Entretien avec Giuseppina Desimone

« Le gouvernement doit nationaliser le secteur énergétique »

Illu : Oriane Marie

L’inflation n’est pas qu’un mau­vais moment à pas­ser contre lequel on ne pour­rait rien. La manière dont ces fluc­tua­tions éco­no­miques jouent sur nos vies est aus­si fonc­tion des poli­tiques déci­dées par les pou­voirs publics et de la manière dont on orga­nise l’économie. Et, depuis la guerre en Ukraine, sin­gu­liè­re­ment de la manière dont on orga­nise le sec­teur éner­gé­tique. Giu­sep­pi­na Desi­mone, éco­no­miste au ser­vice d’étude de la FGTB Fédé­rale a répon­du à nos ques­tions pour indi­quer com­ment le syn­di­cat se posi­tion­nait face à l’inflation. Et aus­si pour déga­ger des pro­po­si­tions qui, au-delà des mesures d’urgence, peuvent don­ner lieu à des poli­tiques sociales et éner­gé­tiques per­met­tant de retrou­ver une assise et des leviers publics.

Comment la FGTB explique et analyse le retour fracassant de l’inflation au premier plan depuis 2021 ?

Les don­nées montrent que depuis l’été 2021, donc dès la fin des confi­ne­ments stricts liés à la crise du coro­na­vi­rus, le niveau des prix a for­te­ment aug­men­té. Les rai­sons de la hausse des prix, en géné­ral, et de l’énergie, en par­ti­cu­lier, sont mul­tiples. La réou­ver­ture des éta­blis­se­ments après le confi­ne­ment a pro­vo­qué une ruée sur les pro­duits et ser­vices. La hausse de la demande, com­bi­née à des pro­blèmes d’approvisionnement dans les usines a entraî­né une aug­men­ta­tion des prix. Et puis la Rus­sie a enva­hi l’Ukraine, fai­sant mon­ter en flèche les prix du gaz et de l’électricité. À cela s’ajoute une rai­son que l’on oublie sou­vent : selon la Banque cen­trale euro­péenne (BCE), de nom­breuses entre­prises ont pro­fi­té de la fin de la pan­dé­mie pour aug­men­ter leurs prix de manière exces­sive. Ce qui a ali­men­té l’inflation. Ce phé­no­mène a été par­ti­cu­liè­re­ment obser­vé en Bel­gique où les entre­prises belges ont en géné­ral conser­vé des marges béné­fi­ciaires impor­tantes, et en tout cas supé­rieures à celle de nos pays voisins.

Mais la hausse des prix reste toute de même essen­tiel­le­ment due à l’augmentation des prix de l’énergie. Celle-ci étant cau­sée prin­ci­pa­le­ment par la réduc­tion de l’approvisionnement en gaz russe suite à la guerre en Ukraine. En outre, une spé­cu­la­tion mas­sive s’est opé­rée sur les mar­chés finan­ciers et sur les mar­chés des bourses de pro­duits ali­men­taires. Depuis quelques mois, l’inflation éner­gé­tique s’infiltre dans les coûts de pro­duc­tion des autres biens et ser­vices. L’énergie reste le prin­ci­pal moteur de l’inflation, mais les pro­duits ali­men­taires (entre autre la pénu­rie de cer­tains ali­ments) y contri­buent aussi.

À qui l’inflation coute-t-elle le plus cher ? De quelle manière l’inflation renforce les inégalités ? Quels dégâts a‑t-elle déjà fait et risque de faire encore ?

Tous les ménages subissent l’inflation, puisqu’il s’agit d’une hausse des prix que tous les consom­ma­teurs payent. Néan­moins, étant don­né le fait que l’inflation que nous connais­sons est prin­ci­pa­le­ment liée à la hausse des prix de l’énergie, nous consta­tons que l’augmentation des prix a un effet rela­ti­ve­ment plus impor­tant sur le bud­get des ménages aux plus bas revenus.

En effet, com­pa­ra­ti­ve­ment aux per­sonnes avec des reve­nus éle­vés, les ménages aux plus bas reve­nus consacrent une plus grande par­tie de leur bud­get aux dépenses éner­gé­tiques. Ceci s’explique, d’une part par la qua­li­té des loge­ments (les habi­ta­tions mal iso­lées consomment plus d’énergie que des habi­ta­tions bien iso­lées), et d’autre part, par la qua­li­té et/ou vétus­té des élec­tro­mé­na­gers, la com­po­si­tion du ménage, les habi­tudes de consom­ma­tion etc. Lorsque plus de 10% du bud­get est consa­cré à l’énergie, on parle de « pré­ca­ri­té éner­gé­tique ». Ensemble, les 25% des reve­nus les plus faibles consacrent plus de 10% de leur bud­get à l’énergie. L’inflation actuelle a donc un impact désas­treux sur leur reve­nu disponible.

