Au chapitre des injonctions contradictoires, le binôme recyclage-innovation a le vent en poupe. Faire du neuf avec du vieux, mais surtout surtout, faire du neuf. Même ce qu’on faisait déjà très bien avant, le vieux doit prendre les atours de l’innovation pour trouver droit de cité. Pour preuve (une parmi un million) : « L’ambition est d’innover, par exemple : que les musiciens créent en bibliothèque, que les graffeurs taguent les cours de récréation, que les danseurs investissent les locaux de scouts, que les plasticiens interrogent la question du genre ou encore que les auteurs écrivent au musée. » Je cite ici un extrait d’un appel à projets paru en 2023 à destination des milieux culturels. Je ne le nommerai pas mais certain·es le reconnaitront peut-être.
Je ne comprends pas qu’on continue en 2023 à procéder comme ça. D’abord, je ne vois pas ce qu’il y a d’innovant dans les exemples donnés. Et surtout, pourquoi faudrait-il à tout prix innover dans le champ de l’action culturelle ? Que nous est-il encore possible d’inventer et surtout pourquoi faire ? Si la création artistique a vocation à inventer des formes ce n’est pas nécessairement dans les modes d’inscription dans des territoires, selon des modalités formatées et formatantes que cette transformation va naitre.
Décentrons-nous, partons en voyage, dans le temps et dans l’espace. En 2004, le musicien Gilberto Gil est ministre de la Culture du gouvernement de Lula au Brésil et lance le programme Pontos de cultura, les points de culture, théorisé par l’auteur Celio Turino à partir de la métaphore des points d’acupuncture. Il existe alors dans le pays une multitude de personnes, de groupes, de communautés qui ont des pratiques culturelles, parfois des modes d’existence, formant le réseau vital de la société. Le programme du gouvernement consiste à « masser » ces points sensibles/de sensibilité par des financements visant à faciliter et, au besoin, faire grandir l’existant, à connecter les approches, à soutenir ce qui vivait parfois péniblement et dans une forme d’invisibilité.
La vision que porte cette politique publique m’a marquée car c’est l’antithèse de notre logique désormais si commune : celle de l’appel à projets émanant des institutions régionales ou européennes. « Assumer la réalité dans laquelle on vit est la condition préalable pour essayer de la modifier en sachant à quoi s’en tenir et pour éventuellement la rendre un minimum vivable. » écrit Javier López Alós dans sa Critique de la raison précaire — Comment la précarité impacte les savoirs (MKF édition, 2023). Dont acte : Active depuis plus de 15 ans dans le milieu socioculturel, j’ai toujours cru que j’étais plus maline, que je pourrais piéger le système. Répondre aux appels, placer les bons mots, mettre en forme ma pensée pour qu’elle rentre dans les cases attendues tout en gardant ma capacité à faire les choses comme je l’entends, comme il me semble juste et pertinent, selon les contextes. Sauf qu’à force de vendre du rêve, de dire que je vais changer le monde à grand coup d’art participatif, de mise en réseaux forcés, de développement de la conscience citoyenne par l’art et la culture, en diversifiant les publics, en intéressant celleux qui ne le sont pas – parce que c’est ce qu’on attend de moi – et que nous avons besoin de mettre du beurre gouvernemental dans les épinards. À force de devoir en faire des tonnes à l’aide des mots, j’ai fini par installer cette petite voix au fond de moi qui se sent toujours en défaut, qui voit toujours ce qui pourrait être mieux ou autrement, sans vraiment comprendre ce pourquoi il devrait effectivement en être autrement, en perdant de vue ce qui réellement compte, sans mesurer vraiment comment les moyens dont on (ne) dispose (pas) limitent nos actions, restreignent nos temps.
Chercher sans cesse à renouveler les arguments qui devraient justifier nos existences alimente nos sentiments d’imposture, nourrit nos épuisements et l’esprit de compétition au cœur d’un système de récompense qui précarise l’ensemble de nos terrains d’expérimentation. Face à la disproportion des attentes placées dans le temps disponible, un temps balisé par des échéances de courts termes, l’auteur de la Critique de la raison précaire demande « Pourquoi continuons-nous ? » et nous finirons en le laissant répondre « Face à l’exigence néolibérale du mouvement constant, le renoncement authentique présente un aspect dysfonctionnel, en raison de son caractère apparemment passif et de l’abandon d’un désir. Mais la vérité est qu’aujourd’hui, il vaut la peine de revendiquer le renoncement comme le droit de dire “non” ou “c’est fini”. »