Entretien avec Blodwenn Mauffret

Le carnaval, espace de création et outil de lutte

Illustration : Alice Bossut

Doc­teure en étude théâ­trale, Blod­wenn Mauf­fret étu­die le car­na­val alter­na­tif de Rennes, exemple de car­na­val qui s’est recréé en mélan­geant reven­di­ca­tions poli­tiques, fête et formes de déri­sion. Elle est aus­si l’autrice de l’ouvrage « Le car­na­val de Cayenne : esthé­tiques et sub­ver­sion ». Elle répond ici à nos ques­tions concer­nant les liens entre acti­visme poli­tique et car­na­val et sur ce qui fait de cette forme cultu­relle un lieu du faire politique.

De quelle manière un carnaval peut-il faire politique ?

D’un point de vue his­to­rique, le car­na­val a déjà un sens poli­tique puisqu’il est par­ti d’une fête qui devait saluer l’entrée en Carême pour deve­nir une fête qui s’opposait à ce Carême. Il devient ain­si, au 17e siècle, un signe de débauche, d’orgie, et d’exubérance contre tout ce qui était l’ordre du jeûne, de la péni­tence mais aus­si de l’austérité. En cela, il s’op­pose à toutes formes de pou­voir qui offraient des condi­tions de vie aus­tères. Éga­le­ment, on peut déce­ler, dans ces mani­fes­ta­tions esthé­tiques his­to­riques, le prin­cipe même de la déri­sion et du gro­tesque qui rabaissent toutes les formes d’autorité.

Par ailleurs, à par­tir du 19e siècle, le car­na­val a été réap­pro­prié dans tous les espaces urbains par le pou­voir domi­nant, c’est-à-dire la bour­geoi­sie. Il lui per­met­tait ain­si de para­der, de réaf­fir­mer ses normes et ses valeurs, de faire montre d’une cohé­sion sociale, d’affirmer son exis­tence et sa force dans l’espace public.

Ensuite, le car­na­val est poli­tique de par son his­toire colo­niale. Par le biais de la réap­pro­pria­tion, il a per­mis à des cultures nou­velles, en par­ti­cu­lier les cultures créoles, de se mon­trer dans l’espace public et d’exprimer tous les trau­ma­tismes his­to­riques liés à l’émergence de cette culture.

Plus proche de nous, dans les car­na­vals contem­po­rains, on peut voir que le car­na­val est réap­pro­prié au sein des mani­fes­ta­tions poli­tiques. Une forme, qu’on appelle aujourd’hui « arti­visme », reprend les prin­cipes de la déri­sion et du gro­tesque, qui avaient émer­gé au Moyen Âge et sous la Renais­sance et per­met­taient de mettre en déri­sion le pou­voir. De plus, à l’instar de la bour­geoi­sie du 19e siècle, cette réap­pro­pria­tion offre la pos­si­bi­li­té d’exprimer une visi­bi­li­té, une cohé­sion de groupe, un idéal qui par­fois est sou­vent contre le pou­voir, un rêve de vie, une utopie.

Ces esthé­tiques car­na­va­lesques sont aujourd’hui lar­ge­ment reprises dans les mani­fes­ta­tions poli­tiques car, indu­bi­ta­ble­ment, on est dans une socié­té de spec­tacle et c’est sur ce ter­rain-là que se jouent les rap­ports de pouvoir.

C’est-à-dire ?

Cette idée du recours au spec­ta­cu­laire, c’est celle de sup­po­ser un impact plus impor­tant des mes­sages sur le public d’un ras­sem­ble­ment poli­tique par le biais du visuel et de la mise en scène. Les passant·es, qui suivent une mani­fes­ta­tion, seront plus interpelé·es par des esthé­tiques car­na­va­lesques (jeux théâ­traux, masques, musiques, per­for­mances) que par une simple dis­tri­bu­tion de tracts ou par des slo­gans par­fois inau­dibles comme on le fait clas­si­que­ment. Il est aujourd’­hui plus aisé de faire pas­ser des idées ou d’af­fir­mer son exis­tence par le biais du spec­tacle, plu­tôt que par le mani­feste ou le tractage.

À ce sujet, on constate une large porosité qui va dans les deux sens : des formes carnavalesques intègrent des manifestations politiques tandis que des revendications politiques émergent dans certains carnavals…

Beau­coup de car­na­vals actuels comme celui de Rennes res­semblent en effet à ces réap­pro­pria­tions car­na­va­lesques qui se déroulent au sein de mani­fes­ta­tions poli­tiques. Par exemple, lors des mobi­li­sa­tions contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, un défi­lé-car­na­val a été orga­ni­sé par les oppo­sants à ce pro­jet à Rennes en février 2016. Il a per­mis de tour­ner en déri­sion Manuel Vals – alors Pre­mier ministre, ou tout ce qui était lié à ce grand pro­jet inutile et a pris à par­ti le conces­sion­naire de ce pro­jet scan­dant notam­ment : « Vin­ci, dégage, résis­tance et sabotage ! ».

