ? En pre­mier lieu, déci­der la sus­pen­sion immé­diate des loyers qui repré­sentent plus de la moi­tié du reve­nu des foyers à Bruxelles, une ville qui connait « une gen­tri­fi­ca­tion glo­bale et de fortes aug­men­ta­tions des loyers par des pri­vés et des agences immo­bi­lières qui se consti­tuent des for­tunes et rendent les prix de plus en plus inabor­dables ». Mais tou­cher à la pro­prié­té pri­vée, valeur très ancrée dans la Bel­gique bour­geoise, est loin d’aller de soi. Ain­si, aucune réqui­si­tion de loge­ments vides ni réaf­fec­ta­tion des hôtels (vides) ou des res­tau­rants, qui auraient pu deve­nir des pla­te­formes logis­tiques pour orga­ni­ser la dis­tri­bu­tion de nour­ri­ture à ceux qui en avaient besoin n’ont été envi­sa­gés ne serait-ce qu’une minute : « On aurait aus­si pu ima­gi­ner modi­fier leur fonc­tion pen­dant le temps de l’épidémie mais la sacro-sainte pro­prié­té pri­vée est un mythe qui construit notre socié­té, et qui, même pen­dant une telle crise, rend com­pli­qué le déve­lop­pe­ment de solu­tion de ce genre. Car nour­ri­ture et loge­ments sont dis­po­nibles, ain­si que des lits d’hôpitaux sup­plé­men­taires au sein des cli­niques pri­vées, c’est juste qu’on n’en a rien fait ». La réqui­si­tion par les pou­voirs publics encore une fois, même par temps de crise, même dans l’urgence abso­lue comme celle qu’on a vécu, reste un grand tabou. On l’a aus­si consta­té dans la pro­duc­tion des masques.

Alors que pen­dant le confi­ne­ment, pour la plu­part d’entre nous, ato­mi­sés au pos­sible, dis­tan­cia­tion oblige, nous avons tous souf­fert de l’impossibilité de jau­ger (hors des réseaux sociaux) de la colère sociale et du degré de poli­ti­sa­tion des indi­vi­dus, les BSP sont res­tés au contact de la popu­la­tion. Ils ont consta­té un dur­cis­se­ment des dis­cours des publics des colis, sur le mode du monde d’après qui doit chan­ger : « À la fois chez les volon­taires et dans nos publics on a ren­con­tré des mes­sages qui mon­traient un grand désir de chan­ge­ment. » Mais à pré­sent, ce genre de dis­cours tend à décroitre à mesure qu’on décon­fine. « Après, je pense qu’on a un besoin d’une espèce de pseu­do nor­ma­li­té pen­dant quelques mois, de retour­ner au bou­lot pour notam­ment com­bler les manques finan­ciers, de sor­tir, de socia­bi­li­ser, mais les consé­quences de la crise vont se faire sen­tir d’ici deux ou trois mois, ce qui va réveiller la colère des gens. » Ce qui pro­met une ren­trée très chaude… et une seconde vague mili­tante à venir.

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RÉPANDRE LA SOLIDARITÉ 

ET POLITISER LES INTERNAUTES

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Face aux urgences sociales entrai­nées par un confi­ne­ment déci­dé à la hâte, et après une période de valse-hési­ta­tion, par le gou­ver­ne­ment, de nom­breux groupes d’entraide se sont spon­ta­né­ment consti­tués via et sur Face­book. Ils visent à faci­li­ter l’organisation de la vague de soli­da­ri­té qui s’est mise à naitre et à mettre en rela­tion les per­sonnes en besoin avec celles et ceux qui peuvent aider. « Sprea­ding the soli­da­ri­ty, not the virus » est l’un d’entre eux. Il pré­sente la par­ti­cu­la­ri­té d’assumer des posi­tions et dis­cus­sions poli­tiques pour les mettre au cœur de l’action de ter­rain là où beau­coup d’autres groupes les ont écar­tées par peur de fâcher cer­tains volontaires.

