Entretien avec Joseph Andras

Emprisonnée pour avoir chanté : raconter la lutte de Nûdem Durak

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Depuis 2015, la musi­cienne Nûdem Durak est incar­cé­rée dans la pri­son de Bay­burt, dans le Nord-Est de la Tur­quie. Son crime ? Avoir chan­té la culture du peuple kurde pour qu’elle puisse exis­ter dans une Tur­quie où le gou­ver­ne­ment sou­haite la voir s’éteindre. Condam­née pour « appar­te­nance à une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste », comme des dizaines, des cen­taines d’autres voix mili­tantes, jour­na­lis­tiques ou encore lit­té­raires dont l’unique objec­tif est de visi­bi­li­ser le com­bat d’un peuple his­to­ri­que­ment répri­mé, Nûdem Durak conti­nue à écrire der­rière les bar­reaux. Des textes tou­chants, des textes reven­di­ca­teurs, des textes où elle fait preuve d’une force incroyable, déter­mi­née à pour­suivre son com­bat quoi qu’il en coûte. Ces lettres émaillent le récit de l’auteur Joseph Andras dont l’ouvrage Nûdem Durak. Sur la terre du Kur­dis­tan retrace l’histoire de celle qui est deve­nue, par la force des choses, une des figures de proue de la lutte pour la libé­ra­tion de toustes les prisonnier·es poli­tiques en Tur­quie. Joseph Andras a accep­té de répondre par écrit à quelques-unes de nos questions.

Quel est votre parcours et pourquoi cette aventure au Kurdistan ?

J’écris, et j’ai publié sept livres à ce jour – Nûdem Durak est le der­nier. Ce livre doit à la décou­verte, plus ou moins for­tuite, d’un petit docu­men­taire dif­fu­sé par Al Jazee­ra. Il racon­tait l’histoire d’une jeune chan­teuse kurde à la veille de son arres­ta­tion. Cette his­toire m’a sai­si, il me fal­lait donc faire quelque chose de cette sai­sie. L’écriture étant le moyen dont je dis­pose pour faire, j’ai donc écrit. Mais pas tout de suite. Du moins pas sous la forme d’un livre. Ça a d’abord été des articles, une cor­res­pon­dance avec Nûdem Durak et la nais­sance de liens, de plus en plus étroits, avec sa famille. Le livre ne s’est concré­ti­sé qu’après deux séjours auprès des siens. Je vou­lais racon­ter sa vie avant la pri­son, ce qui l’y a conduite et ce qu’elle vit depuis, à Bay­burt, entre ces murs. Ce livre s’inscrit éga­le­ment dans un sillon, que je trace depuis quelques années main­te­nant : la ques­tion anti­co­lo­nia­liste. Mes livres ont trai­té de l’Algérie, du Viet­nam, de la Kana­ky. Le Kur­dis­tan, qui com­bat pour sa libé­ra­tion, est l’une des figures de cette ques­tion. Mais une figure moins connue, moins sue, moins racon­tée que les deux pre­miers pays que j’ai évoqués.

Quelle est l’histoire de Nûdem Durak ? Pourquoi est-elle incarcérée aujourd’hui ?

Elle est une chan­teuse tra­di­tion­nelle du Bakûr, le Kur­dis­tan turc. Elle dis­pose, de fac­to, de la natio­na­li­té turque. C’est une fille de pay­sans pauvres, de vil­la­geois. Comme beau­coup d’autres Kurdes, elle se bat pour la recon­nais­sance de son peuple, laquelle passe aujourd’hui, du moins si l’on suit le HDP ou le PKK, les deux prin­ci­pales orga­ni­sa­tions kurdes, l’une réfor­miste et l’autre de lutte armée, par la recon­nais­sance de leur auto­no­mie. Non plus l’indépendance – un État-nation kurde – mais bien l’autonomie au sein des fron­tières exis­tantes, que ce soit en Tur­quie, en Syrie, en Irak et en Iran. Nûdem Durak se bat­tait par son art. Elle allait enre­gis­trer un pre­mier album. Elle enca­drait éga­le­ment un centre cultu­rel dont l’objectif étant de défendre la culture kurde. Et, bien sûr, la langue, très long­temps pros­crite. Sa popu­la­ri­té était locale, disons. Abso­lu­ment pas natio­nale. Nûdem Durak n’est membre d’aucun par­ti, tout juste est-elle sym­pa­thi­sante du « mou­ve­ment » démo­cra­tique kurde, au sens large, qui se réclame de nos jours d’une nou­velle forme de socia­lisme, un socia­lisme non éta­tique, éco­lo­gique, fon­dé sur l’égalité des sexes. La résis­tance kurde, qu’elle soit légale ou extra-légale, est qua­li­fiée en Tur­quie de « ter­ro­risme ». Elle a donc éco­pé d’une peine de 19 ans de pri­son pour « ter­ro­risme » et pour appar­te­nance au PKK. Elle s’y trouve depuis 2015.