Il a aus­si per­mis de mettre en avant les prin­cipes éco­lo­giques reven­di­qués. On pou­vait ain­si obser­ver beau­coup de masques d’animaux et de slo­gans autour de la pro­tec­tion de cette zone. Des pro­jets poli­tiques étaient visibles éga­le­ment dans le scé­na­rio lui-même, dans la mise en scène du car­na­val : la gra­tui­té du ban­quet, l’u­ti­li­sa­tion de maté­riaux renou­ve­lables éco­lo­giques, l’é­change poli­tique autour de table de presse.

Est-ce qu’on a assisté à une espèce de domestication du carnaval ou un embourgeoisement qui tente de le rendre inoffensif ou d’en faire un simple spectacle ?

En effet, à par­tir du 19e siècle, on a assis­té à un embour­geoi­se­ment du car­na­val, notam­ment dans les deux car­na­vals les plus en vogue en France – Nice et Paris – que les autres villes ont ensuite pris comme modèles. Pour les auto­ri­tés, l’objectif était de poli­cer le car­na­val, d’essayer d’en enle­ver tout le carac­tère déri­soire, le gro­tesque et tout ce qui était lié à la souillure. Ain­si, le jet d’œuf pour­ri et de farine ont été rem­pla­cé par les jets de bon­bons qui aujourd’hui sont deve­nus des jets de confet­tis. Le rabais­se­ment au bas cor­po­rel et à la matière a pro­gres­si­ve­ment dis­pa­ru, en par­ti­cu­lier au sein des car­na­vals urbains, tous les jeux qui étaient liés aux pets par exemple ont été évin­cés. Au sein des archives du 19e siècle, on peut consta­ter la pré­sence d’arrêtés muni­ci­paux qui inter­disent le port du bâton, du masque à par­tir d’une cer­taine heure, etc. Il y avait une réelle volon­té d’enlever tout le carac­tère violent de la déri­sion, celui-là même qui per­met­tait de mettre à bas le pou­voir. Cet embour­geoi­se­ment est encore visible dans des car­na­vals urbains ou semi-urbains avec cette esthé­tique de parade, de chars. On est assez loin de la sub­ver­sion mais plu­tôt dans l’idée de réaf­fir­mer un groupe, de réaf­fir­mer des valeurs et des normes.

Le carnaval mainstream contemporain n’est-il devenu qu’une simple attraction touristique, un simple spectacle ?

C’est vrai que, pour prendre un exemple, le car­na­val de Guyane a vu son car­na­val se trans­for­mer pour plu­sieurs rai­sons, dont notam­ment la volon­té de ren­for­cer ses capa­ci­tés d’attrait tou­ris­tique. Les car­na­vals les plus spec­ta­cu­laires esthé­ti­que­ment par­lant comme le car­na­val du Bré­sil, et en par­ti­cu­lier celui de Rio, ont ten­dance à influen­cer énor­mé­ment de car­na­vals dans le sens d’un spec­tacle très tou­ris­tique. Dans le même temps, ce car­na­val de Rio influence aus­si les mani­fes­ta­tions poli­tiques et les car­na­vals alter­na­tifs. On constate une espèce d’homogénéité d’une esthé­tique liée à la batu­ca­da qu’on retrouve à la fois dans des mani­fes­ta­tions poli­tiques, des ras­sem­ble­ments pour le cli­mat, des car­na­vals mains­tream ou des car­na­vals pour enfants. Néan­moins disons que c’est au cas par cas, je ne pour­rais pas géné­ra­li­ser et dire que tous les car­na­vals mains­tream sont deve­nus « tou­ris­tiques » dans le sens péjo­ra­tif du terme.

Et pourquoi cette recrudescence de ces nouveaux carnavals qui renouent avec ou réinventent des traditions carnavalesques qui avaient presque disparu ?

On assiste en effet depuis le début du 21e siècle à une renais­sance et un regain d’intérêt pour cette forme de car­na­val qui était jusque-là en recul constant. Pour­quoi exac­te­ment cette renais­sance ? Dif­fi­cile à dire mais on peut faire l’hypothèse que dans une socié­té de spec­tacle comme la nôtre, il devient néces­saire de renouer avec une cer­taine cohé­sion sociale qui est très vir­tua­li­sée aujourd’hui.

Tou­jours est-il qu’un grand besoin de car­na­val s’exprime. Il peut emprun­ter dif­fé­rentes formes sui­vant les espaces où il renait. Quel­que­fois, il s’agit de retrou­ver une tra­di­tion per­due, on est là dans quelque chose de plus réac­tion­naire. D’autre fois de recréer un mythe, on est alors plus dans l’idée de renouer avec l’esprit des car­na­vals ruraux. D’autre fois encore, comme à Rennes, il s’agit de mettre en scène une volon­té de déri­sion, d’égalité et de s’af­fran­chir de tous les points de vue pré­do­mi­nant sur le monde.

