Après la mise en œuvre d’un statut spécifique en 2002, on pensait avoir enfin atteint le difficile équilibre entre ces impératifs de flexibilité et de sécurité. L’essentiel pour beaucoup d’artistes – en tout cas pour ceux qui ne parviennent pas à gagner correctement leur vie — étant de pouvoir bénéficier d’un filet minimum au niveau du chômage entre leurs diverses prestations. La réalité actuelle et ses conséquences en termes de restrictions à l’accès du « statut d’artiste » de l’ONEm nous prouvent cependant le contraire. À nouveau, la question de la définition du statut de l’artiste vient de se réinviter à la table des partenaires sociaux et des décideurs politiques. Reste à espérer que des réponses adéquates et définitives seront maintenant apportées dans les meilleurs délais.
La question du statut social de l’artiste vient de refaire surface suite à l’attitude particulièrement draconienne adoptée depuis quelques mois par l’ONEm. Celui-ci a, en effet, décidé d’adopter une interprétation extrêmement restrictive – considérée, même, comme arbitraire et abusive par certains – de la réglementation spécifique aux artistes. Ce revirement qui a entrainé beaucoup d’incompréhension découlerait de soi-disant fraudes constatées dans le secteur. Rien n’est moins faux ! Si fraude il y a, ce n’est sans doute que de manière très limitée. Ce qui est par contre une réalité, c’est que la problématique actuelle découle en grande partie de l’absence de clarté et de cohérence au sein du statut social de l’artiste et entre celui-ci et les règles spécifiques dont bénéficient les artistes au niveau de la règlementation chômage.
Un statut social inachevé
La loi-programme du 24 décembre 2002 (« réforme Vandenbroucke ») a profondément réformé le statut social des artistes. Auparavant, seuls les artistes de spectacle étaient assujettis au régime de sécurité sociale des travailleurs salariés. Cependant, la pratique a démontré qu’une partie importante de ceux-ci restaient en marge, tout comme les artistes créateurs. L’absence de protection d’un nombre important d’artistes a conduit à l’élaboration d’un nouveau statut qui s’applique tant aux artistes de spectacle qu’aux artistes créateurs. Afin de correspondre davantage à la réalité artistique, la loi-programme précitée a créé trois nouveaux types de filières dans lesquels peuvent se retrouver les artistes.
Premièrement, un article 1bis a été introduit dans la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1969 concernant la sécurité sociale des travailleurs salariés (réglementation ONSS). Celui-ci établit une présomption réfragable d’assujettissement des artistes de spectacle et des artistes créateurs au régime de la sécurité sociale des travailleurs salariés alors même qu’il n’existe pas de contrat de travail. En principe, cette disposition sert à ouvrir l’accès à la sécurité sociale des travailleurs salariés et donc au chômage à des artistes (tant interprètes que créateurs) dont les prestations ne peuvent réunir les conditions essentielles d’un contrat de travail (particulièrement le lien de subordination). D’une manière générale, un intermédiaire, le plus connu étant sMart, intervient alors entre le « prestataire » et le « donneur d’ordre » et prend en charge les formalités en déclarant les prestations concernées à l’ONSS. L’absence de contrat de travail a comme conséquence que ni les conventions collectives de travail (cf. rémunération minimum), ni le droit du travail (cf. temps de travail, salaire garanti, protection de la rémunération,…) ne sont d’application.
Deuxièmement, une « Commission Artistes » a été instituée. Elle exerce trois missions : informer les artistes, examiner de sa propre initiative ou à la demande d’un artiste si les artistes affiliés auprès d’une caisse sociale pour indépendants sont réellement indépendants et, enfin, délivrer des déclarations d’activité indépendante aux artistes qui en font la demande.
Enfin, un nouveau motif de travail temporaire autorisé a été inséré dans la loi du 24 juillet 1987 sur le travail temporaire, le travail intérimaire et la mise de travailleurs à la disposition d’utilisateurs (article 1er, § 6). Cette nouvelle catégorie de travail temporaire concerne la fourniture de prestations artistiques et/ou la production d’œuvres artistiques, à condition du moins que ces prestations artistiques soient fournies contre rémunération et sous l’autorité d’un employeur occasionnel ou d’un utilisateur occasionnel. La loi précise encore que dans ce cas, sont également considérées comme prestations artistiques les prestations exécutées par les techniciens du spectacle. L’introduction de ce nouveau motif de travail temporaire autorisé a donné lieu à la création de Bureaux sociaux pour artistes (BSA). Ceux-ci sont particulièrement actifs au nord du pays et peuvent donc occuper des artistes ou des artistes assimilés dans des conditions identiques à celles applicables au travail intérimaire (cf. rémunération minimum, respect de la réglementation sur le temps de travail, etc.).
Pour résumer, depuis cette réforme, les artistes peuvent soit être statutaires ; soit être sous contrat de travail (CDD ou CDI) ; soit s’ouvrir des droits à la sécurité sociale sans être sous contrat de travail (1bis) ; soit s’inscrire comme travailleur indépendant ; soit travailler via un BSA sous contrat d’intérim pour des prestations de nature temporaire.
Cette réforme apparaît donc comme idéale car elle tient compte de la diversité de la réalité de l’activité artistique. Elle présente cependant un fameux talon d’Achille : l’article 1bis de la loi ONSS !
En principe, et pour éviter les abus, tout système dérogeant aux règles générales qui régissent la sécurité sociale est strictement défini et doit faire l’objet d’un agrément (cf. gardiennes encadrées) ou d’un contrôle (cf. travail occasionnel, travail étudiant,…) spécifique. Cela n’est toutefois pas le cas de l’article 1bis qui permet pourtant de s’ouvrir des droits identiques à ceux des travailleurs salariés alors même qu’il n’existe pas de contrat de travail. En l’absence de garde-fous et de contrôles (« quelle est la définition d’une prestation artistique » ?), certains opérateurs se sont engouffrés dans la brèche. De bonne foi ou non, un nombre important de prestations ont ainsi été déclarées à l’ONSS dans le cadre de l’article 1bis sans répondre pour autant à la condition d’être de « nature artistique ». Des artisans, techniciens, journalistes, traducteurs, guides de musée, professeurs de danse, de langue, etc. sont ainsi entrés dans le système. En outre, comme un contrat conclu sous 1bis est moins cher et moins contraignant car il ne doit répondre ni aux conditions de rémunération minimum ni au droit du travail (cf. temps de travail), au fil du temps, de plus en plus d’artistes se sont vu imposer ce type de contrat. Certains l’ont aussi choisi par facilité ou pour des raisons financières ; régime des déductions de frais, nécessité de monter un projet artistique à tout prix, … Comme en témoigne l’interview de Janine Godinas dans le supplément Victoire du 18 février 2012 : « On s’est battu à l’époque avec le syndicat pour qu’on nous paie nos répétitions, […] Aujourd’hui tout cela est remis en cause, il y a du théâtre qui se fait presque gratuitement. »
Ainsi donc, l’article 1bis, clé de voûte de la réforme de 2002, a eu comme conséquence non seulement de précariser le secteur artistique mais aussi certains travailleurs du secteur socioculturel, de la formation ou de la communication qui auraient dû se voir offrir un contrat de travail légitimement rémunéré. Il a aussi ouvert la voie à une forme de « portage salarial » ou de faux salariat à des travailleurs qui auraient légitimement dû se trouver sous statut d’indépendant.
Dernièrement, ces pratiques abusives ont entraîné deux réactions virulentes dont l’une s’est révélée particulièrement dommageable. La première, émanant des BSA, consiste à réclamer la suppression pure et simple de l’article 1bis. Ils jugent, en effet, les pratiques citées ci-dessus comme particulièrement déloyales. La seconde, venant de l’ONEm qui, depuis l’automne dernier, a décidé d’appliquer plus strictement ses circulaires relatives au statut spécifique de l’artiste.
Un régime de chômage favorable mais peu cohérent
Au niveau du chômage, il existe une réglementation spécifique réservée aux artistes. Elle ne concerne toutefois que les artistes travaillant dans le domaine du spectacle et donc pas les artistes créateurs au sens strict. Ce qui est peu logique au regard du champ d’application de l’article 1bis.
La dérogation la plus connue est la règle dite « du cachet » qui module les conditions d’accès. Elle transforme la règle générale selon laquelle un certain nombre de jours de travail est nécessaire pour s’ouvrir des droits à des allocations de chômage (cf. 312 au cours des 18 derniers mois). Celle-ci est remplacée par la tolérance d’un nombre de jours fictifs. On divise alors la rémunération gagnée sur une période de 18 mois par un salaire journalier de référence.
La règle de la protection de l’intermittence (qui concerne également les techniciens du spectacle) vise à garantir un maintien des droits. Elle permet de maintenir le taux des allocations de chômage sans tomber dans la dégressivité qui touche — de plus en plus fortement — les autres bénéficiaires d’allocations de chômage après un certain temps. Pour pouvoir en bénéficier, il suffit d’apporter la preuve d’une seule prestation par an.
Enfin, les artistes peuvent échapper au contrôle de disponibilité s’ils apportent la preuve de 156 jours d’activité artistique au cours des 18 derniers mois. Selon l’ONEm, peu de personnes parviennent à remplir cette condition.
Comme on l’a déjà dit, le contexte actuel a conduit l’ONEm à interpréter plus strictement ces diverses règles et à exclure de leur bénéfice les activités artistiques qui ne se situaient pas strictement dans le domaine du spectacle. Cette sélectivité a d’ailleurs recouvert un caractère quelque peu exagéré. Alors que précédemment l’interprétation large de l’Office conduisait à une reconnaissance quasi automatique des prestations déclarées comme artistiques, actuellement, chacune d’entre-elles fait l’objet d’un véritable screening. Il convient désormais de prouver très précisément la nature artistique des prestations, ce qui engendre d’importantes lourdeurs et un profond sentiment d’injustice et d’insécurité parmi les travailleurs concernés.
Une position unanime des syndicats pour une approche plus cohérente
En raison de la situation décrite ci-dessus, les partenaires sociaux se sont à nouveau saisis de cette problématique au sein du Conseil National du Travail. Dans ce cadre, les organisations syndicales en général — et la FGTB en particulier — ont déclaré ne pas être favorables à une suppression pure et simple de l’article 1bis réclamée par les organisations patronales. Cela aurait, en effet, pour conséquence de renvoyer bon nombre d’artistes vers le travail non déclaré. Il nous semble peu réaliste d’imposer que la grande majorité des artistes soient sous contrat de travail (CDI, CDD ou intérim) et ce, particulièrement en l’absence manifeste d’un lien de subordination.
Pour nous, un artiste doit pouvoir bénéficier d’une protection sociale efficace indépendamment du statut dans lequel il travaille. C’est pourquoi nous préconisons une approche globale qui corrige les imperfections et incohérences du système actuel.
Nous réclamons, tout d’abord, une application correcte de la réforme de 2002. Conformément au prescrit même de la législation, il faut circonscrire l’application de l’article 1bis aux activités artistiques. Les intermédiaires qui déclarent des prestations dans ce cadre doivent être responsabilisés par le biais d’un agrément spécifique et être sanctionnés si des contrôles ciblés démontrent que des prestations d’autres natures (cf. techniciens, traducteurs,…) ont été déclarées. Pour cela, il faut aussi mettre sur pied un système qui garantisse le caractère artistique des prestations concernées et prévoir expressément que cette dérogation au régime général de la sécurité sociale ne s’applique qu’en l’absence d’un lien de subordination.
Un système d’octroi d’une carte professionnelle ou équivalent pourrait ainsi être envisagé. Il offrirait notamment l’avantage direct que les prestations déclarées à l’ONEm ne devraient plus faire l’objet d’un examen systématique. La règlementation chômage spécifique aux artistes doit dès lors être étendue à toutes les catégories. Il est, en effet, incohérent que les artistes créateurs ne puissent pas bénéficier de la règle du cachet ou de la protection de l’intermittence alors qu’ils tombent dans le champ d’application de l’article 1bis et sont, par définition, des artistes payés « au cachet ». En contrepartie, il faudra limiter le cumul des allocations de chômage et des revenus découlant d’activités artistiques. Il n’est pas logique qu’un cachet important puisse être déclaré à l’ONEm au titre d’une seule journée d’activité alors que les autres jours du mois donnent droit à des allocations de chômage intégrales.
Il faudrait également que les Communautés prennent les mesures nécessaires pour que les artistes occupés par des organismes subsidiés soient occupés dans le cadre de contrats de travail ou bénéficient d’un revenu au moins égal au salaire minimum sectoriel. Ce critère devrait ainsi être explicitement repris dans les conditions d’octroi de subsides.
Enfin, il ne faut pas oublier les techniciens du spectacle qui sont soumis aux mêmes conditions d’intermittence que les artistes de spectacles. S’ils ne peuvent être pris en compte dans le cadre de l’article 1bis car leur occupation comporte tous les éléments essentiels du contrat de travail, ils doivent continuer à bénéficier de la dérogation spécifique à la règlementation chômage qui concerne la protection de l’intermittence.
Une telle réforme ne pourra évidemment être adoptée dans l’urgence et nécessitera certainement d’importants débats. Pourtant, le temps presse pour nombre d’artistes actuellement privés d’une réelle protection financière, juridique et sociale. Un avis rendu par les partenaires sociaux au sein du Conseil National du Travail pourrait être un bon déclencheur. C’est notre objectif pour les semaines à venir !
Estelle Ceulemans est conseillère au service d'études Fédéral, Département Social, de la FGTB