De ce que vous avez pu en vivre lors de votre voyage, y a‑t-il encore une place pour la culture populaire au Kurdistan ?

Oui. C’est connu : quand un peuple, quand une mino­ri­té est oppri­mée, la culture devient un élé­ment car­di­nal. La musique, à ce titre, est cen­trale au Kur­dis­tan. Les arts plus lar­ge­ment. Nûdem Durak y atta­chait une impor­tance toute par­ti­cu­lière. Elle est une artiste avant d’être une idéo­logue – ce mot n’est pas spé­cia­le­ment néga­tif dans ma bouche. Résis­ter au colo­nia­lisme et aux poli­tiques d’assimilation, c’est, répète-t-elle, main­te­nir en vie, par­tout, cette culture séculaire.

À la lecture de ce texte, finalement écrit à quatre mains, en quelque sorte, on ne peut s’empêcher de penser aux écrits de l’immense militante égyptienne Nawal El Saadawi. Est-ce que cela a pu nourrir votre écriture et vos échanges avec Nûdem Durak ?

Du tout. La réfé­rence qui m’accompagnait était le livre Dja­mi­la Bou­pa­cha, écrit par Gisèle Hali­mi et pré­fa­cé par Simone de Beau­voir durant la guerre d’Algérie. Leur livre est né, suite à la pro­po­si­tion de cette der­nière, dans le cadre d’un comi­té de sou­tien qui por­tait éga­le­ment le nom de la pri­son­nière poli­tique. Bou­pa­cha était déte­nue par l’armée fran­çaise, elle avait été tor­tu­rée, elle encou­rait la peine de mort ; il s’agissait, pour elles, de por­ter sa voix, et, par là même, celle de tous les oppri­més algé­riens, de tous les tor­tu­rés. Mon livre – notre livre, en effet – s’inscrit lui aus­si dans une cam­pagne inter­na­tio­na­liste. Elle est mar­rai­née par une ancienne oppo­sante chi­lienne à Pino­chet, Car­men Cas­tillo, et sou­te­nue par des per­sonnes comme Ange­la Davis, Noam Chom­sky, feu David Grae­ber, Arund­ha­ti Roy, Annie Ernaux, Roger Waters, Ken Loach, Jim Jar­musch, des artistes de Mas­sive Attack, Queen, Rage Against the Machine, Sys­tem of a Down ou encore Sonic Youth. La liste est longue. Il s’agit, là aus­si, de trans­mettre ce qu’elle a à dire, ce que tous les pri­son­niers poli­tiques – car Nûdem Durak n’est pas, loin s’en faut, un cas iso­lé, par­ti­cu­lier, spé­ci­fique – ont à nous dire. L’État fran­çais étant lié, éco­no­mi­que­ment et mili­tai­re­ment, à l’État turc, membre émi­nent de l’OTAN, ceci nous concerne. Mais je serais ten­té d’ajouter : même sans ses liens concrets, le sort d’un cama­rade, d’une cama­rade incar­cé­rée, nous concerne au regard de nos liens poli­tiques, moraux ou philosophiques.

Pourquoi avoir mené cette « enquête littéraire » ? Pourquoi ne pas avoir simplement, pour le dire crument, laissé la place aux mots de la prisonnière ?

