Pourquoi avez-vous voulu lancer il y a sept ans un nouveau carnaval dans un pays, la Belgique, qui en comporte déjà beaucoup ?
Taupe : Déjà parce qu’il n’y en avait presque plus à Bruxelles. Et aussi parce que ceux qui existaient étaient des carnavals très policés et très balisés, qui s’adressent pour la plupart aux enfants. Or, on se trompe si on pense que le carnaval est prévu pour les enfants, il s’adresse en effet aux adultes. Le prévoir pour les enfants génère des problèmes d’ordre et de sécurité et implique le blocage des accès avec barrières Nadar pour que les petits ne risquent pas de se faire écraser par des chars. Ce qui empêche une participation aux cortèges, on devient spectateur du carnaval qui se change en spectacle alors que tout l’intérêt du carnaval, selon nous, c’est bien de le faire.
Dans cette idée du pas de spectateur·trices, seulement des carnavalier·ères, il y a l’invitation à ce que tout le monde viennent déguisés, de porter à minima un masque, aussi simple soit-il s’ils ont envie de se joindre au cortège…
Taupe : Ce qui nous intéresse c’est d’avoir des participant·es qui font carnaval, donc qui sont costumé·es. Participer au carnaval sans masques déforce l’ensemble et joue sur l’énergie du cortège. Car être masqué et voir d’autres gens masqués, soutenu par une musique de transe, déploie énormément d’imaginaire. Du coup, s’il y a beaucoup de spectateurs qui ne sont pas masqués et qui se marrent un peu, ça va faire retomber cette énergie. C’est pour ça qu’on insiste d’avoir au moins un masque même « vite fait ». Car dès le départ, on s’est fixé comme règle qu’on n’achèterait aucun matériau. Ça permet, entre autres, de faire que la participation soit plus accessible et ne dépende pas de l’argent. Même si tu n’as que cinq minutes, tu prends un chiffon tu fais des trous dedans et tu peux venir comme ça !
Outre d’écarter le frein financier, qu’est-ce que permet la récup qui tient une place importante dans le Carnaval sauvage ?
Taupe : Le fait de ne pas pouvoir dépenser d’argent, de travailler à partir de récup, ça va éliminer tous les matériaux neufs, et toute l’esthétique industrielle, tous les masques tous faits de Pikachu ou Batman. Si tu veux être en Batman, il faudra te fabriquer toi-même le masque à partir d’un sac à main… Ce qui va donner un Batman tout déglingué qui sera Carnaval sauvage plutôt que d’avoir un Batman en plastique fabriqué en Chine. Ça fait notre force.
Il s’agit de sortir du prêt à déguiser ?
Taupe : Parfois, on voit des sociétés de carnaval acheter du tissu en gros, pour que tous aient le même costume, des satins tout neufs, qui n’ont pas de patine, pas de vie. Et ce truc-là, on est content de l’avoir contourné. Ça donne un vécu, un cachet, du jus à notre défilé.
Comment l’idée de ce carnaval a émergé ?
Taupe : On avait envie de raconter notre propre histoire du carnaval. On avait aussi à fêter la mort et la renaissance de la Compilothèque [Un lieu culturel alternatif bruxellois NDLR] quand elle était au canal. C’était un peu un déclencheur sauf que ça a pris de l’ampleur et, comme on s’est bien amusés, on a continué à le faire. Un certain nombre de choses sont venues en puisant dans les carnavals traditionnels d’un peu partout. Le carnaval c’est un phénomène européen qui est très large et très divers. Beaucoup d’éléments relèvent de pratiques culturelles et de représentations qui racontent des choses sur comment l’Europe voit le monde et voit l’existence. On y prend ce qui nous plait et ce qui a du sens, pour le décaler et le rendre cohérent par rapport à notre mode de vie urbain. Nos questions de départ, c’était : c’est quoi une tradition ? C’est quoi le carnaval ? On considérait que c’était à nous cette tradition et qu’on avait le droit d’en faire ce qu’on en voulait : importer des traditions d’ailleurs ou faire bouger celle de notre coin.
Pourquoi se nommer le carnaval « sauvage » ?
