Entretien avec Michel Agier 

[Covid-19] Que faire de nos peurs ?

Illustration : Louis Theillier

Dans « Vivre avec des épou­van­tails », Michel Agier tente de sai­sir quelque chose de « ce qui nous arrive » en menant à par­tir de l’expérience du pre­mier confi­ne­ment une anthro­po­lo­gie du contem­po­rain. For­mi­dable machine à déblo­quer la pen­sée face à un fait social total Covid sidé­rant, cette ana­lyse en direct, cette explo­ra­tion de notre rap­port au corps, aux fron­tières et aux peurs en temps de pan­dé­mie, nous per­met de prendre la mesure des choses et d’envisager les che­mins qui faci­li­te­ront un pro­ces­sus de diges­tion des évè­ne­ments. Et sur­tout, ce che­mi­ne­ment nous donne des pistes pour jouer avec les peurs (afin de les appri­voi­ser), et, ce fai­sant, pour aus­si déjouer les usages poli­tiques de celles-ci. Un exer­cice de décen­tre­ment et de décon­fi­ne­ment des sciences sociales plus que néces­saire au temps de la catastrophe.

Vous vous attachez dans votre livre plutôt aux réponses amenées à la pandémie qu’au virus lui-même. À quoi renvoie pour vous ce terme de « Covid » ?

La catas­trophe, ce n’est pas en soi le Covid, mais ce sont les poli­tiques publiques, les réac­tions des socié­tés et évi­dem­ment la peur. Car ce sont les peurs qui ont fait la catas­trophe. En effet, il y a sans arrêt des virus qui appa­raissent depuis que le monde est monde. Tout comme il y a beau­coup de phé­no­mènes natu­rels. Mais ce phé­no­mène du Covid est natu­rel sans être entiè­re­ment natu­rel. On sait par exemple bien que les pra­tiques de défo­res­ta­tion, l’emprise de plus en plus impor­tante des humains et du capi­ta­lisme agro-indus­triel sur les zones natu­relles, ont dété­rio­ré les mondes végé­tal et ani­mal. On se trouve face à cet inté­res­sant phé­no­mène de la zoo­nose, la mala­die de la fron­tière animal/humain qui, d’une cer­taine façon, n’a pas été respectée.

Nous sommes bien au-delà d’une simple « crise sani­taire », nous nous trou­vons dans un moment his­to­rique, char­nière, simi­laire à celui de la chute du Mur de Ber­lin et à la fin de la Guerre froide ou bien à l’effondrement des Twin Towers. On vit un moment de bas­cu­le­ment dans une autre époque, peut-être dans un 21e siècle où les ques­tions de la gou­ver­nance mon­diale, de la bio­po­li­tique, des fron­tières vont se trou­ver entiè­re­ment redé­fi­nie. Contrai­re­ment à beau­coup d’intellectuel·les, je ne pense pas qu’on va reve­nir dans le cours de l’histoire tel qu’il était.

Dans votre livre, vous rappelez qu’on vivait déjà dans un moment fragile, dans un climat d’incertitude, dans un désordre mondial, avec peu de perspectives de changements… Était-ce inévitable qu’un évènement tel qu’une pandémie provoque ce basculement ? Est-ce que ça aurait pu être autre chose ?

C’est vrai que le cli­mat géné­ral des dif­fé­rentes crises de soli­da­ri­té à l’échelle locale et mon­diale, la ten­dance de plus en plus appuyée à la dimi­nu­tion du rôle des États, le fait que les indi­vi­dus se trouvent de plus en plus fra­gi­li­sés, font qu’on a ce cli­mat mar­qué par cette angoisse dif­fuse où per­sonne n’est vrai­ment sûr de ce que sera le len­de­main. Ça favo­rise évi­dem­ment les moments de crise ou de catas­trophe. Il y aurait donc pu avoir autre chose. Je ne me situe pas du tout dans la vision col­lap­so­lo­gique de l’effondrement, car à chaque étape de la catas­trophe des poli­tiques ont ou auraient été pos­sibles, mais n’ont pas été mises en œuvre. L’incertitude à laquelle tout le monde se réfère aujourd’hui dans le contexte de cette pan­dé­mie, du confi­ne­ment, de l’après confi­ne­ment, du nou­veau confi­ne­ment, ce sen­ti­ment très répan­du main­te­nant que tout est incer­tain, qu’on ne peut pas pré­voir ce qu’on va faire dans un mois ou deux, trouve effec­ti­ve­ment ses racines dans une époque bien anté­rieure. Il se dif­fuse dès la fin des années 1990 avec le triomphe du capi­ta­lisme, la déré­gu­la­tion c’est-à-dire l’absence de contrôle poli­tique et social sur le pou­voir de l’argent. Cette incer­ti­tude sociale de plus en plus pré­gnante s’ajoute aux incer­ti­tudes plus fon­da­men­tales, exis­ten­tielles, cosmiques.

