De quelle manière un carnaval peut-il faire politique ?
D’un point de vue historique, le carnaval a déjà un sens politique puisqu’il est parti d’une fête qui devait saluer l’entrée en Carême pour devenir une fête qui s’opposait à ce Carême. Il devient ainsi, au 17e siècle, un signe de débauche, d’orgie, et d’exubérance contre tout ce qui était l’ordre du jeûne, de la pénitence mais aussi de l’austérité. En cela, il s’oppose à toutes formes de pouvoir qui offraient des conditions de vie austères. Également, on peut déceler, dans ces manifestations esthétiques historiques, le principe même de la dérision et du grotesque qui rabaissent toutes les formes d’autorité.
Par ailleurs, à partir du 19e siècle, le carnaval a été réapproprié dans tous les espaces urbains par le pouvoir dominant, c’est-à-dire la bourgeoisie. Il lui permettait ainsi de parader, de réaffirmer ses normes et ses valeurs, de faire montre d’une cohésion sociale, d’affirmer son existence et sa force dans l’espace public.
Ensuite, le carnaval est politique de par son histoire coloniale. Par le biais de la réappropriation, il a permis à des cultures nouvelles, en particulier les cultures créoles, de se montrer dans l’espace public et d’exprimer tous les traumatismes historiques liés à l’émergence de cette culture.
Plus proche de nous, dans les carnavals contemporains, on peut voir que le carnaval est réapproprié au sein des manifestations politiques. Une forme, qu’on appelle aujourd’hui « artivisme », reprend les principes de la dérision et du grotesque, qui avaient émergé au Moyen Âge et sous la Renaissance et permettaient de mettre en dérision le pouvoir. De plus, à l’instar de la bourgeoisie du 19e siècle, cette réappropriation offre la possibilité d’exprimer une visibilité, une cohésion de groupe, un idéal qui parfois est souvent contre le pouvoir, un rêve de vie, une utopie.
Ces esthétiques carnavalesques sont aujourd’hui largement reprises dans les manifestations politiques car, indubitablement, on est dans une société de spectacle et c’est sur ce terrain-là que se jouent les rapports de pouvoir.
C’est-à-dire ?
Cette idée du recours au spectaculaire, c’est celle de supposer un impact plus important des messages sur le public d’un rassemblement politique par le biais du visuel et de la mise en scène. Les passant·es, qui suivent une manifestation, seront plus interpelé·es par des esthétiques carnavalesques (jeux théâtraux, masques, musiques, performances) que par une simple distribution de tracts ou par des slogans parfois inaudibles comme on le fait classiquement. Il est aujourd’hui plus aisé de faire passer des idées ou d’affirmer son existence par le biais du spectacle, plutôt que par le manifeste ou le tractage.
À ce sujet, on constate une large porosité qui va dans les deux sens : des formes carnavalesques intègrent des manifestations politiques tandis que des revendications politiques émergent dans certains carnavals…
Beaucoup de carnavals actuels comme celui de Rennes ressemblent en effet à ces réappropriations carnavalesques qui se déroulent au sein de manifestations politiques. Par exemple, lors des mobilisations contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, un défilé-carnaval a été organisé par les opposants à ce projet à Rennes en février 2016. Il a permis de tourner en dérision Manuel Vals – alors Premier ministre, ou tout ce qui était lié à ce grand projet inutile et a pris à parti le concessionnaire de ce projet scandant notamment : « Vinci, dégage, résistance et sabotage ! ».
Il a aussi permis de mettre en avant les principes écologiques revendiqués. On pouvait ainsi observer beaucoup de masques d’animaux et de slogans autour de la protection de cette zone. Des projets politiques étaient visibles également dans le scénario lui-même, dans la mise en scène du carnaval : la gratuité du banquet, l’utilisation de matériaux renouvelables écologiques, l’échange politique autour de table de presse.
Est-ce qu’on a assisté à une espèce de domestication du carnaval ou un embourgeoisement qui tente de le rendre inoffensif ou d’en faire un simple spectacle ?
En effet, à partir du 19e siècle, on a assisté à un embourgeoisement du carnaval, notamment dans les deux carnavals les plus en vogue en France – Nice et Paris – que les autres villes ont ensuite pris comme modèles. Pour les autorités, l’objectif était de policer le carnaval, d’essayer d’en enlever tout le caractère dérisoire, le grotesque et tout ce qui était lié à la souillure. Ainsi, le jet d’œuf pourri et de farine ont été remplacé par les jets de bonbons qui aujourd’hui sont devenus des jets de confettis. Le rabaissement au bas corporel et à la matière a progressivement disparu, en particulier au sein des carnavals urbains, tous les jeux qui étaient liés aux pets par exemple ont été évincés. Au sein des archives du 19e siècle, on peut constater la présence d’arrêtés municipaux qui interdisent le port du bâton, du masque à partir d’une certaine heure, etc. Il y avait une réelle volonté d’enlever tout le caractère violent de la dérision, celui-là même qui permettait de mettre à bas le pouvoir. Cet embourgeoisement est encore visible dans des carnavals urbains ou semi-urbains avec cette esthétique de parade, de chars. On est assez loin de la subversion mais plutôt dans l’idée de réaffirmer un groupe, de réaffirmer des valeurs et des normes.
Le carnaval mainstream contemporain n’est-il devenu qu’une simple attraction touristique, un simple spectacle ?
C’est vrai que, pour prendre un exemple, le carnaval de Guyane a vu son carnaval se transformer pour plusieurs raisons, dont notamment la volonté de renforcer ses capacités d’attrait touristique. Les carnavals les plus spectaculaires esthétiquement parlant comme le carnaval du Brésil, et en particulier celui de Rio, ont tendance à influencer énormément de carnavals dans le sens d’un spectacle très touristique. Dans le même temps, ce carnaval de Rio influence aussi les manifestations politiques et les carnavals alternatifs. On constate une espèce d’homogénéité d’une esthétique liée à la batucada qu’on retrouve à la fois dans des manifestations politiques, des rassemblements pour le climat, des carnavals mainstream ou des carnavals pour enfants. Néanmoins disons que c’est au cas par cas, je ne pourrais pas généraliser et dire que tous les carnavals mainstream sont devenus « touristiques » dans le sens péjoratif du terme.
Et pourquoi cette recrudescence de ces nouveaux carnavals qui renouent avec ou réinventent des traditions carnavalesques qui avaient presque disparu ?
On assiste en effet depuis le début du 21e siècle à une renaissance et un regain d’intérêt pour cette forme de carnaval qui était jusque-là en recul constant. Pourquoi exactement cette renaissance ? Difficile à dire mais on peut faire l’hypothèse que dans une société de spectacle comme la nôtre, il devient nécessaire de renouer avec une certaine cohésion sociale qui est très virtualisée aujourd’hui.
Toujours est-il qu’un grand besoin de carnaval s’exprime. Il peut emprunter différentes formes suivant les espaces où il renait. Quelquefois, il s’agit de retrouver une tradition perdue, on est là dans quelque chose de plus réactionnaire. D’autre fois de recréer un mythe, on est alors plus dans l’idée de renouer avec l’esprit des carnavals ruraux. D’autre fois encore, comme à Rennes, il s’agit de mettre en scène une volonté de dérision, d’égalité et de s’affranchir de tous les points de vue prédominant sur le monde.
Beaucoup de protagonistes des carnavals alternatifs ont aussi un ancrage militant…
À Rennes, ceux qui ont remis le carnaval au goût du jour au début du 21e siècle sont des individus issus de collectifs artistiques et alternatifs avec, parfois, un ancrage dans la culture anarcho-punk, ou encore issus d’associations qui veulent promouvoir ou redynamiser des quartiers populaires. Ces personnes se sont fédérées afin d’organiser le carnaval rennais au sein du collectif « Mardi du gras jour férié ». L’idée c’est vraiment celle d’une prise du pouvoir par le peuple de l’espace public, de se rendre visible par la créativité, la prise de parole et puis de rire de tout ça en utilisant largement la dérision. Ainsi, ils ont lancé une pétition en ligne qui souhaite « remettre la France au carnaval » comme on avait voulu, à droite de l’échiquier politique, « remettre la France au travail »… Ils ont aussi développé des happenings qui dénoncent le pouvoir au sein d’instances dramaturgiques. Par exemple en organisant une queue extrêmement longue devant un Pôle emploi ou une séance de rire collectif devant de l’art « content pour rien ». Cette année, en réaction à la surveillance sur internet et dans l’espace public, ils ont mené toute une réflexion pour concevoir des costumes et maquillage en noir et blanc et en trompe‑l’œil qui rendent impossible l’identification et permettent de déjouer les algorithmes de reconnaissances faciales et, partant, le fichage. Il s’agissait d’un projet artistique soutenu par le collectif d’artistes Vivarium et en même temps politique qui a pu émerger au sein du carnaval et qui montre que celui-ci peut jouer comme espace de création et d’outil de lutte.
Le carnaval a lieu dans la rue, dans la ville qui est aujourd’hui fortement privatisée, marchandisée, néolibéralisée. Est-ce que dans les carnavals, en particulier alternatifs, il y a cette idée de reprendre l’espace public, notamment en ne demandant aucune autorisation pour faire carnaval ?
Aujourd’hui, en France, on ne peut pas manifester sans autorisation de la Préfecture ou de la mairie. Même pour le carnaval, alors que pendant longtemps, on n’avait pas d’autorisation préalable à avoir pour le jour du Mardi gras. À Rennes, Mardi gras jour férié tente par exemple de revenir à un instant où enfin on a le droit de prendre possession de l’espace public sans autorisation préalable et justement de se moquer de ces autorisations, et du pouvoir.
Vous avez travaillé sur le carnaval de Cayenne, qu’est-ce que le carnaval dans les pays colonisés ou anciennement colonisés peut permettre ou a pu permettre dans l’affirmation, la réappropriation de son identité pour des populations dominées, colonisées, acculturées ?
Tout d’abord, il y a cette idée de visibilité dans l’espace public qui participe à la subversion du carnaval. Ensuite, il y a la possibilité d’exprimer une culture émergente par le biais du masque. Ainsi, le carnaval permet de mettre en avant des figures qui évoquent des légendes créoles comme le Zombi baré yo – des sortes de zombies, tout vêtus et cagoulés de blanc, qui encerclent les spectateurs –, Sousouris, sortes de chauve-souris noires et rouges qui cherchent à attraper et chatouiller les badauds, ou encore les Djabless ou Ladjablès, pleureuses qui apparaissent le jour du mercredi des cendres et cherchent à entrainer les maris infidèles vers l’enfer…
Et puis il y a aussi l’expression de toute l’histoire coloniale et de sa violence, notamment avec les Nègmarons (esclaves qui ont marronné c’est-à-dire qui ont fui l’esclavage pour recréer une société dans un milieu hostile, la forêt amazonienne, le fleuve, les montagnes), les Coupeuses de canne ou les Vidangeurs qui rappellent le bagne en Guyane.
Ainsi, le carnaval permet de mettre en dérision les rapports de force de colonisation et d’esclavage qui ont existé, et qui existent encore, et qui sont à l’origine de cette culture nouvelle.
Le carnaval de Cayenne : esthétiques et subversion, Éditions Musée du Carnaval et du Masque de Binche, 2019