Taupe : Ce qui nous intéressait beaucoup c’était la figure du Sauvage, de l’homme sauvage (représenté aussi parfois par un ours) qui est omniprésente dans bon nombre de mascarades, rurales notamment. Ce que racontent ces narrations traditionnelles, c’est l’intrusion du sauvage issu des bois dans le village que la civilisation va arriver à dominer et à expulser. Ça nous parlait pas mal, sauf qu’on avait plutôt la vision du sauvage et envie de prendre son parti ! Ainsi, on n’avait pas envie de raconter cette victoire de l’ordre sur le désordre, mais plutôt de raconter que le désordre est une force nécessaire à la vie, et une puissance pour soi, pour le groupe et pour le reste de la société sans lequel l’ordre social central serait insupportable.
Un autre Sauvage, celui d’Ath, défraye la chronique. Quel regard vous portez sur certaines figures du folklore belge qui peuvent continuer de véhiculer une histoire coloniale et/ou un discours raciste sous couvert de tradition ?
Taupe : Il y a beaucoup de racisme dans les représentations carnavalesques, c’est quelque chose de récurrent. Ça peut être les Noirs comme à Ath, mais ça peut varier selon les pays : en Pologne ce sont les Juifs, en Roumanie ce sont les Roms, en Grèce ce sont les Turcs, en Espagne, ce sont les Maures etc. On a souvent une représentation de l’étranger, qui n’est pas toujours non plus moqueuse — ça peut par exemple être un personnage important, avec un rôle central dans le déroulé de la fête -, mais il y a tout de même beaucoup de moqueries et beaucoup de clichés racistes qui sont véhiculés ce faisant. Dès le début, on a senti que cette narration-là n’avait strictement aucun sens pour nous. Certes, l’un des enjeux d’un carnaval c’est bien de ressentir quelque chose qui est de l’ordre de l’altérité, de ressentir un trouble intime en portant le masque de quelque chose d’autre que soi. Mais selon nous, on ne peut pas le ressentir à travers des clichés racistes, parce que ce n’est pas notre vie d’urbain dans laquelle on côtoie des gens du monde entier : à quoi ça rimerait de se déguiser en Arabe quand nos voisins et amis sont arabes ? Le truchement de l’animal ou de la nature alors qu’on vit dans un monde complètement minéral, c’est quelque chose qui nous parle plus. C’est pourquoi on encourage beaucoup les costumes liés au naturel (bêtes, végétaux…). Et aussi des déguisements liés aux esprits des morts (spectres, revenants, monstres…). Par exemple, des êtres souterrains peuvent faire analogie avec nos modes de vie « underground ».
On se reconnait plutôt dans ces formes-là qui, de mon point de vue, ont la même racine, les mêmes intentions dans les sociétés européennes (représenter l’altérité, la dimension sauvage de l’humanité), mais qui ont évolué différemment. Elles peuvent prendre à un moment de l’histoire une forme raciste comme celle du sauvage d’Ath.
Faut-il la retirer du répertoire ?
Taupe : Il y a eu un basculement au moment de la colonisation où ce qu’était la figure du sauvage se déplace sur d’autres cultures, d’autres groupes humains qu’on ne connait pas bien ou qu’on considère comme inférieurs (Indiens, Incas, Noirs d’Afrique…) La narration du Sauvage à Ath pourrait se maintenir à mes yeux si on arrivait à déconstruire ce passage au racisme dû la colonisation et à l’esclavage. Les organisateurs n’auraient pas grand-chose à changer dans leurs traditions s’ils revenaient à un personnage sorti des bois. Le personnage actuel a d’ailleurs déjà des attributs qui l’évoquent comme les plumes de faisan, pas tellement un oiseau africain (mais un oiseau chassé, donc lié au monde sauvage). Si on voyait que c’est un blanc, qui serait sale parce qu’il vit en forêt, couvert de feuilles ou de poils, ça pourrait déjà être un Sauvage, le tout sans insulter les Noirs.