Les per­sonnes aux reve­nus les plus faibles sont sou­vent des loca­taires. Les mai­sons louées sont moins bien iso­lées et entraînent donc des coûts plus éle­vés. Par ailleurs, on observe que la pré­ca­ri­té éner­gé­tique est rela­ti­ve­ment plus fré­quente chez les per­sonnes seules. Par­mi les ménages en situa­tion de pré­ca­ri­té éner­gé­tique, plus de 60% sont des familles mono­pa­ren­tales, alors qu’elles ne repré­sentent que 35% du total des ménages. Les familles mono­pa­ren­tales se com­posent en grande majo­ri­té de femmes seules avec enfants, tou­te­fois cette réa­li­té n’épargne pas les hommes (dans le cas de gardes d’enfants alternées).

En outre, le pour­cen­tage de la popu­la­tion âgée de 16 à 74 ans qui déclarent éprou­ver des dif­fi­cul­tés ou des dif­fi­cul­tés majeures à joindre les deux bouts est pas­sé de 11,7% au troi­sième tri­mestre 2021 à 16,1% au deuxième tri­mestre 2022. Si l’on exa­mine cette situa­tion par caté­go­rie de reve­nus, ce sont sur­tout les per­sonnes aux reve­nus les plus faibles qui éprouvent les plus grandes difficultés.

La Belgique a connu d’autres périodes d’inflation importantes par le passé. Quelle position avait pris la FGTB à l’époque ?

Dans les années 1970, l’inflation s’est accé­lé­rée pro­gres­si­ve­ment pour aller de 5,6 % en décembre 1971 à 15,7 % en décembre 1974. Ensuite, durant les années 1980, l’inflation a de nou­veau grim­pé pour atteindre 9,8 % en juin 1982. Ces deux pics d’inflation des années 70 et 80 sont impu­tables à l’explosion des prix des pro­duits pétro­liers de ces années-là. A cette époque, la FGTB s’est pro­non­cée contre la liber­té com­plète de fixer les prix, sans régu­la­tion. Les mesures pré­co­ni­sées étaient les contrôles des prix, la réper­cus­sion des fluc­tua­tions moné­taires (à l’époque les dif­fé­rences moné­taires entre les pays avaient un impact dans les impor­ta­tions et expor­ta­tions), le main­tien des marges en valeur abso­lue et des mesures spé­ci­fiques pour cer­tains biens tels les élec­tro-ména­gers. En 1975, la FGTB a aus­si pro­po­sé de blo­quer les marges de dis­tri­bu­tion de cer­tains biens (tex­tiles, meubles et chaus­sures) afin de faire bais­ser les prix au consom­ma­teur. Ces pro­po­si­tions n’ont pas été appliquées.

Actuel­le­ment, le pic d’inflation de 12,3 % obser­vé en octobre 2022 dépasse donc celui des années 1980. Cela nous amène à consta­ter que l’évolution de l’inflation de notre pays est for­te­ment influen­cée par le contexte inter­na­tio­nal, les prix du pétrole dans les années 1970 et les prix du gaz aujourd’hui.

Dans bon nombre de discours politiques et médiatiques, on nous présente l’inflation comme un phénomène économique inéluctable sur lequel on n’aurait aucune prise. Est-ce qu’on est condamné à subir ?

Nous ne sommes pas condam­nés à subir puisque les gou­ver­ne­ments peuvent avoir un impact sur l’évolution de l’inflation, notam­ment en impo­sant un meilleur contrôle des prix sur cer­tains biens et/ou ser­vices. Par exemple, en Bel­gique, les prix des médi­ca­ments sont régle­men­tés. Il y a quelques décen­nies, le prix du pain était aus­si réglementé.

Plus récem­ment la prise en compte des dif­fé­rentes « primes » éner­gie a eu un impact à la baisse sur l’évolution de l’inflation en Bel­gique. Autre exemple, en France, grâce au bou­clier tari­faire, le gou­ver­ne­ment a limi­té la hausse des tarifs régle­men­tés de vente de l’électricité à 4 % de février 2022 à jan­vier 2023. Et depuis le 1er février 2023, la hausse des tarifs est limi­tée à 15 %.

Les prix des ser­vices publics sont éga­le­ment repris dans l’indice des prix à la consom­ma­tion (IPC) et dès lors dans l’inflation. Toute hausse ou baisse des prix de ces ser­vices de la part des auto­ri­tés a une influence sur l’inflation. Enfin, la hau­teur de la TVA et autres taxes ou rede­vances a éga­le­ment un impact sur l’évolution de l’inflation.