Ce second confinement est sans doute moins marqué par la panique que par la lassitude voire l’amertume. Paradoxalement, il semble nous permettre d’enfin interroger le premier confinement et à sortir d’une amnésie sociale, d’un refoulement de ce qu’on avait vécu…

Ce serait une bonne nou­velle qu’on revienne sur cette expé­rience ! Avec ce re-confi­ne­ment, la simple répé­ti­tion fait qu’on a à pré­sent une cer­taine connais­sance de cette incer­ti­tude. On a moins de sidé­ra­tion et plus de las­si­tude. Mais effec­ti­ve­ment, pour le pire et le meilleur, une cer­taine habi­tude de l’incertitude s’est ins­tal­lée : on va peut-être s’habituer au fait qu’on ne peut pas faire de pro­jet à très long terme, qu’on va être moins sou­vent dans du pré­sen­tiel, que ce sera plus excep­tion­nel de se voir… Ce qui nous aide à objec­ti­ver tous les élé­ments de notre vie sociale, qui ont été déran­gés par cette pan­dé­mie et qui le sont encore. Ça nous fait mesu­rer leur impor­tance, ce qu’il nous faut ne sur­tout pas perdre. Ou ce qu’on ne veut pas gar­der à tout prix. On observe aus­si cette fois-ci plus de réac­tions de pro­tes­ta­tion. Cer­taines pour des rai­sons éco­no­miques, mais d’une manière géné­rale les résis­tances et les pro­tes­ta­tions parlent de quelque chose qui est, je crois, tout à fait par­ta­gé : nous ne sommes pas faits pour vivre iso­lé­ment les uns des autres, les humains ont besoin d’altérité. La ques­tion de l’altérité est essen­tielle alors que la ten­dance est au cloi­son­ne­ment et à l’enfermement.

« Ce sont les peurs qui font les catastrophes » dites-vous. Pourriez-vous revenir sur cette idée ?

Tout ce que nous pro­je­tons dans ce non-être Covid minus­cule et micro­sco­pique, tout ce que nous lui avons mis de signi­fi­ca­tions et notam­ment de sens de la peur l’ont fait deve­nir un énorme phé­no­mène. Plu­sieurs types de peurs ont été en jeu durant le confi­ne­ment. On a notam­ment vu une espèce de retour à des peurs cos­miques, comme à l’époque médié­vale, celles de notre grande vul­né­ra­bi­li­té d’humain face à la nature, sidé­ré devant la puis­sance des élé­ments de la terre, de l’air, des eaux, de toutes ces puis­sances natu­relles capables d’ensevelir les humains. Nous avons bien dû recon­naitre que nous ne mai­tri­sions pas la nature. En sidé­rant, en figeant, cette peur a fait que du côté des pou­voirs, la pré­pa­ra­tion a été bien infé­rieure à ce qu’elle aurait pu être. Comme si on l’avait atten­due dans ce cli­mat géné­ral d’incertitude sans la voir venir pré­ci­sé­ment comme auraient pu le faire des poli­tiques qui consis­te­raient à pré­pa­rer les socié­tés, les lieux, les ter­ri­toires à s’affronter à ces phé­no­mènes plus ou moins naturels.

Sidérées dans un premier temps, les autorités ont eu en revanche tendance à exploiter les peurs dans le sens d’un contrôle des corps. Ce sont les « politiques des peurs » que vous évoquez. Quelles sont-elles et pourquoi ces politiques sont-elles vouées à l’échec ?

Les poli­tiques de la peur sont vouées à l’échec car elles ne cor­res­pondent pas à la réa­li­té de ce qui se passe. C’est par exemple le confi­ne­ment lui-même : on prend une mesure de type sécu­ri­taire dans un but sani­taire. Les deux choses ne sont pas abso­lu­ment équivalentes.