Le confi­ne­ment a en effet eu des effets sociaux immé­diats. D’une part, des per­sonnes âgées ain­si que des per­sonnes « à risques » (por­teuses d’une patho­lo­gie favo­ri­sant le déve­lop­pe­ment du coro­na­vi­rus et son issue fatale) se sont retrou­vées assi­gnées à rési­dence. Toutes ne béné­fi­ciaient pas des moyens finan­ciers ou d’une aide fami­liale ou ami­cale pour faire leurs courses et leur per­mettre de se nour­rir. D’autre part, une par­tie de la popu­la­tion déjà fra­gile socia­le­ment s’est retrou­vée avec encore moins de reve­nus et a bas­cu­lé dans la pau­vre­té. Non seule­ment elle s’est retrou­vée sans res­sources. Mais aus­si face à un État social désor­ga­ni­sé et fonc­tion­nant au ralen­ti. En effet, de nom­breuses ins­ti­tu­tions publiques mais aus­si d’asbl para­pu­bliques d’aides et d’entraide en tout genre ont fer­mé leurs portes et envoyé leurs tra­vailleurs-euses à la mai­son. Cette situa­tion mêlant limi­ta­tion de la vie sociale et besoin d’aides a entrai­né un bas­cu­le­ment des soli­da­ri­tés sur inter­net. De nom­breux groupes Face­book d’entraide ont alors sur­gi pour répondre à ces besoins criants.

Un groupe d’action créé en une heure

Réa­li­sant très tôt la gra­vi­té de la situa­tion autant que l’impréparation du gou­ver­ne­ment, Nadine et une amie ini­tient ce groupe d’entraide dès le pre­mier jour du confi­ne­ment. Bien­tôt rejointes par des cen­taines de membres : « Sur base d’un post où je me deman­dais que faire avec ce confi­ne­ment qui venait et qui a sus­ci­té beau­coup de réac­tions, on a créé ce groupe. En une heure, on était déjà 600 ! Tous pro­po­sant d’aider, tra­dui­sant les décla­ra­tions et les outils, fon­dant spon­ta­né­ment des groupes de tra­vail (tra­duc­tion, gra­phisme, orga­ni­sa­tion, réflexion…) c’était très joli ! ». La pla­te­forme d’entraide « Sprea­ding the soli­da­ri­ty – not the virus (« Pro­pa­ger la soli­da­ri­té, pas le virus », slo­gan qui a fait flo­rès depuis) est née. Leur pre­mière ini­tia­tive a été de dif­fu­ser une affiche qui invi­tait chacun·e à lais­ser son numé­ro pour que des voi­sins dans le besoin puisent faire appel à eux. Ce visuel, rapi­de­ment tra­duit en 15 langues a ensuite fait le tour du web et des halls d’entrée d’immeuble. Le groupe se veut alors un lieu où non seule­ment on pro­po­sait de l’aide et/ou on en deman­dait (par exemple faire des courses pour des per­sonnes isolées).

La pla­te­forme atteint plus de 4500 membres. Elle a per­mis une assis­tance phy­sique et per­mis de mettre en rela­tion des béné­voles avec des per­sonnes néces­si­tant de l’aide sur le mode de l’offre/demande de ser­vices. « C’était impres­sion­nant de voir com­ment une série de per­sonnes sans expé­riences ont pu mon­ter en quelques jours une banque ali­men­taire, des ser­vices de dis­tri­bu­tion et de courses. » Le groupe a aus­si ini­tié un « Gro­ce­ry for all » (« des courses pour tous »), c’est-à-dire des boites pla­cées dans dif­fé­rents com­merces où les per­sonnes qui le peuvent laissent une den­rée ali­men­taire et celles qui en ont besoin s’y servent. « Notre action est vrai­ment par­tie d’un constat d‘inaction, du manque d’un plan d’urgence. On a fait quelque part le tra­vail dont l’État pro­vi­dence aurait dû s’occuper.» Mais la pla­te­forme ne s’est pas limi­té à de la logis­tique, elle a aus­si été un lieu où s’informer, échan­ger, et débattre sur ce qu’il nous arrivait.

