Au chapitre des bonnes intentions, il y a la solidarité avec les sans-papiers. Slogan de manif et désir politique. SO-SO-SO… Solidarité ! L’envie de donner à voir, à entendre la douleur et la misère de trajectoires migratoires, de rencontrer des personnes depuis leur radicale altérité mais qui sont quand même un peu comme nous, parce qu’humain·e, nous le sommes toustes. Cela nous touche, nous importe mais que faire concrètement pour transformer la rhétorique « du cœur » en plaidoyer agissant. Constatant ce que manifestent quotidiennement les politiques d’État hostile aux migrations (pas toutes, les migrations venant du Sud global), politiques dont nous, citoyen·nes (autrement dit ayant accès à la Cité, votant·es, contribuables), sommes en théorie responsables, face auxquelles nous, citoyen·nes, nous sentons le plus souvent impuissant·es, constatant ces dynamiques excluantes et mortifères, nous voudrions faire contrepoids, nous voudrions nous sentir mieux, nous voudrions transmettre de la chaleur, de l’hospitalité, du réconfort.
Ainsi (re)naissent des associations, des projets culturels, artistiques ; ainsi les lieux plus ou moins institutionnels encouragent la participation de personnes exilées à des initiatives diverses, pour les « intégrer », les « émanciper » de la souffrance du parcours migratoire, pour les faire parler, pour visibiliser les drames existentiels qui touchent d’autres que nous, pour toucher des subsides, ceux de l’égalité des chances, de la lutte contre les préjugés et les discriminations, de la promotion de l’interculturalité, de l’éducation permanente, ceux d’un monde d’après, ceux d’un monde qui serait meilleur.
Ainsi, des meilleures intentions naissent des projets bancals d’instrumentalisations des corps, des récits, des vies des personnes dites sans-papiers et exilées. Des regards paternalistes, figés-figeant, raci(ali)stes, essentialisant et homogénéisant. Ainsi naissent des œuvres artistiques qui enferment les corps dans des visions réduites et déshumanisantes alors qu’elles tentent de « ramener » l’humain en vitrine. Dissociant celleux qui regardent, et celleux qui sont regardés, et les rôles ne sont pas interchangeables.. Et parmi celleux qui regardent, beaucoup restent convaincu·es des bonnes intentions qui guident leur conduite, la morale humaniste comme rétroviseur, oubliant l’existence permanente d’angles morts qui sont d’ordre esthétiques autant que structurels. La notion d’équité (impliquant co-construction des projets, défraiement, sécurité des personnes qui risquent des arrestations) est souvent oubliée sur le bord de la route pour les personnes sans-papiers (et non-blanches plus généralement) qui serviront la cause mais aussi au bon fonctionnement du « projet ».
Ainsi est né Exil.s & Création.s, une rencontre de personnes (principalement des artistes, sans-papiers ou pas, exilées ou non) autour d’une série d’enjeux précis et une intention claire : visibiliser ces angles morts du champ artistique et (socio)culturel lorsque celui-ci s’intéresse, se mêle, voire s’empare des questions d’exil et des parcours migratoires. Exil.s & Création.s est un espace de réflexion qui a vu le jour à Bruxelles en 2021, une plateforme en devenir pour la diffusion de pratiques éthiques, déontologiques, créatives afin que les « bonnes intentions » deviennent des bonnes pratiques, qu’elles ne se diluent pas au moment du faire, au détriment des personnes les plus concernées et vulnérabilisées, à savoir les exilé·es et particulièrement les personnes dites sans-papiers.
Ainsi se construit petit à petit une charte protocolaire qui rappelle que la solidarité ne va pas sans politique ni sans éthique, que celle-ci implique de mettre en place, avant tout pour soi-même et dans chacun de ses projets, des principes déontologiques. Se demander comment les personnes sans-papiers doivent être contactées : Avec quels mots ? Quelles propositions ? Celles-ci sont-elles suffisamment ouvertes, flexibles ? À qui reviennent les bénéfices ? Qui touche de l’argent ? La temporalité est-elle compatible avec la prise en compte des temporalités possiblement autres, dans lesquelles les impératifs de survie et de défense de droits continuellement niés induisent des hiérarchies dans les priorités, de la solidité et de la durabilité dans les soutiens apportés ? Quelles prises de risque est-on prêt·e à assumer et surtout, qui sont les personnes qui sont mises en danger, alors que tout se fait sur le fil de la légalité, de l’interprétation des lois et la négation des droits ? Et si la prise de risque basculait plutôt du côté de celleux qui sont le moins exposé·es – en imaginant par exemple des moyens de rémunération pour des personnes qui travaillent sans avoir le droit de travailler (à quand une agence type SMart pour personne en situation irrégulière ?) – devenant non plus des allié·es de circonstance mais des complices de ce qui n’aurait jamais dû être un crime.
Se poser toutes ces questions, d’accord. Obligatoirement. Et pour ensuite dire quoi ? Quels récits construire ? De quoi ces personnes veulent-elles parler ? Comment veulent-elles en parler ? Et si les personnes sans- papiers pouvaient choisir d’élaborer leur propre narration et sortir du rail migratoire pour s’inventer, inventer un présent moins figé, une spéculation vertueuse ?
Comment les pratiques artistiques, les écoles d’art, les ateliers en éducation permanente peuvent-elles devenir un véritable espace de légitimation d’une multiplicité de regards et non pas le lieu de la reproduction du-même, trop souvent eurocentré, parfois bourgeois, régulièrement exotisant ? Exil.s & Création.s n’est ni unique, ni indépendant de ce qui se réfléchit dans déjà pas mal de lieux, il s’aligne avec les besoins et désirs des personnes concernées.
« Comment détacher l’image que nous nous faisons des autres de l’idée que nous détenons ainsi la vérité ? » écrivent Mierien Coppens et Elie Maissin, réalisateurs déconstruisant les acquis d’école de cinéma, en gardant, par exemple, un même sujet pour plusieurs films, ce qui permet d’inscrire la démarche et les échanges avec les personnes concernées dans un temps vraiment long, de multiplier les approches, de témoigner d’un regard changeant au gré des échanges, des évènements, de ne pas figer une fois pour toutes les images et les narrations en somme. Ils s’interrogent notamment sur ce qui doit être donné à voir expliquent les réalisateurs : non pas les techniques pour échapper à la police, comment on fuit d’un bâtiment par exemple, révélant ainsi des techniques de survies qui doivent rester secrètes, mais bel et bien ce qui se passe après, rappelant le fait que les images arrivent de toutes les façons déjà trop tard, que les spectateurices se doivent d’imaginer le hors champs qui rend ces situations possibles. Il ne s’agit pas de leur montrer ce à quoi iels s’attendent. Il s’agit pour eux de filmer la lutte à travers des dispositifs radicaux en totale collaboration avec de nombreux membres d’un collectif de personnes sans-papiers.
Une locution entendue chez des personnes concernées « Tout ce qui est fait pour nous, sans nous, est fait contre nous » est peut-être le prochain slogan à entendre et à écouter ?