Poseidon, Hermès, Minerve, Triton, Hera… ce sont les noms donnés par Frontex1 à ses opérations de surveillance ou d’interception en mer ou sur terre sur les points d’entrée des migrants en Europe : au large du Maroc voire de la Mauritanie et du Sénégal, de la Libye et de la Tunisie, entre la Grèce et la Turquie principalement. Le rôle des agents de Frontex est d’intercepter les personnes « qui tentent de franchir irrégulièrement une frontière » selon le code Schengen des frontières. Une fois interceptées, les personnes peuvent être interrogées, parfois reroutées vers leur lieu de provenance, ou livrées aux autorités de l’État membre qui a missionné Frontex. Sur terre, les agents de Frontex sont aussi mis à contribution pour le « screening » (interview pour la détermination de la nationalité) ou le « débriefing » (interview pour analyser les routes migratoires). Cette dernière fonction est liée à un rôle dont il est peu fait état publiquement : Frontex procède pour l’Union européenne à ce que l’agence appelle « l’analyse de risque » (migratoire). Elle rend des rapports réguliers pour informer les États membres sur les routes migratoires et les tendances du moment. Ces rapports, très techniques, ne font pas état des causes des déplacements de populations et des raisons des migrations, mais visent surtout à inciter les États à décider de lancer et financer une nouvelle opération frontex.
UN SYMBOLE DE RÉPRESSION ET DE CONTRÔLE PEU CONTRÔLÉ
Ainsi, même avant le début de la « crise » migratoire en 2015, c’est Frontex qui était devenue la référence en ce qui concerne les chiffres des arrivées en Europe. En octobre 2015 cependant, l’agence a elle-même expliqué dans un communiqué de presse que le chiffre de 710 000 personnes qui auraient franchi irrégulièrement une frontière pouvait s’avérer inexact, une même personne pouvant être comptabilisée plusieurs fois dans son parcours, à chacun d’un de ses passages d’une frontière extérieure de l’UE2. Quoi de plus troublant lorsque ces chiffres sont repris par les médias et les autorités des différents États membres pour expliquer une augmentation substantielle des arrivées de migrants voire une invasion ?
Par ailleurs, pour établir ces rapports, Frontex entre en contact avec les États non membres de l’UE dans le cadre de réseaux informels et non transparents, notamment certains États du Maghreb et d’Afrique. Ainsi, Frontex est devenue un pilier des négociations pour la sous-traitance des contrôles aux États tiers.
Frontex coordonne par ailleurs les opérations de « retour conjoint » ou plutôt les expulsions communautaires des personnes en situation irrégulière en Europe.
L’agence est devenue, au fil des années, à la fois un symbole d’une politique répressive, axée sur le contrôle et la dissuasion, même à l’égard des personnes cherchant une protection en Europe et en même temps, un bras opérationnel, doté de moyens – souvent militaires — de plus en plus importants. De plus, se situant entre les États membres et l’industrie de la surveillance, Frontex joue également un rôle important de mise en relation et de promotion du business du contrôle.
Frontex est essentiellement pilotée par les États membres. La Commission européenne est représentée au sein de son « management board », mais pas le Parlement européen qui a très peu de contrôle sur l’agence en dehors du vote de son budget (ce budget d’ailleurs en constante augmentation, en particulier en 2015 où il sera rallongé de plus de 54 %). Le contrôle démocratique sur les agissements de l’agence laisse donc à désirer.
UNE ACTION AUX FRONTIÈRES DU DROIT
Dans ce cadre, un aspect inquiétant pour les ONG qui observent l’agence depuis sa création, est que son action et son mandat s’entourent d’un flou constant.
En premier lieu en matière de respect des droits fondamentaux. En effet, le premier de ces droits mis à mal par Frontex est le respect du droit d’asile. En mer ou sur terre, les procédures sont floues : quel rôle joue Frontex dans le recueil d’une demande d’asile ? En quoi les identifications et entretiens auxquels elle procède permettent-ils de garantir le droit d’asile ? Quid de sa responsabilité dans les cas de refoulement vers un État tiers ? Et notamment dans la remise à un État européen qui ne respecte pas lui-même les normes européennes en matière de droit d’asile ou de détention comme la Grèce ?
Frontex est complice des États membres dans leurs agissements aux frontières, car les témoignages convergent, et l’agence, qui agit au côté des garde-côtes concernés, est de fait au courant. Les violations des droits se multiplient comme en témoignent de nombreuses vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, comme celle montrant la destruction des embarcations par les garde-côtes grecs au péril de la vie des réfugiés à son bord3. De plus, on relate la collaboration avec la police hongroise pour les procès de migrants visant le franchissement irrégulier de la frontière (illégaux au regard du droit international).