Mais il y a aus­si toute la ques­tion des fron­tières de la pan­dé­mie que je déve­loppe dans mon livre. La pre­mière fron­tière, la plus évi­dente, c’est le corps. Les soignant·es se pro­tègent le plus pos­sible jusqu’à res­sem­bler à des cos­mo­nautes : on met une double peau sur la peau pour signi­fier que le tour du corps lui-même fait fron­tière de la pan­dé­mie. À l’inverse, la der­nière fron­tière, c’est celle de la pla­nète tout entière puisque le virus cir­cule de per­sonne à per­sonne et de réseau en réseau. Et dans ce cadre-là, on est sur­pris que la mesure per­çue comme la plus radi­cale qui a été prise soit la fer­me­ture des fron­tières natio­nales. Encore plus que le confi­ne­ment à domi­cile (qui est d’une cer­taine façon la mesure prise par défaut pour ne pas avoir réus­si à avoir pro­té­gé les corps eux-mêmes), cette fer­me­ture a été une des mesures les plus éloi­gnées de la réa­li­té de la pan­dé­mie. Comme si c’était ce que nos États-nations savaient le mieux faire, comme s’ils ne savaient rien faire d’autre en cas de problème.

Bien sûr, le ter­ri­toire natio­nal, c’est le cadre des poli­tiques publiques. Mais jus­te­ment, ce cadre est com­plè­te­ment dépas­sé par la réa­li­té de la ques­tion sani­taire à pré­sent tota­le­ment glo­bale. C’est donc bien là ce qui a man­qué : une poli­tique publique la plus réa­liste pos­sible exis­tante aus­si bien à l’échelle ultra locale qu’à l’échelle pla­né­taire. Faute d’agir sur l’ensemble des fron­tières de la pan­dé­mie, on a pré­fé­ré fer­mer les fron­tières nationales.

Avec ce deuxième confi­ne­ment, on voit que cer­taines mesures ne vont plus de soi. Comme tenir lit­té­ra­le­ment à l’écart les vieux dans des éta­blis­se­ments pour per­sonnes âgées. Mais aus­si le fait de ne pas pou­voir accom­pa­gner les morts par des funé­railles. Dans les deux cas, c’était quelque chose de bien étrange par rap­port à d’autres auto­ri­sa­tions de cir­cu­la­tion, de ras­sem­ble­ment ou de contacts qui res­taient eux pos­sibles. Ces mesures-là cor­res­pondent typi­que­ment à des peurs : peur de la mort, peur de sa proxi­mi­té avec les per­sonnes âgées. Plus que liées à une réelle poli­tique publique, ces déci­sions rele­vaient donc plu­tôt d’un fan­tasme asso­cié à l’idée de la mort, comme s’il ne fal­lait pas voir la mort et ne pas recon­naitre qu’il y a ces per­sonnes qui sont mortes du Covid, jusqu’à ne même pas pou­voir les accom­pa­gner dans leur der­nière demeure ! Nos socié­tés ont pris l’habitude d’évacuer la mort et la pan­dé­mie nous l’a rame­né sous notre nez. Il s’est donc sur­tout agi de feindre dans ces rituels dimi­nués, non publics, de ne pas s’approcher de la réa­li­té de la mort, de conti­nuer à la gar­der à dis­tance mal­gré son omniprésence.

Pour retrouver une certaine latitude afin de penser et d’agir, est-ce qu’il s’agit non pas de vivre avec le virus, mais plutôt de vivre avec la peur du virus ?

Oui, ce serait plu­tôt : que faire de la peur ? Accep­ter qu’elle existe. D’abord, de la manière la plus élé­men­taire et la plus exis­ten­tielle qui soit avec la peur de la mort, cette peur qui inter­pelle le corps. Car c’est le corps que cette mala­die touche : la conta­mi­na­tion se fait par des élé­ments cor­po­rels les plus intimes. Il s’agit aus­si des peurs immenses, des peurs cos­miques de notre fra­gi­li­té dans l’ensemble du monde. Et puis des peurs sociales qui arrivent avec ce que va signi­fier les consé­quences des confi­ne­ments : les crises éco­no­miques et le chô­mage de masse que ça implique. La peur aus­si d’un hori­zon tota­li­taire avec des mesures sécu­ri­taires qui s’installent de plus en plus.