Beaucoup de protagonistes des carnavals alternatifs ont aussi un ancrage militant…

À Rennes, ceux qui ont remis le car­na­val au goût du jour au début du 21e siècle sont des indi­vi­dus issus de col­lec­tifs artis­tiques et alter­na­tifs avec, par­fois, un ancrage dans la culture anar­cho-punk, ou encore issus d’associations qui veulent pro­mou­voir ou redy­na­mi­ser des quar­tiers popu­laires. Ces per­sonnes se sont fédé­rées afin d’or­ga­ni­ser le car­na­val ren­nais au sein du col­lec­tif « Mar­di du gras jour férié ». L’idée c’est vrai­ment celle d’une prise du pou­voir par le peuple de l’espace public, de se rendre visible par la créa­ti­vi­té, la prise de parole et puis de rire de tout ça en uti­li­sant lar­ge­ment la déri­sion. Ain­si, ils ont lan­cé une péti­tion en ligne qui sou­haite « remettre la France au car­na­val » comme on avait vou­lu, à droite de l’échiquier poli­tique, « remettre la France au tra­vail »… Ils ont aus­si déve­lop­pé des hap­pe­nings qui dénoncent le pou­voir au sein d’instances dra­ma­tur­giques. Par exemple en orga­ni­sant une queue extrê­me­ment longue devant un Pôle emploi ou une séance de rire col­lec­tif devant de l’art « content pour rien ». Cette année, en réac­tion à la sur­veillance sur inter­net et dans l’espace public, ils ont mené toute une réflexion pour conce­voir des cos­tumes et maquillage en noir et blanc et en trompe‑l’œil qui rendent impos­sible l’identification et per­mettent de déjouer les algo­rithmes de recon­nais­sances faciales et, par­tant, le fichage. Il s’agissait d’un pro­jet artis­tique sou­te­nu par le col­lec­tif d’artistes Viva­rium et en même temps poli­tique qui a pu émer­ger au sein du car­na­val et qui montre que celui-ci peut jouer comme espace de créa­tion et d’outil de lutte.

Le carnaval a lieu dans la rue, dans la ville qui est aujourd’hui fortement privatisée, marchandisée, néolibéralisée. Est-ce que dans les carnavals, en particulier alternatifs, il y a cette idée de reprendre l’espace public, notamment en ne demandant aucune autorisation pour faire carnaval ?

Aujourd’hui, en France, on ne peut pas mani­fes­ter sans auto­ri­sa­tion de la Pré­fec­ture ou de la mai­rie. Même pour le car­na­val, alors que pen­dant long­temps, on n’avait pas d’autorisation préa­lable à avoir pour le jour du Mar­di gras. À Rennes, Mar­di gras jour férié tente par exemple de reve­nir à un ins­tant où enfin on a le droit de prendre pos­ses­sion de l’espace public sans auto­ri­sa­tion préa­lable et jus­te­ment de se moquer de ces auto­ri­sa­tions, et du pouvoir.

Vous avez travaillé sur le carnaval de Cayenne, qu’est-ce que le carnaval dans les pays colonisés ou anciennement colonisés peut permettre ou a pu permettre dans l’affirmation, la réappropriation de son identité pour des populations dominées, colonisées, acculturées ?

Tout d’a­bord, il y a cette idée de visi­bi­li­té dans l’espace public qui par­ti­cipe à la sub­ver­sion du car­na­val. Ensuite, il y a la pos­si­bi­li­té d’ex­pri­mer une culture émer­gente par le biais du masque. Ain­si, le car­na­val per­met de mettre en avant des figures qui évoquent des légendes créoles comme le Zom­bi baré yo – des sortes de zom­bies, tout vêtus et cagou­lés de blanc, qui encerclent les spec­ta­teurs –, Sou­sou­ris, sortes de chauve-sou­ris noires et rouges qui cherchent à attra­per et cha­touiller les badauds, ou encore les Dja­bless ou Lad­ja­blès, pleu­reuses qui appa­raissent le jour du mer­cre­di des cendres et cherchent à entrai­ner les maris infi­dèles vers l’enfer…

Et puis il y a aus­si l’expression de toute l’histoire colo­niale et de sa vio­lence, notam­ment avec les Nèg­ma­rons (esclaves qui ont mar­ron­né c’est-à-dire qui ont fui l’esclavage pour recréer une socié­té dans un milieu hos­tile, la forêt ama­zo­nienne, le fleuve, les mon­tagnes), les Cou­peuses de canne ou les Vidan­geurs qui rap­pellent le bagne en Guyane.

Ain­si, le car­na­val per­met de mettre en déri­sion les rap­ports de force de colo­ni­sa­tion et d’esclavage qui ont exis­té, et qui existent encore, et qui sont à l’origine de cette culture nouvelle.

Le carnaval de Cayenne : esthétiques et subversion, Éditions Musée du Carnaval et du Masque de Binche, 2019

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