On fait valoir l’idée que la tradition ne devrait jamais changer. C’est faux, c’est une pratique culturelle qui est en évolution permanente. S’il n’y a plus de mouvement, ça devient une pratique folklorique qu’il faudrait juste reproduire conformément à ce qui se faisait avant. Mais depuis quand avant ? Le discours type « cela fait des millénaires qu’on fait le carnaval comme ça » est hallucinant. Évidemment que ce n’est pas la même ducasse que l’on faisait il y a 1000 ans ni même 150 ans ! Pourquoi cette ducasse pourrait changer à un moment pour développer un cliché raciste et pourquoi elle ne pourrait plus changer par la suite en cessant de véhiculer ce cliché raciste ?
Chaque année, vous réalisez le procès puis exécutez les zombies du Promoteur immobilier et de sa fidèle compagne la Bureaucratie, enterrés lors de la bataille de Marolles en 1969. Pourquoi rejouer cet évènement-là ?
Ours : Parce que les parties constituantes des collectifs ont pour la plupart habité ou participé à des projets culturels en bail précaire (La RTT, La Compilothèque…) mis à la porte par la spéculation immobilière. Et comme d’une part les récups au marché aux puces des Marolles ont servi dès le départ de ressource principale pour réaliser des costumes, et que d’autre part, le point de départ chaque année du carnaval, c’est la place du Jeu de Balle, ce constat s’est rapidement greffé avec la mémoire de luttes passées menées aux Marolles. Des luttes, dont la Bataille des Marolles1 qui restent toujours d’actualité aujourd’hui vu l’augmentation des loyers, la gentrification et les projets immobiliers délirants ici ou là. Il s’agit donc de construire une mémoire commune, de réveiller les consciences et les énergies, et de fédérer une communauté autour de ces préoccupations-là en faisant l’expérience de notre force collective
Quelles autres dimensions politiques vous voyez dans le Carnaval sauvage ?
Taupe : En plus de mettre sur la table la question de la gentrification et des espaces alternatifs, je pense qu’il y a le fait de prendre en main nous-mêmes l’organisation de la fête, de ne pas la laisser à l’administration. Et puis de ne rien lui demander. Ni subsides, ni autorisation. L’idée que c’est à nous de nous en occuper et de le faire sans eux parce qu’on les estime incompétents en matière de carnaval. Ça nous a tout de suite paru un contresens de demander l’autorisation au pouvoir d’organiser une fête qui prône la joie et le désordre à ceux qui ne pensent qu’en termes de sécurité, de barrières, de balises. Ils plaquent de l’ordre sur quelque chose qui n’en a pas besoin parce qu’en fait, il y a une autogestion du cortège. Les gens sont bienveillants entre eux et si quelqu’un se blesse, on va l’accompagner à l’hôpital le plus proche. Le feu c’est la même chose. Les gens savent que le feu ça brûle ! Ils n’ont pas besoin d’un papa-flic à côté qui te dit de ne pas t’approcher ou sauter au-dessus du feu. Et puis s’il se brûle, on l’amènera se faire soigner. On n’a pas à infantiliser les gens qui participent au carnaval, on est adultes. En fait, ce n’est pas que les pouvoirs publics ne le comprennent pas, c’est qu’ils ne peuvent pas le faire parce qu’ils ont des problèmes d’assurance et de responsabilité. Je pense que ça arrange tout le monde qu’on ne demande pas d’autorisation. Eux, ils ne sentent pas impliqués, ils n’ont pas besoin de mobiliser qui que ce soit et ils savent très bien que s’il y a une blessure, on ne va pas leur faire de procès.
C’est aussi pour ça qu’on n’a pas de char motorisé. On ne veut pas avoir ce problème de circulation sur la voie publique. Tous nos chars se déplacent à la main ce qui évite d’avoir cette question de la sécurité et autorisent aussi de se faufiler un peu plus facilement dans différents coins de Bruxelles.
Ours : D’ailleurs, au sujet du trajet, on essaye de passer à des endroits où les défilés officiels ne passent pas souvent, d’aller visiter les quartiers délaissés pour aller les chatouiller, de passer dans les tours, de passer dans les quartiers populaires et d’offrir un petit coup de tambour dans leurs rues pour créer de l’effervescence chez eux.