Un groupe facebook politisé

Une des par­ti­cu­la­ri­tés de la pla­te­forme – et contrai­re­ment à beau­coup d’autres groupes Face­book d’entraide pen­dant le confi­ne­ment — a été d’autoriser sinon d’encourager les dis­cus­sions poli­tiques là où elles sont géné­ra­le­ment pro­hi­bées et blo­quées par les admi­nis­tra­teurs, notam­ment par peur de se mettre à dos ou perdre cer­tains membres. Nadine, insiste sur ce point : « Cer­tains membres n’envisageaient cette crise que comme un pro­blème pure­ment sani­taire et se plai­gnaient dès qu’un post poli­ti­sé était publié. Or, nous pen­sons qu’aucune soli­da­ri­té ne peut être mise en place sans dis­cus­sions et toile de fond socio­po­li­tiques. Sinon, la soli­da­ri­té devient juste un outil de cha­ri­té pour qu’un groupe (ceux qui aident) se sente bien en aidant les autres. Autres constam­ment réduits à n’être que des per­sonnes à aider. » Les échanges et dis­cus­sions ont tout au long du confi­ne­ment en effet essayé de lier cette crise sani­taire à une ana­lyse du capi­ta­lisme contem­po­rain ain­si qu’aux mesures néo­li­bé­rales prises en Bel­gique ces der­nières années qui l’ont cau­sé. Mais aus­si à dif­fé­rents ter­rains de lutte : « au racisme (cer­tains groupes ont été atteints de manière plus forte que d’autres), au fémi­nisme (car il n’y a pas eu de pro­cé­dures effi­caces en direc­tion des femmes vul­né­rables confi­nées avec des par­te­naires vio­lents). Mais aus­si avec la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale en évo­quant les situa­tions vécues dans le Sud glo­bal. »

Des posts condam­nant la mort d’Adil, ce jeune Molen­bee­kois tué par la police lors d’une pour­suite, a dans ce cadre joué comme un révé­la­teur de cer­taines dis­sen­sions et pro­vo­qué un flot de com­men­taires ne com­pre­nant pas la néces­si­té de poin­ter les abus poli­ciers pour­tant légion en plein confi­ne­ment. Ce sont les mêmes qui ne com­pre­naient pas ce que la poli­tique ou la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale venaient faire là-dedans. Résul­tat : « On a per­du près de 600 per­sonnes d’un coup. Peu importe, le tra­vail doit être plus qua­li­ta­tif que quan­ti­ta­tif. Et puis, on a remar­qué qu’une pré­sence de l’aspect poli­tique plus visible ame­nait fina­le­ment plus de monde et de dyna­mique au groupe ! »

Autres par­ti­cu­la­ri­tés, l’aspect mul­ti­lingue du site, « On poste en trois ou quatre langues en géné­ral, pour atteindre un maxi­mum de gens. » Les membres sont ain­si invi­tés à pos­ter dans leurs langues, d’autres tra­dui­sant ce qui doit l’être. Ce qui a per­mis notam­ment à toute une frange de la popu­la­tion immi­grée et pas for­cé­ment fran­co ou néér­lan­do-phones de trou­ver de l’assistance et/ou des infor­ma­tions utiles. Une atten­tion née notam­ment de la nature très mixte de l’équipe des admin, for­mée d’immigré-es (dont Nadine, arri­vée du Liban il y a 10 ans) comme de locaux. Ce qui a per­mis une très grande diver­si­té des intervenant·es dans les dis­cus­sions et dans la cou­ver­ture des besoins en aide notam­ment pour les popu­la­tions immi­grées, sou­vent déjà peu pour­vues en contacts et réseaux à Bruxelles, qui se sont vues contraintes de vivre iso­lées : « On vou­lait mon­ter une pla­te­forme pour deman­der ou pro­po­ser de l’aide mais aus­si pour évo­quer ses peurs, par­ta­ger ses ana­lyses poli­tiques de la situa­tion ou des nou­velles de son pays. C’est un évè­ne­ment glo­bal, on a dû aller en lock­down dans le monde entier, on avait des familles à l’étranger, et donc, à la peur pour nous ici se cumu­lait la peur pour nos proches là-bas. »

Le groupe a pu agir comme une machine à poli­ti­ser les gens de bonne volon­té sou­dai­ne­ment mis au contact des réa­li­tés de la pau­vre­té en Bel­gique : « ça a ouvert les yeux de beau­coup sur les consé­quences de l’austérité, y com­pris de gens qui la défen­daient aupa­ra­vant. » Même si aujourd’hui les auto­ri­tés tra­vaillent à faire oublier les colères pas­sées. Et en termes de chan­ge­ment de rap­port de force ? « Dif­fi­cile à dire pour le moment ce qu’il va arri­ver, mais une chose est sûre : les effets de la crise ne font que com­men­cer… »