Est-ce que les décisions prise par le gouvernement pour limiter les effets de la vie chère sont suffisantes pour rendre la situation supportable au plus grand nombre ?

Depuis 2021, le gou­ver­ne­ment a pris des mesures pour allé­ger la fac­ture d’énergie pour les ménages via une série de primes, la baisse de la TVA de l’énergie à 6% et une exten­sion tem­po­raire du tarif social (un tarif éner­gé­tique réduit pour cer­taines caté­go­ries de per­sonnes). Ces mesures à court terme ont été bien­ve­nues pour un grand nombre de ménages et ont per­mis d’amortir la hausse des prix. Néan­moins, pour cer­tains ménages ces mesures ont été insuf­fi­santes et cer­tains ont plon­gé dans la pré­ca­ri­té à cause de ces coûts sup­plé­men­taires et sur­tout impré­vi­sibles. En outre, cer­tains ménages qui étaient ou sont éli­gibles au tarif social éten­du n’y ont pas fait appel en rai­son du fait que son octroi n’est pas auto­ma­tique pour tous et par manque des connais­sances de la pos­si­bi­li­té d’en bénéficier.

Que prône dès lors la FGTB en la matière ? Quelles politiques sociales ambitieuses mener face à l’inflation ?

Pre­miè­re­ment, la FGTB veut récu­pé­rer une réelle liber­té de négo­cia­tion des salaires. Cela passe par la réforme de la loi de 1996 qui défi­nit la norme sala­riale de manière contrai­gnante et sans tenir compte des réa­li­tés des dif­fé­rents sec­teurs de notre éco­no­mie. La FGTB lutte avec achar­ne­ment contre cette loi qui main­tient les salaires dans un car­can qui ne laisse aucune liber­té de négo­cia­tion aux inter­lo­cu­teurs sociaux.

En dehors de ce com­bat, nous essayons d’obtenir des avan­cées concrètes pour les salaires les plus bas. En 2021, par exemple, nous avons conclu un accord pour aug­men­ter les salaires minimums.

Concer­nant les prix de l’énergie, nous deman­dons depuis le début de la crise la péren­ni­sa­tion du tarif social éten­du, son auto­ma­ti­ci­té à tous les béné­fi­ciaires, et son élar­gis­se­ment à d’autres caté­go­ries sociales (petites pen­sions, familles mono­pa­ren­tales, etc.). Nous deman­dons éga­le­ment la baisse défi­ni­tive de la TVA sur l’électricité et le gaz à 6%. Mais aus­si l’interdiction des cou­pures d’énergie, la pos­si­bi­li­té de report de paie­ment des fac­tures et un gel tem­po­raire des prix de l’énergie pour tous les ménages.

La FGTB reven­dique éga­le­ment une taxa­tion des sur­pro­fits, un pla­fon­ne­ment les prix de l’énergie qui soit « effec­tif » (c’est-à-dire ne pas défi­nir les pla­fonds trop hauts comme actuel­le­ment). Nous reven­di­quons aus­si un contrôle plus accru de l’État. En effet, la concur­rence entre opé­ra­teurs pri­vés était cen­sée pro­fi­ter aux ménages grâce à « des ser­vices de qua­li­té et des prix com­pé­ti­tifs », nous disait-on en 2007. Or, aujourd’­hui, nous subis­sons le résul­tat de la libé­ra­li­sa­tion : un ser­vice médiocre et des fac­tures d’éner­gie qui ne cessent de grim­per. Le gou­ver­ne­ment doit reprendre le contrôle de ce sec­teur stra­té­gique et natio­na­li­ser le sec­teur énergétique.

Comment envisagez-vous cette re-nationalisation du secteur énergétique ?

Un sec­teur éner­gé­tique public natio­nal pour­rait garan­tir l’accès à des ser­vices de base payables. Un plan natio­nal devrait donc être éla­bo­ré, avec des objec­tifs annuels pour la pro­duc­tion d’éner­gie solaire et éolienne, afin d’a­mé­lio­rer la sécu­ri­té d’ap­pro­vi­sion­ne­ment ain­si qu’un plan d’équipement géré pari­tai­re­ment. Il fau­drait que les élé­ments sui­vants soient dans les mains publiques : les parcs éoliens en mer, le sto­ckage à grande échelle comme les parcs de bat­te­ries et les cen­trales à hydro­gène, éven­tuel­le­ment la pro­duc­tion des deux cen­trales nucléaires qui res­te­ront ouvertes, d’é­ven­tuelles nou­velles cen­trales à gaz, des parcs solaires à grande échelle. Mais aus­si le trans­port de l’énergie avec la natio­na­li­sa­tion d’E­lia. Il nous semble éga­le­ment néces­saire d’avoir un four­nis­seur d’éner­gie public unique.