Le médiateur européen a pourtant demandé à Frontex de mettre en place un mécanisme de plainte interne indépendant permettant à tous migrants de déposer une plainte auprès de l’agence en cas de violation des droits humains. Bien que ce mécanisme n’aurait pu avoir en réalité qu’un impact limité pour Frontex (pas de recours contraignant devant un tribunal pour l’agence), l’agence a tout de même refusé de le mettre en place, estimant que les violations des droits relevaient des seuls États membres.
En deuxième lieu, comme on l’a vu avec les chiffres sur les franchissements irréguliers, c’est la manipulation de l’information concernant Frontex qui inquiète. Ainsi, en matière de sauvetage en mer, le directeur exécutif de Frontex a expliqué clairement et publiquement que le sauvetage n’était pas le rôle de l’agence et que ses équipements n’étaient pas adaptés pour cela4. Malgré cette déclaration, le Conseil européen a triplé le budget de l’opération Triton en faisant croire à tous que c’était là une mesure qui permettrait de sauver des vies en Méditerranée.
INTERROGER UN OUTIL DE GUERRE AUX MIGRANTS
Se poser ces questions alors que la situation humanitaire est de plus en plus préoccupante aux frontières de l’Europe a beaucoup de sens. En effet, Frontex justifie depuis des années des pratiques sécuritaires, à la limite du droit, et l’Union européenne fait ainsi passer par son biais le message constant aux États suivant lequel le contrôle des frontières extérieures de l’Union n’est pas soumis totalement aux normes de protection des droits humains. Une nouvelle preuve en est aujourd’hui : les murs se construisent aux frontières européennes sans que cela n’entraîne, au-delà d’une réprobation polie, une opposition et des sanctions de la part de la Commission européenne. Or, on est en droit de se demander comment ces murs permettent de respecter véritablement le droit d’asile qui nécessite un accès au territoire européen pour pouvoir être exercé.
Depuis plusieurs années, de nombreuses voix se sont élevées, en vain, contre ces agissements à la limite du droit, notamment le médiateur européen, le Conseil de l’Europe, le rapporteur spécial des Nations-Unies pour les migrants, et de nombreuses ONG. Mais l’Union européenne n’en a tenu aucun compte. Au contraire, il s’agit à présent de donner un rôle à Frontex dans une nouvelle phase de la politique européenne d’asile et d’immigration : les fameux « hotspots » ou « centres de tri » des migrants aux frontières (Grèce, Italie et pourquoi pas à l’extérieur de l’UE, au Niger par exemple), toujours aussi flous dans leurs procédures et leurs attributions. Mais aussi un rôle accru dans les processus d’expulsion, puisque son mandat devrait être rouvert pour permettre à l’agence plus d’autonomie dans ce domaine. Et maintenant, un rôle aussi dans la lutte contre le terrorisme puisque le Conseil des ministres de la Justice du 20 novembre 2015 a décidé que Frontex devrait pouvoir jouer un rôle dans la prise d’empreinte (jusqu’alors rôle national) et dans l’identification par le biais de l’accès aux bases de données d’Interpol. La lutte contre l’immigration clandestine se mêlant ainsi inextricablement à la lutte contre le terrorisme.
« L’Europe est en guerre contre un ennemi qu’elle s’invente », slogan de la campagne Frontexit lancée en 2013 par une série d’ONG européennes est plus juste que jamais. Frontex est à la fois un acteur et un symbole de cette guerre aux migrants, révélant l’incapacité des États européens à élaborer des politiques à long terme répondant aux véritables exigences en matière migratoire.
- Frontex (pour « Frontières extérieures ») désigne en abrégé l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures de l’Union européenne.
- Communiqué de presse de Frontex du 13/10/2015 sur le nombre d’arrivées (avec explications en italique à la fin sur le comptage): http://frontex.europa.eu/news/710 – 000-migrants-entered-eu-in-first-nine-months-of-2015-NUiBkk
- Qu’on peut voir en ligne : www.lejdd.fr/International/Europe/Quand-des-garde-cotes-grecs-tentent-de-couler-des-migrants-746503
- Fabrice Leggeri s’est ainsi exprimé dans les pages de The Guardian du 22/04/2015 au sujet des missions de Frontex et du sauvetage) : « Triton cannot be a search-and-rescue operation. I mean, in our operational plan, we cannot have provisions for proactive search-and-rescue action. This is not in Frontex’s mandate, and this is in my understanding not in the mandate of the European Union ». En ligne : www.theguardian.com/world/2015/apr/22/eu-borders-chief-says-saving-migrants-lives-cannot-be-priority-for-patrols
Caroline Intrand est Codirectrice du Ciré (Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers)