La ville pour tous·tes !

 8 mars 2019, action de réappropriation de l’espace public à Charleroi menée par le collectif Femmes de Mars. Photo : Happy Slow People

La deuxième vague fémi­niste des années 70 a ques­tion­né des normes, consi­dé­rées jusque-là comme étant d’ordre pri­vé, telles que la ges­tion de la famille, la sexua­li­té et la pro­créa­tion. Mais cette période a aus­si per­mis d’inscrire, de manière glo­bale, la ques­tion du genre dans notre socié­té, et plus spé­ci­fi­que­ment dans la ges­tion urba­nis­tique et archi­tec­tu­rale de nos espaces publics. Alors qu’il a long­temps été admis que la ville était neutre et appar­te­nait à toutes et à tous, les pra­tiques dif­fé­ren­ciées et à l’appropriation inégale de celle-ci en fonc­tion du genre des indi­vi­dus inter­rogent. Pen­dant que les femmes tra­versent la ville, les hommes s’autorisent à la vivre.

Depuis les années 70, peu de pro­grès ont été faits en matière d’aménagements urbains dans le sens d’un espace fré­quen­table serei­ne­ment par tous les genres. Les femmes ne pra­tiquent tou­jours pas la ville de la même manière que les hommes. Elles se sentent tou­jours en insé­cu­ri­té, de jour comme de nuit, elles ne s’autorisent pas à flâ­ner, elles évitent cer­tains coins, cer­tains quar­tiers, elles mettent des stra­té­gies en place pour se dépla­cer : chan­ge­ment de tenue ves­ti­men­taire, écou­teurs sur les oreilles mais musique en sour­dine, évi­te­ment de cer­taines rues ou espaces verts, etc. Et ce mal­gré un ensemble d’études que pointent la géo­graphe Claire Han­coq et qui se sont atta­chées « à dénon­cer une ville où l’espace est ryth­mé par des dif­fé­ren­tia­tions sexuées et des dis­cri­mi­na­tions gen­rées. Consi­dé­rées comme direc­te­ment asso­ciées aux luttes fémi­nistes et com­po­sées d’un voca­bu­laire peu uni­fié, les études de genre sont à peine prises en compte et mettent du temps à être réel­le­ment recon­nues »1. Cin­quante ans plus tard, on ne peut pas dire que ces recherches aient vrai­ment percolé.

Sphère privée / sphère publique

Tra­di­tion­nel­le­ment, les femmes ont la charge de l’espace pri­vé et du soin aux autres. C’est donc elles qui s’occupent des enfants, des repas et de toutes les tâches liées à la vie fami­liale et la ges­tion du domi­cile, lais­sant la pra­tique de la sphère publique à leurs conjoints. Aujourd’hui, les femmes sont certes ren­trées mas­si­ve­ment sur le mar­ché du tra­vail mais elles conti­nuent de devoir gérer en grande par­tie les tâches com­munes. Et ce constat mène à une pra­tique com­plexe de la ville.

En effet, la ville conti­nue de se déve­lop­per sur base de la sépa­ra­tion entre la sphère publique – le tra­vail et les com­merces situés en centre-ville – et la sphère pri­vée – le domi­cile et les espaces de loi­sirs plu­tôt situés en bor­dure de ville. Pre­miè­re­ment, cela rend les dépla­ce­ments plus com­pli­qués pour celles qui doivent conju­guer les deux espaces, sur­tout quand l’offre de trans­port en com­mun ne cor­res­pond pas à leurs tra­jec­toires spé­ci­fiques et encore moins à leurs orga­ni­sa­tions : portes étroites et marches trop hautes alors qu’elles sont sou­vent char­gées et accom­pa­gnées d’enfants, de pous­settes, de per­sonnes âgées, etc. Deuxiè­me­ment, cette ville, pen­sée par et pour les hommes et donc occu­pée majo­ri­tai­re­ment par eux, ne per­met pas natu­rel­le­ment aux femmes de s’approprier l’espace public, de s’y sen­tir légi­time et donc d’accéder plei­ne­ment à leur citoyen­ne­té. Si l’on ana­lyse son orga­ni­sa­tion, la ville est déve­lop­pée sur un modèle mas­cu­lin dont l’incarnation par­faite serait un citoyen blanc, d’une tren­taine d’années, valide, sur le mar­ché du tra­vail, sans paquets, ni enfants.

Ces réflexions n’ont pas pour but de figer les com­por­te­ments gen­rés et de tom­ber dans les tra­vers de l’essentialisation mais bien d’identifier et de com­prendre les dif­fé­rences et spé­ci­fi­ci­tés de chaque citoyen·nes occu­pant l’espace public. L’objectif est bien de réduire les inéga­li­tés et de garan­tir le droit à la ville pour tous·tes.2

Imaginer, créer…

À par­tir des années 90 des urba­nistes, des archi­tectes, des socio­logues enga­gées ont tra­duit de manière prag­ma­tique et trans­ver­sale la ques­tion du genre dans leurs sec­teurs pro­fes­sion­nels et donc dans leurs réa­li­sa­tions. Aujourd’hui on parle d’« urba­nisme gen­ré », d’« urba­nisme sen­sible au genre », de « géo­gra­phie fémi­niste », de « pla­ni­fi­ca­tion urbaine gen­rée », etc. Ces acteur·trices de ter­rain confrontent leur tra­vail à une ana­lyse de genre pour amé­lio­rer l’usage quo­ti­dien de la ville par toutes et tous. Elles réflé­chissent la ville de manière glo­bale : ses dif­fé­rentes fonc­tions, la mobi­li­té, le sen­ti­ment d’insécurité, le mobi­lier, les sym­boles dans l’espace public. Elles repensent les espaces com­muns et espaces de loi­sirs : quels espaces pour quels sports, impor­tance de la pré­sence de toi­lettes publiques, etc.

Des col­lec­tifs ont d’ailleurs vu le jour ces der­nières années : « L’architecture qui dégenre », « Garance » à Bruxelles, le col­lec­tif pari­sien « Genre et ville » mais aus­si « Punt6 » à Bar­ce­lone3. Ces groupes s’intéressent aux réamé­na­ge­ments de cer­taines places et quar­tiers, elles accom­pagnent les réflexions pour du mobi­lier adap­té à toutes et tous, elles créent des guides de bonnes pra­tiques à des­ti­na­tion des pou­voirs publics, elles réha­bi­litent des femmes oubliées par l’histoire et militent pour une répar­ti­tion éga­li­taire dans l’attribution des noms de rue4, elles remettent en avant les espaces com­muns et soli­daires, elles pro­posent des ate­liers d’autodéfense fémi­niste et der­niè­re­ment cer­taines d’entre elles par­ti­cipent acti­ve­ment à la créa­tion des jour­nées du Matri­moine, un week-end pour mettre en avant les femmes qui ont œuvré à déve­lop­per la cité.

Ima­gi­ner, créer, c’est donc une pre­mière étape mais ces maitres·ses d’œuvres ne peuvent agir seul·es, encore faut-il que les déci­deurs y voient une plus-value et intègre l’urgence de pen­ser la ville autre­ment. Pour­tant, en inté­grant les ques­tions de genre dans la ges­tion de leurs espaces publics, les villes et com­munes, répon­draient à la loi euro­péenne, signée en jan­vier 2007 par la Bel­gique sur le gen­der mains­trea­ming. Celui-ci vise à lut­ter contre les inéga­li­tés entre les femmes et les hommes à tous les niveaux de pou­voirs, dans tous les domaines et toutes les étapes du cycle politique.

« Faire avec » plutôt que « faire pour »

Il est vrai que la par­ti­ci­pa­tion est plu­tôt à la mode aujourd’hui (et c’est tant mieux). Les mai­trises d’usages font par­tie des étapes clés dans le déve­lop­pe­ment de pro­jets urba­nis­tiques. Ces pro­ces­sus mis en place par les auto­ri­tés, font appel à l’expertise des usager·ères concer­nant leur cadre de vie. Ils sont menés via des for­mu­laires à rem­plir en ligne pour les moins engagé·es mais ils peuvent prendre la forme d’interviews, de son­dages, de ren­contres et d’ateliers pour les plus aboutis.

Mal­heu­reu­se­ment, ces pro­ces­sus par­ti­ci­pa­tifs en eux-mêmes ne sont pas tou­jours inclu­sifs et ne per­mettent pas tou­jours aux femmes de par­ti­ci­per et donc d’être enten­dues et prises en compte. Pour s’assurer des condi­tions sym­bo­liques et pra­tiques de par­ti­ci­pa­tion des femmes aux prises de déci­sion, il faut enfi­ler les lunettes du genre au moment de pen­ser les horaires des ren­dez-vous, offrir des pos­si­bi­li­tés de garde d’enfants sur place, favo­ri­ser un sen­ti­ment de légi­ti­mi­té pour celles qui n’en ont rare­ment en dehors de leur sphère pri­vée, créer des cadres qui per­mettent aux femmes qui n’ont pas l’habitude (sans se faire cou­per la parole) de par­ler à haute voix dans une assem­blée. Et puis sur­tout, autant pour les femmes que les hommes, s’assurer d’avoir encore de la marge de manœuvre dans la réa­li­sa­tion des pro­jets au moment des réunions pour inté­grer au maxi­mum les reven­di­ca­tions récol­tées. Les pla­ni­fi­ca­tions urbaines sont par­fois (en fait sou­vent) déjà fort abou­ties lors de leur pré­sen­ta­tion aux usager·ères. Sans prise en compte du tra­vail mené par les citoyen·nes, le pro­ces­sus démo­cra­tique perd tout son inté­rêt et toute sa légi­ti­mi­té aux yeux des participant·es.

Les bonnes élèves

Néan­moins, cer­taines villes euro­péennes font figure de pion­nière en la matière ; Vienne est un véri­table lieu d’expérience du gen­der mains­trea­ming. Depuis 2009, la ville mène de front la lutte contre les inéga­li­tés dans tous les domaines de poli­tique publique. Elle a réa­li­sé une vaste col­lecte de don­nées sexos­pé­ci­fiques (à par­tir d’une ana­lyse du bud­get sous le prisme du genre) afin d’identifier les postes clés sur les­quels il était urgent de tra­vailler. Aujourd’hui la ville pos­sède un bureau de coor­di­na­tion qui traite les ques­tions de pla­ni­fi­ca­tion urbaine en par­tant des besoins spé­ci­fiques des femmes. Ce bureau est rat­ta­ché à la direc­tion géné­rale de l’urbanisme. Plus d’une soixan­taine de pro­jets de petite et grande enver­gure ont vu le jour depuis dans la métro­pole : élar­gis­se­ment de la taille des trot­toirs, tra­vail sur l’éclairage, créa­tion de loge­ments sociaux et leurs espaces com­muns inté­rieurs et exté­rieurs pen­sés pour les femmes et les familles (inté­gra­tion par exemple de crèches et de cabi­nets médi­caux au sein de ces loge­ments), amé­na­ge­ment des parcs et espaces de loi­sirs. Et der­niè­re­ment, vous poin­te­rez le coup d’avance, ils ont fait iden­ti­fier les lieux de pas­sage des zones pié­tonnes uti­li­sés mas­si­ve­ment par les femmes (accès aux crèches, aux écoles, etc.) afin de les dénei­ger prio­ri­tai­re­ment en hiver.

En Bel­gique, avec quelques coups de retard, les pre­miers pro­jets voient le jour. La ville de Namur, via son pavillon de l’urbanisme urbain, a mené en 2017 une dizaine de marches explo­ra­toires5 en col­la­bo­ra­tion avec l’asbl Garance à des­ti­na­tion de groupes de femmes en non-mixi­té dans des quar­tiers ame­nés à être bien­tôt réamé­na­gés. Ces marches ont été orga­ni­sées en vue de lis­ter des recom­man­da­tions à remettre aux dif­fé­rents acteurs impliqués.

À Char­le­roi, l’Échevinat de la par­ti­ci­pa­tion, a lan­cé fin de l’année 2020 des mai­trises d’usages à des­ti­na­tion des habitant·es pour la réfac­tion d’une quin­zaine de places dans le grand Char­le­roi. Elle s’associe, pour com­plé­ter la démarche, au conseil consul­ta­tif éga­li­té femmes-hommes de la ville afin de s’assurer de la pré­sence des femmes dans le dis­po­si­tif. Des ate­liers d’éducation popu­laire sont menés en amont des ren­dez-vous publics afin d’outiller les groupes pour la prise parole et de per­mettre à des popu­la­tions, dont ce n’est pas for­cé­ment la langue ou des per­sonnes éloi­gnées du sys­tème poli­tique et démo­cra­tique, de par­ti­ci­per aux recom­man­da­tions pour un amé­na­ge­ment inclu­sif en valo­ri­sant leurs expertises.

Et demain ?

Ces ini­tia­tives iso­lées ne doivent pas occul­ter le manque de consi­dé­ra­tion géné­rale pour ces ques­tions d’égalité et la len­teur dans la mise en place d’un vrai plan trans­ver­sal éga­li­té femmes-hommes dans les poli­tiques publiques belges. S’attaquer à la taille des trot­toirs et à un éclai­rage public effi­cace ne doit pas se faire au détri­ment de la lutte contre le sexisme et le har­cè­le­ment dans l’espace public. De même qu’obtenir des espaces com­muns et soli­daires sur les­quels trônent des publi­ci­tés sexistes qui imposent des normes et sexua­lisent encore une fois le corps des femmes ne per­met­tra jamais aux femmes de s’y sen­tir sereine, sûre et légi­time. Au boulot !

  1. Claire Han­cock, « Genre et géo­gra­phie : les apports des géo­gra­phies de langue anglaise » in Espace, popu­la­tions, socié­tés, 2002 – 3. Ques­tions de genre. pp. 257 – 264
  2. « Le droit à la ville » est un concept énon­cé par Hen­ri Lefebvre en 1968 dans son livre du même nom qui défi­nit les villes comme des biens com­muns acces­sibles à tous les habitant·es.
  3. Voir l’article « À Bar­ce­lone, les femmes repensent la ville » de Juliette Caba­ço Roger, 4/12/2020 — 
  4. Dans une ville comme Char­le­roi, moins de 2 % de noms de rue sont dédiés à des femmes contre envi­ron 20 % de noms de rues dédiées aux hommes. Le reste étant des noms communs.
  5. La marche explo­ra­toire est un outil venu du Qué­bec qui a pour objec­tif de redon­ner une place aux femmes dans l’espace public. Il per­met de diag­nos­ti­quer les défaillances de notre envi­ron­ne­ment urbain et de faire par­ti­ci­per acti­ve­ment, sur le ter­rain, des groupes de femmes dont c’est le domi­cile, lieu de tra­vail ou lieu de loisir.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code