Pour une politisation du faire solidaire

Par Valentine Bonomo

  Une réunion de la voix des sans papiers à Forest en 2018. Stil du film "La maison" (2019)

Au cha­pitre des bonnes inten­tions, il y a la soli­da­ri­té avec les sans-papiers. Slo­gan de manif et désir poli­tique. SO-SO-SO… Soli­da­ri­té ! L’envie de don­ner à voir, à entendre la dou­leur et la misère de tra­jec­toires migra­toires, de ren­con­trer des per­sonnes depuis leur radi­cale alté­ri­té mais qui sont quand même un peu comme nous, parce qu’humain·e, nous le sommes toustes. Cela nous touche, nous importe mais que faire concrè­te­ment pour trans­for­mer la rhé­to­rique « du cœur » en plai­doyer agis­sant. Consta­tant ce que mani­festent quo­ti­dien­ne­ment les poli­tiques d’État hos­tile aux migra­tions (pas toutes, les migra­tions venant du Sud glo­bal), poli­tiques dont nous, citoyen·nes (autre­ment dit ayant accès à la Cité, votant·es, contri­buables), sommes en théo­rie res­pon­sables, face aux­quelles nous, citoyen·nes, nous sen­tons le plus sou­vent impuissant·es, consta­tant ces dyna­miques excluantes et mor­ti­fères, nous vou­drions faire contre­poids, nous vou­drions nous sen­tir mieux, nous vou­drions trans­mettre de la cha­leur, de l’hospitalité, du réconfort.

Ain­si (re)naissent des asso­cia­tions, des pro­jets cultu­rels, artis­tiques ; ain­si les lieux plus ou moins ins­ti­tu­tion­nels encou­ragent la par­ti­ci­pa­tion de per­sonnes exi­lées à des ini­tia­tives diverses, pour les « inté­grer », les « éman­ci­per » de la souf­france du par­cours migra­toire, pour les faire par­ler, pour visi­bi­li­ser les drames exis­ten­tiels qui touchent d’autres que nous, pour tou­cher des sub­sides, ceux de l’égalité des chances, de la lutte contre les pré­ju­gés et les dis­cri­mi­na­tions, de la pro­mo­tion de l’interculturalité, de l’éducation per­ma­nente, ceux d’un monde d’après, ceux d’un monde qui serait meilleur.

Ain­si, des meilleures inten­tions naissent des pro­jets ban­cals d’instrumentalisations des corps, des récits, des vies des per­sonnes dites sans-papiers et exi­lées. Des regards pater­na­listes, figés-figeant, raci(ali)stes, essen­tia­li­sant et homo­gé­néi­sant. Ain­si naissent des œuvres artis­tiques qui enferment les corps dans des visions réduites et déshu­ma­ni­santes alors qu’elles tentent de « rame­ner » l’humain en vitrine. Dis­so­ciant cel­leux qui regardent, et cel­leux qui sont regar­dés, et les rôles ne sont pas inter­chan­geables.. Et par­mi cel­leux qui regardent, beau­coup res­tent convaincu·es des bonnes inten­tions qui guident leur conduite, la morale huma­niste comme rétro­vi­seur, oubliant l’existence per­ma­nente d’angles morts qui sont d’ordre esthé­tiques autant que struc­tu­rels. La notion d’équité (impli­quant co-construc­tion des pro­jets, défraie­ment, sécu­ri­té des per­sonnes qui risquent des arres­ta­tions) est sou­vent oubliée sur le bord de la route pour les per­sonnes sans-papiers (et non-blanches plus géné­ra­le­ment) qui ser­vi­ront la cause mais aus­si au bon fonc­tion­ne­ment du « projet ».

Ain­si est né Exil.s & Création.s, une ren­contre de per­sonnes (prin­ci­pa­le­ment des artistes, sans-papiers ou pas, exi­lées ou non) autour d’une série d’enjeux pré­cis et une inten­tion claire : visi­bi­li­ser ces angles morts du champ artis­tique et (socio)culturel lorsque celui-ci s’intéresse, se mêle, voire s’empare des ques­tions d’exil et des par­cours migra­toires. Exil.s & Création.s est un espace de réflexion qui a vu le jour à Bruxelles en 2021, une pla­te­forme en deve­nir pour la dif­fu­sion de pra­tiques éthiques, déon­to­lo­giques, créa­tives afin que les « bonnes inten­tions » deviennent des bonnes pra­tiques, qu’elles ne se diluent pas au moment du faire, au détri­ment des per­sonnes les plus concer­nées et vul­né­ra­bi­li­sées, à savoir les exilé·es et par­ti­cu­liè­re­ment les per­sonnes dites sans-papiers.