J’avais déjà eu recours à l’enquête avec un pré­cé­dent livre, Kana­ky, cen­tré autour du mili­tant indé­pen­dan­tiste kanak Alphonse Dia­nou, tué par l’armée fran­çaise en 1988. Écrire depuis le ter­rain m’importe et, tout autant, convient à ma façon d’écrire – je pra­tique la non-fic­tion. Ce for­mat se prê­tait tout par­ti­cu­liè­re­ment à mon sen­ti­ment pre­mier, celui dont je vous ai par­lé à pro­pos du docu­men­taire. Je vou­lais com­prendre. Donc enquê­ter, cher­cher, ras­sem­bler, exa­mi­ner, élu­ci­der, en tout cas m’y employer. Il faut pour ça aller à la ren­contre des gens qui l’ont connue, les écou­ter, recueillir leur parole. Le manus­crit de pri­son de Nûdem Durak, publié dans le livre aux côtés de mon texte, je ne l’ai, en véri­té, décou­vert que plus tard. Elle avait pu le faire sor­tir clan­des­ti­ne­ment et je me l’étais pro­cu­ré. Des cama­rades kurdes l’ont ensuite tra­duit. Nûdem Durak avait sou­hai­té qu’il soit publié en turc un jour – ça n’a pas encore eu lieu. J’ai donc vou­lu le publier, un cha­pitre sur deux, pour qu’on puisse la lire elle, en fran­çais pour com­men­cer. Il y aura, j’espère, des tra­duc­tions. Donc la lire direc­te­ment, sans relais, sans filtres, sans tamis, et, comme son manus­crit se foca­lise sur ses jeunes années, j’entendais racon­ter, tout autour, ce qui a conduit à cette incar­cé­ra­tion et la manière dont elle la vit, tant d’années après. Je vou­lais qu’on lise ses proches, son avo­cat, les textes qu’elle a, ailleurs, écrits – des poèmes, des articles. J’ajoute qu’il n’est fran­che­ment pas cer­tain qu’un édi­teur fran­çais aurait accep­té de faire paraitre, tel quel, brut, le manus­crit d’une loin­taine inconnue…

Quelle est la situation actuelle de Nûdem Durak ? Entretenez-vous encore un contact avec elle ? Comment va-t-elle aujourd’hui ?

Nous nous écri­vons régu­liè­re­ment. Sa situa­tion n’évolue pas mais, si tant est que ça fasse sens dans la condi­tion qui est la sienne, elle va « bien ». Elle est d’une endu­rance sidé­rante. Ses cama­rades de pri­son éga­le­ment. Elle s’intéresse actuel­le­ment, me disait-elle récem­ment, à la psy­cho­lo­gie. Elle s’est aupa­ra­vant pen­chée sur la socio­lo­gie. Elle écrit des chan­sons, des poèmes, elle joue de la musique pour ses cama­rades. Et puis elle lit beau­coup. La cam­pagne lui est connue, de même que le livre. Elle n’a, en revanche, pas pu l’avoir en mains – la pri­son n’a pas vou­lu lui remettre. Ce qui ne m’a évi­dem­ment pas surpris.

À aucun moment, vous n’évoquez le Grup Yorum, qui utilise la musique de la même manière que Nûdem Durak avec le même type de conséquences, ni la chanteuse Gülsen. Ces évocations n’auraient-elles pas permis d’élargir le champ des lecteur·ices par rapport au large spectre des politiques répressives en Turquie ?

C’est vrai. Je me suis concen­tré sur la ques­tion kurde et sur le Bakûr – même si j’aborde les cas, turcs, d’Asli Erdoğan et de Pinar Selek, toutes deux écri­vaines et toutes deux exi­lées en Europe. Nombre de témoi­gnages rap­por­tés attestent dans le livre de l’étendue de la répres­sion. Le fait que Nûdem Durak ne soit pas une excep­tion mais un cas par­mi d’autres est conti­nu­ment rap­pe­lé. Il se trouve que j’ai tâché, au regard de la com­plexi­té du sujet pour le lec­teur non spé­cia­li­sé, c’est-à-dire le lec­to­rat majo­ri­taire, de ne pas mul­ti­plier les réfé­rences, les exemples, les affaires judi­ciaires en cours ou pas­sées. Par­ler de Grup Yorum, ce serait for­cé­ment par­ler du par­ti DHKP‑C, donc ouvrir un gros dos­sier. Par­ler de Gül­sen, ce serait faire état de ses posi­tions impé­ria­listes à pro­pos de l’invasion d’Afrin. J’aurais pu, vous avez rai­son. Mais, à la façon de Dja­mi­la Bou­pa­cha, il me sem­blait per­ti­nent de cer­ner mon sujet.

Est-ce un choix militant que de ne vous être concentré que sur une seule prisonnière ?

Pas tant mili­tant que lit­té­raire. Lit­té­raire et poli­tique. Je m’explique. J’aime par­tir d’une indi­vi­dua­li­té, étant enten­du, pour par­ler comme Cas­to­ria­dis, que « Nous sommes tous, en pre­mier lieu, des frag­ments ambu­lants de l’institution de notre socié­té ». Quand on parle d’un être, on embarque tout l’ordre social. C’est le récit non indi­vi­dua­liste d’une indi­vi­dua­li­té, disons. Le livre a, au final, tout d’un récit choral.

Depuis la publication de votre ouvrage, Erdogan a été réélu lors des dernières élections de mai dernier. Quelles perspectives pour les prisonnier·es kurdes ?