L’urgence de revenir à des formes de militance « en présentiel »

L’analyse de la période récente devient aus­si l’occasion de faire le bilan de la mili­tance vir­tuelle, via les outils numé­riques. Ain­si en est-il des côtés érein­tants de la ges­tion d’un groupe de plu­sieurs mil­liers de per­sonnes où il devient par exemple néces­saire d’évacuer une dimen­sion de dénon­cia­tion de celles et ceux qui n’auraient pas assez bien res­pec­té le confi­ne­ment : « On a eu des inter­nautes qui jouaient dans le public sha­ming et invi­taient car­ré­ment à les dénon­cer à la police ! Ce qui a sus­ci­té d’intenses débats et reca­drages évi­dem­ment » car d’une part ces com­men­taires tou­chaient en pre­mier lieu les quar­tiers popu­laires et pre­naient rare­ment en compte les dimen­sions socioé­co­no­miques de celles et ceux qui ne res­pec­taient pas à 100% le confi­ne­ment. Et parce que d’autre part, un groupe de soli­da­ri­té n’est tout sim­ple­ment pas un auxi­liaire de la police.

Nadine a aus­si noté l’existence de plu­sieurs groupes jouant comme contre­feux à l’instar du groupe Take care of care : « Ils ont fait une péti­tion en ligne pour sou­te­nir les soignant·es avec des reven­di­ca­tions à peu près décentes. Mais en réa­li­té, le groupe était pilo­té par le MR et essayait de don­ner le beau rôle à Sophie Wil­mès, repeinte en res­pon­sable géné­reuse et com­pré­hen­sives. La droite, qui a sabo­té l’hôpital public et refu­sait toute négo­cia­tion, noyau­tait donc cer­tains groupes de ‘’soli­da­ri­té’’ ».

Mais les prin­ci­pales ana­lyses que Nadine déve­loppe concernent l’usage des outils inter­net pour mener une action mili­tante. « On a uti­li­sé Jit­sy [Logi­ciel de visio­con­fé­rence, équi­valent libre de Zoom] pour les réunions d’équipes et puis des mes­sa­ge­ries. C’est incroyable de consta­ter tout ce qu’il est pos­sible de faire sans jamais se ren­con­trer ! » Mais pour Nadine, il est urgent de reve­nir à des contacts phy­siques entre acti­vistes. « La dis­tan­cia­tion phy­sique et les rap­ports par écran inter­po­sé ont fait beau­coup de mal au mili­tan­tisme, dans sa dimen­sion com­mu­ni­ca­tion­nelle : beau­coup de nuances se sont per­dues, beau­coup de qui­pro­quos ont émer­gé débou­chant par­fois sur des dis­putes qu’on n’aurait pu évi­ter en face-à-face. » Les outils numé­riques se sont donc impo­sés dans l’urgence et il fal­lait faire avec pour tou­cher beau­coup de gens, mais ça a aus­si tué beau­coup de dyna­miques de luttes. « Se voir pour de vrai est indis­pen­sable pour désa­mor­cer les conflits, pour faire des dis­cours clairs (pas cou­pés par la tech­nique ou le son pour­ri), pour expri­mer des nuances, pour mon­trer son empa­thie au dis­cours de l’autre… » Et de tirer de cette expé­rience une conclu­sion très opé­ra­tion­nelle : « On a besoin de ces pla­te­formes pour la mobi­li­sa­tion mais pour l’organisation, c’est très dif­fé­rent. Je pré­fère autant que pos­sible ne plus les uti­li­ser pour le moment et reprendre des contacts directs. D’autant que le Covid-19 nous a appris que res­ter le plus local pos­sible était le plus effi­cace. Un des enjeux actuels, c’est bien celui de sus­ci­ter des connexions de proche en proche, en com­men­çant par ses voi­sins et son propre quartier ! »

  1. L’Ob­ser­va­toire de la san­té et du social de Bruxelles estime « à la louche » que les chutes de reve­nus des Bruxelloises·ses durant le confi­ne­ment concernent en moyenne entre 22 % et 44 % des reve­nus sui­vant les mois.

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