Ain­si se construit petit à petit une charte pro­to­co­laire qui rap­pelle que la soli­da­ri­té ne va pas sans poli­tique ni sans éthique, que celle-ci implique de mettre en place, avant tout pour soi-même et dans cha­cun de ses pro­jets, des prin­cipes déon­to­lo­giques. Se deman­der com­ment les per­sonnes sans-papiers doivent être contac­tées : Avec quels mots ? Quelles pro­po­si­tions ? Celles-ci sont-elles suf­fi­sam­ment ouvertes, flexibles ? À qui reviennent les béné­fices ? Qui touche de l’argent ? La tem­po­ra­li­té est-elle com­pa­tible avec la prise en compte des tem­po­ra­li­tés pos­si­ble­ment autres, dans les­quelles les impé­ra­tifs de sur­vie et de défense de droits conti­nuel­le­ment niés induisent des hié­rar­chies dans les prio­ri­tés, de la soli­di­té et de la dura­bi­li­té dans les sou­tiens appor­tés ? Quelles prises de risque est-on prêt·e à assu­mer et sur­tout, qui sont les per­sonnes qui sont mises en dan­ger, alors que tout se fait sur le fil de la léga­li­té, de l’interprétation des lois et la néga­tion des droits ? Et si la prise de risque bas­cu­lait plu­tôt du côté de cel­leux qui sont le moins exposé·es – en ima­gi­nant par exemple des moyens de rému­né­ra­tion pour des per­sonnes qui tra­vaillent sans avoir le droit de tra­vailler (à quand une agence type SMart pour per­sonne en situa­tion irré­gu­lière ?) – deve­nant non plus des allié·es de cir­cons­tance mais des com­plices de ce qui n’aurait jamais dû être un crime.

Se poser toutes ces ques­tions, d’accord. Obli­ga­toi­re­ment. Et pour ensuite dire quoi ? Quels récits construire ? De quoi ces per­sonnes veulent-elles par­ler ? Com­ment veulent-elles en par­ler ? Et si les per­sonnes sans- papiers pou­vaient choi­sir d’élaborer leur propre nar­ra­tion et sor­tir du rail migra­toire pour s’inventer, inven­ter un pré­sent moins figé, une spé­cu­la­tion vertueuse ?

Com­ment les pra­tiques artis­tiques, les écoles d’art, les ate­liers en édu­ca­tion per­ma­nente peuvent-elles deve­nir un véri­table espace de légi­ti­ma­tion d’une mul­ti­pli­ci­té de regards et non pas le lieu de la repro­duc­tion du-même, trop sou­vent euro­cen­tré, par­fois bour­geois, régu­liè­re­ment exo­ti­sant ? Exil.s & Création.s n’est ni unique, ni indé­pen­dant de ce qui se réflé­chit dans déjà pas mal de lieux, il s’aligne avec les besoins et dési­rs des per­sonnes concernées.

« Com­ment déta­cher l’i­mage que nous nous fai­sons des autres de l’i­dée que nous déte­nons ain­si la véri­té ? » écrivent Mie­rien Cop­pens et Elie Mais­sin, réa­li­sa­teurs décons­trui­sant les acquis d’école de ciné­ma, en gar­dant, par exemple, un même sujet pour plu­sieurs films, ce qui per­met d’inscrire la démarche et les échanges avec les per­sonnes concer­nées dans un temps vrai­ment long, de mul­ti­plier les approches, de témoi­gner d’un regard chan­geant au gré des échanges, des évè­ne­ments, de ne pas figer une fois pour toutes les images et les nar­ra­tions en somme. Ils s’interrogent notam­ment sur ce qui doit être don­né à voir expliquent les réa­li­sa­teurs : non pas les tech­niques pour échap­per à la police, com­ment on fuit d’un bâti­ment par exemple, révé­lant ain­si des tech­niques de sur­vies qui doivent res­ter secrètes, mais bel et bien ce qui se passe après, rap­pe­lant le fait que les images arrivent de toutes les façons déjà trop tard, que les spec­ta­teu­rices se doivent d’imaginer le hors champs qui rend ces situa­tions pos­sibles. Il ne s’agit pas de leur mon­trer ce à quoi iels s’attendent. Il s’agit pour eux de fil­mer la lutte à tra­vers des dis­po­si­tifs radi­caux en totale col­la­bo­ra­tion avec de nom­breux membres d’un col­lec­tif de per­sonnes sans-papiers.

Une locu­tion enten­due chez des per­sonnes concer­nées « Tout ce qui est fait pour nous, sans nous, est fait contre nous » est peut-être le pro­chain slo­gan à entendre et à écouter ?