Son prin­ci­pal oppo­sant, Kemal Kılı­ç­da­roğ­lu, est un natio­na­liste. Mais un natio­na­liste laïc affi­lié au CHP, le par­ti his­to­rique d’Atatürk. Per­sonne, par­mi les démo­crates kurdes et turcs, ne se fai­sait d’illusion quant à lui mais nombre d’entre eux l’ont sou­te­nu, esti­mant que son acces­sion au pou­voir serait, mal­gré tout, une avan­cée. Ça per­met­trait en tout cas d’en finir avec le régime atroce d’Erdoğan et de son allié fas­ciste, le MHP. La famille de Nûdem Durak espé­rait elle aus­si sa vic­toire. On par­lait d’une éven­tuelle amnis­tie par­tielle. Échec. Rien ne bouge, donc.

Y a‑t-il une raison particulière au découpage de vos chapitres en paragraphes numérotés ? Est-ce que cela renvoie à un procédé littéraire particulier ?

J’ai emprun­té cette struc­ture à Assia Dje­bar. J’avais, lit­té­rai­re­ment, été séduit, le temps de cette lec­ture, par son usage. Puis, y réflé­chis­sant plus sérieu­se­ment, j’y ai vu la pos­si­bi­li­té de figu­rer deux élé­ments qui m’importaient au cours de l’écriture. Le pre­mier, c’était de lais­ser à Nûdem Durak la nar­ra­tion longue, conti­nue, droite. Je me cale autour. Je me greffe à ce qu’elle dit. Mon enquête, for­cé­ment par­tielle, endosse l’incomplétude. Je ne suis pas en mesure de tout dire d’elle – de sa vie consciente et, natu­rel­le­ment, de son appa­reil psy­chique. Je pro­pose seule­ment des par­celles d’explications. Le second élé­ment a par­tie liée avec l’investigation. Je cherche des infor­ma­tions, je les recoupe, je les ana­lyse, je signi­fie ce qui me parait rele­ver de l’hypothèse ou de la preuve, je relie les fils entre eux, année après année (c’est un tra­vail de quatre ans). Le recours aux chiffres m’a per­mis, je crois, d’ordonner ce tra­vail de longue haleine, pas-à-pas, pierre après pierre. Un énon­cé en amène un autre, mar­quant ain­si notre pro­gres­sion – la mienne tout autant que celle du lecteur.

Extraits des lettres de prison de Nûdem Durak

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J’ai pris le verre qu’il m’a tendu et je l’ai posé, doucement, sur la table basse en face de moi. Je n’aimais pas du tout le thé mais je ne pouvais pas refuser. J’étais toute rouge : de chaleur ou de honte, je ne sais pas. On me fixait. Alors je me suis mise à parler. J’ai raconté en détail comment, enfants, nous fabriquions des instruments et nous donnions des concerts. J’avais à peine terminé qu’une personne, mince, avec des yeux verts, m’a demandé : « Heval, pourquoi tu n’es pas venue plus tôt au centre ? » J’ai répondu que mon père m’avait dit que je devais d’abord aller à l’école : ils ont ri et je n’ai pas compris pourquoi. Puis Harûn a lancé qu’il allait me montrer les salles.

Dans un grand salon, on pouvait voir, rassemblée, presque toute la culture kurde. Des maquettes, une meule, un moulin à main, des tapis cousus contant l’épopée de Mem et Zîn, une tente en poils de chèvre. Je contemplais tout ça. Puis nous nous sommes dirigés vers les salles de classe. Il y avait, accrochées, des photographies d’artistes kurdes qui avaient combattu pour la liberté du peuple et n’avaient pas hésité à se sacrifier pour elle. Chaque salle, m’a-t-il dit, était dédiée à un martyr. Il m’a longuement décrit de quelle façon, malgré toutes les difficultés auxquelles le centre était confronté, ils étaient parvenus à le faire vivre grâce au dévouement des uns et des autres, qui, tous, n’avaient jamais perdu la foi.

J’ai eu l’impression qu’il parlait de chacun de mes rêves. Harûn faisait tout ce que je voulais faire. Il était comédien pour le théâtre : il n’avait aucune difficulté à comprendre les personnes qui se trouvaient face à lui. C’était comme s’il entendait les cris à l’intérieur de moi.

 

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En vain.

Car, désormais, le peuple était conscient. Il avait tourné une page. Le lien qu’il créait avec les combattants de la liberté était devenu indéfectible : un cauchemar pour les colonisateurs. Ils allaient voir les familles des jeunes qui avaient rejoint la lutte et racontaient les choses les plus vicieuses, les plus immorales. Ils insufflaient la haine. Ils faisaient tout pour récupérer ces jeunes. Dans presque toutes les familles, un membre avait rejoint la lutte ou avait sacrifié sa vie.