Nous deman­dons éga­le­ment des inves­tis­se­ments pour réduire la consom­ma­tion d’énergie des ménages (réno­va­tion éner­gé­tique, iso­la­tion, chauf­fage, ven­ti­la­tion) en par­ti­cu­lier dans les loge­ments sociaux et pour les citoyens les plus pré­ca­ri­sés qui n’ont pas accès aux loge­ments sociaux. Ces inves­tis­se­ments doivent être pla­ni­fiés et mis en œuvre com­mune par com­mune, quar­tier par quar­tier, en don­nant la prio­ri­té aux quar­tiers les plus pauvres et/ou les moins effi­caces sur le plan énergétique.

L’indexation est un mécanisme important qui permet de rattraper en partie les augmentations des prix. Faut-il demander un calcul de l’indexation plus proche des réalités des augmentations ?

La FGTB exige le main­tien du sys­tème de l’indexation auto­ma­tique des salaires et des allo­ca­tions sociales. Ce sys­tème a démon­tré son effi­ca­ci­té à plu­sieurs reprises comme amor­tis­seur social et comme levier pour main­te­nir notre éco­no­mie à flot. Elle reste la prin­ci­pale pro­tec­tion contre la perte de pou­voir d’achat et le main­tien de la confiance des ménages, élé­ment essen­tiel pour la bonne marche de notre économie.

Mais l’indexation auto­ma­tique n’offre pas une pro­tec­tion abso­lue. Pre­miè­re­ment parce que l’indexation n’est pas cal­cu­lée sur l’ensemble du panier des biens et ser­vices mais bien sur ce que l’on appelle l’indice-santé. Cet indice a été créé en 1994 et ne contient pas les car­bu­rant ni le tabac et l’alcool. Dès lors, les indexa­tions ne tiennent pas compte de la hausse des prix de ces biens. De plus, cet indice est « lis­sé » sur 4 mois (on fait la moyenne sur les 4 der­niers mois).

Le meilleur sys­tème d’indexation est celui au plus proche de l’évolution de l’inflation. Or, si cer­tains sec­teurs connaissent des sys­tèmes d’indexation men­suels, ce n’est pas le cas de la grande majo­ri­té d’entre eux. Pour de nom­breux travailleurs·euses, l’indexation auto­ma­tique n’intervient qu’une fois par an, de sorte qu’ils perdent du pou­voir d’achat tout au long de l’année. Par ailleurs, n’oublions pas qu’il existe éga­le­ment une pro­por­tion impor­tante de tra­vailleurs qui ne béné­fi­cient pas de l’indexation auto­ma­tique. Cela concerne envi­ron 52 000 tra­vailleurs tan­dis que dans d’autres com­mis­sions pari­taires, repré­sen­tant envi­ron 255 000 tra­vailleurs, ce ne sont pas tous les salaires mais seule­ment les mini­ma sec­to­riels qui sont indexés.

Est-ce que la période actuelle qui voit les mécanismes de marché faillir complétement pourrait donner un nouveau rôle à l’Etat, celui d’organisateur et planificateur, notamment dans le secteur énergétique, plutôt que celui de roue de secours du profit ?

L’actualité nous amène en effet à conclure que le sec­teur pri­vé, ani­mé par les logiques de mar­ché et de pro­fit à court terme, est inca­pable de répondre aux enjeux sociaux, envi­ron­ne­men­taux et éco­no­miques qui se nouent autour de la ques­tion de l’énergie. Même pour la plu­part des inves­tis­se­ments dans le renou­ve­lable, leur réa­li­sa­tion n’a pu être effec­tuée qu’avec l’appui direct ou indi­rect des auto­ri­tés publiques. Les prix de l’énergie et la sécu­ri­té d’approvisionnement semblent com­pro­mis tan­dis que le dérè­gle­ment cli­ma­tique com­mence à pro­duire ses effets catas­tro­phiques un peu par­tout, en tou­chant davan­tage les plus pré­ca­ri­sés. Ce qui démontre l’importance d’avoir la mai­trise de son appro­vi­sion­ne­ment en éner­gie pour un pays. Il est donc impor­tant de reva­lo­ri­ser le ser­vice public dans les domaines stra­té­giques, notam­ment, via la rena­tio­na­li­sa­tion du sec­teur de l’énergie que nous évo­quions. D’autant que l’objectif à long terme de dé-car­bo­ni­sa­tion pla­ni­fiée de toute l’économie est un pro­jet impos­sible à mettre sur pied dans le cadre d’un sec­teur de l’énergie libé­ra­li­sé. Dans ce contexte, il convient de mener une réflexion sur un plan d’investissements pour une indé­pen­dance éner­gé­tique euro­péenne maximale.

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