Et dans l’organisation elle-même, comment vous fonctionnez ?
Taupe : On essaye de ne pas avoir un fonctionnement trop hiérarchique. On a un « noyau mou » qui est le groupe logistique qui intègre qui veut entrer. Il y a des groupes costume, musique, procès, char, feu. Pour nous, c’est important de ne pas reproduire des structures autoritaires, les décisions sont débattues et prises ensemble. Les gens peuvent s’intégrer dans ce cadre, mais n’y sont pas obligés pour participer au carnaval. Par exemple, les gens ne sont pas obligés de passer par l’atelier costume, ils peuvent le faire chez eux.
Ours : Et le Carnaval sauvage reste ouvert. D’autres groupes peuvent s’en emparer, nous rejoindre et participer à l’organisation et au défilé. On ne contrôle pas grand-chose en réalité à part le début et le chemin.
Le carnaval est, dit-on souvent, un espace de défoulement et de critique social qui peut même servir de soupape de sécurité au pouvoir en place.
Taupe : L’idée de la soupape est une critique marxiste un peu éculée selon laquelle comme un carnaval défoule une population frustrée, cela l’empêcherait de se révolter pour de vrai. Or, je pense que c’est plutôt l’inverse, le carnaval peut jouer comme musculation de la révolte. Ou une poétique de la révolte : c’est poser dans le monde une représentation de la rébellion.
Après, je ne pense pas que de le faire ou de ne pas le faire change quelque chose au fait que les gens se révoltent ou non. C’est une forme culturelle. On ne peut pas attendre d’elle des choses qu’elle n’est pas capable de faire. Par contre, on peut l’interroger sur son impact politique dans ce qu’elle dit. Et nous, on essaye de le travailler et de ne pas le perdre de vue. On a le moment du procès du promoteur immobilier et de la bureaucratie, le choix du parcours, certains masques représentent le pouvoir qui sont moqués : le Policier, le Soldat, le Roi, des ecclésiastiques, le Juge, l’Avocat… Mais la dimension politique réside à mes yeux essentiellement dans le fait de le faire, d’aller tous ensemble masqués dans la rue à un moment où ça devient de plus en plus compliqué de le faire, où l’anonymat et le fait de rogner son identité ne semble plus tolérable par le pouvoir.
Et puis, on n’est pas en train de faire une émeute non plus ! Notre premier objectif reste de faire une fête et qu’elle se termine. Et on est en Belgique, pas en France où c’est plus tendu et où les carnavals sauvages se retrouvent en confrontation avec la police assez vite comme c’est arrivé parfois à Marseille ou à Montpellier. Ce dernier est un des carnavals les plus radical puisqu’il n’y a pas d’organisation, seulement un point de rendez-vous donné tous les ans le jour de Mardi-Gras à la même heure. Là, ça vire régulièrement en affrontement avec la police.
Ours : À Bruxelles, la communication avec la police s’est toujours bien passée. Ils demandent une carte d’identité, ils voient qu’on se gère. Ils ont une certaine habitude et savent bien que ça ne va pas virer à l’émeute.
Taupe : Et puis comme c’est un fait culturel important en Belgique, ça fait que ça existe aussi pour la police. Un gradé était venu nous encadrer et on a discuté du carnaval qu’il faisait plus jeune à Alost. Ils savent dans quoi ils sont. Ça ne leur parait pas totalement saugrenu comme ça pourrait l’être pour un policier à Paris où on n’a plus fait l’expérience du carnaval depuis les années 50.
- Menacé par un projet immobilier destructeur d’extension du Palais de Justice en 1969, les Marollien·nes ont déclaré la guerre – qu’ils gagneront – aux promoteurs et à la bruxellisation pour sauver leur quartier. Pour fêter leur victoire, la population organise alors l’enterrement symbolique du Promoteur immobilier et de la Bureaucratie. NDLR
Cinéma et carnaval
Du 09/01 au 23/02 Le carnaval sauvage et le cinéma Nova s'associent pour proposer de nombreux films et rencontres autour du carnaval dans uje programmation intitulée "Carnaval Totaal". Tous les détails sur www.nova-cinema.org/