Nous, nous nous répartissions pour aller parler aux gens. Dans les rues, dans les maisons, dans les commerces et même dans les cafés. Nous connaissions presque tout le monde. Nous cherchions comment repousser la propagande des colonisateurs. Nous parlions à nos familles pour leur donner du courage et les empêcher de sombrer dans le désespoir.

Harûn a alors proposé d’écrire une pièce. Il l’a écrite et nous nous sommes partagés les rôles. Zafer et Ali jouaient des mères, Cîwan et Apo des soldats, Ozan, Çanda et moi des jeunes combattants de la liberté. Le jour de la représentation publique est arrivé.

Nous sommes montés sur scène. Quand je me suis mise à parler, c’était comme si je ne jouais pas. J’ai dit : « Personne ne nous a enlevés, personne ne nous détient. Que chacun sache que nous avons rejoint la lutte pour la liberté pour que notre peuple puisse s’exprimer dans sa langue et vivre sa culture librement. En tant que peuple kurde, nous ne pourrons obtenir notre liberté qu’en combattant. » La foule s’est levée : elle a applaudi et les youyous ont recouvert ma voix.

 

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Avec Harûn, main dans la main, nous nous sommes répartis les tâches. Il allait s’occuper des cours de théâtre et de govend [Danse traditionnelle kurde.], moi des cours de musique.

Les personnes qui ralliaient la lutte pour la liberté devenaient sacrées aux yeux du peuple : l’engagement de mes amis a pesé sur l’intérêt que les jeunes ont manifesté pour le centre culturel. Presque tous les jours, une vingtaine de personnes, au moins, venaient s’inscrire.

Nous avons élargi nos activités au fil du temps : nous développions des groupes dans presque tous les domaines artistiques. Ce qui me plaisait le plus, c’était de découvrir les talents des enfants puis de les guider.

Harûn les aimait autant que moi. Il s’était marié jeune et avait été père à deux reprises. Trois ans auparavant, son frère avait rejoint la lutte pour la liberté. Plusieurs fois, Harûn était parti à sa rencontre : en vain.

La pression des colonisateurs ne cessait de s’accroître. Chaque jour, les policiers campaient devant la porte de l’établissement et, parfois, ils tentaient d’y pénétrer. Nous les en empêchions. Le système avait visiblement relevé ma détermination : il me suivait comme mon ombre partout où j’allais. Je savais que j’étais devenue une cible. Je savais que ce qui leur faisait peur, ce n’était pas mon petit corps mais ma langue, ma culture et l’existence de mon peuple. J’ai donc fini au commissariat.

 

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Ça a été ma première expérience de prison, à Amed. Cette prison avait été témoin du fascisme de la junte militaire du 12 septembre [Ce jour de l’année 1980, les Forces armées turques se sont emparées du pouvoir pour instaurer une dictature militaire. Les sympathisants et les militants socialistes ont été tout particulièrement traqués.]. Bien que l’époque soit différente, le lieu était le même. Les traces de torture aux murs également. Les âmes résistantes de Mazlûm, de Kemal, des Quatre et de Sakîne m’enveloppaient tout entière [Mazlûm Dogan, Kemal Pir et Sakîne Cansiz sont des membres fondateurs du PKK. « Les Quatre » sont autant de membres du parti – Ferhat Kurtay, Eşref Anyik, Mahmut Zengîn et Necmî Oner : pour protester contre la torture carcérale, ils se sont immolés par le feu dans la nuit du 17 au 18 mai 1982.]. On ne pouvait que le ressentir, ça, dans la forteresse de la résistance. Il était impossible de ne pas voir, de ne pas éprouver ces traces. Je n’aurais pas pu décrire l’émotion qui était la mienne en pénétrant dans cette prison : je l’ai seulement vécue. Mon cœur a aussitôt absorbé toute cette résistance.

J’ai franchi sept portes en fer escortée de plusieurs hommes : c’était comme descendre sept étages droit dans les ténèbres. À chaque porte, le bruit du métal résonnait dans mon crâne. Puis, enfin, en arrivant dans le dortoir, je me suis trouvée face à une vingtaine de visages de femmes. Elles souriaient et me regardaient avec affection.

Mais quand elles ont détaillé les bleus sur mon visage et les différentes parties de mon corps, elles se sont tues et ont tourné leurs yeux en direction des gardiens. Ces regards les ont poussés à s’en aller après avoir verrouillé la porte en fer. Car dans ces regards, on pouvait voir une bombe prête à exploser le cœur et le cerveau de l’ennemi.

Nûdem Durak : Sur la terre du Kurdistan
Joseph Andras
Ici bas, 2023

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