On ne peut pas nier sans arrêt cette plu­ra­li­té de peurs. Il faut ces­ser avec les « même pas peur » qu’on entend poindre avec fan­fa­ron­nade. Non, la peur est là, mul­tiple, par­fois para­ly­sante et puis­sante. La ques­tion c’est : qu’est-ce qu’on en fait ? Est-ce qu’on la laisse à dis­po­si­tion des poli­tiques ? Eux qui vont nous dire « n’ayez pas peur » en déployant davan­tage de poli­ciers et en infan­ti­li­sant la popu­la­tion. Leurs poli­tiques sécu­ri­taires sont en effet bien autre chose que des poli­tiques de san­té publique. Pour évi­ter ces usages et ces poli­tiques de la peur, il faut s’interroger sur le fonc­tion­ne­ment social de la peur. Et regar­der ce qui est fait de la peur dans l’imaginaire, notam­ment dans les cultures popu­laires pour la conju­rer, l’exorciser, l’esthétiser bref, en faire quelque chose.

Selon vous, on sortira du marasme grâce à l’appropriation de la peur par les cultures populaires, grâce à leurs capacités à créer des esthétiques, des formes, des expressions, du rire, pour transformer les peurs qu’on ressent et qui circulent, pour inventer de nouvelles formes d’exutoires…

Cela m’a ame­né à revi­si­ter mes tra­vaux ou à faire appel à des tra­vaux plus anciens sur ces cultures popu­laires pour voir com­ment elles s’y pre­naient avec ces peurs et per­met­taient de les dépas­ser. Je dois pré­ci­ser que ce tra­vail n’est pas un pro­gramme de recherche, mais plu­tôt un ensemble d’intuitions qui m’ont ame­né à convo­quer une alté­ri­té his­to­rique et une alté­ri­té cultu­relles de mes anciens ter­rains ou de ma mémoire alors que j’étais comme tout le monde sou­mis à l’individualisation for­cée du régime de confi­ne­ment. Cet exer­cice-là est for­cé­ment incom­plet et il est juste explo­ra­toire. Ain­si, his­to­ri­que­ment, je revi­site l’œuvre de Bakh­tine sur le lien entre l’œuvre popu­laire, le rire, le style car­na­va­lesque, cette forme popu­laire du rire, de la déri­sion, du gro­tesque qui se démarque et qui ren­verse les dis­cours offi­ciels, que ce soient les escha­to­lo­gies reli­gieuses et les pro­pos des gou­ver­nants. Bakh­tine a décryp­té à la fois dans ses tra­di­tions médié­vales et ce que Rabe­lais en a fait dans son conden­sé qu’a été Pan­ta­gruel au début de la Renais­sance, qui inonde par son urine toute une ville dans une paro­die de fin du monde, du déluge… C’est l’immense capa­ci­té du gro­tesque à repro­duire et s’approprier sa peur, à la ridi­cu­li­ser tout en la ren­dant proche et intime, mais sans jamais la nier. C’est comme ça que Bakh­tine évoque ce retour­ne­ment de la peur dans la figure des épou­van­tails, des objets dans les­quels on déplace la peur et qui vont alors incar­ner ces ima­gi­naires de la peur. Outre l’altérité his­to­rique, je suis aus­si allé cher­cher cette alté­ri­té en Amé­rique latine, dans des formes de croyances popu­laires qu’on retrouve en par­tie dans les car­na­vals, avec des per­son­nages qui ont sou­vent pour fonc­tion d’alerter sur les risques, de faire peur, mais tout en deve­nant fami­liers et esthé­ti­que­ment appro­priables. C’est ain­si par­ti­cu­liè­re­ment le cas des visiones, des espan­tos, des esprits de la forêt et de la man­grove de Colom­bie. Je les ai obser­vés par exemple dans des car­na­vals dans des villes alors aux prises avec la vio­lence meur­trière des para­mi­li­taires et du tra­fic de drogues. Les épou­van­tails du moyen-âge et les espan­tos de ces régions lati­no-amé­ri­caines nous indiquent un quo­ti­dien ren­ver­sé, d’autres mondes, des formes à tra­vailler pour s’approprier nos peurs et poten­tiel­le­ment ren­ver­ser cer­tains dis­cours poli­tiques et média­tiques qui nous accablent d’imaginaires de la peur aujourd’hui.

Mais nous en Europe aujourd’hui, quels seraient nos épouvantails sur lesquels on pourrait projeter nos peurs ?

Sans être un spé­cia­liste, je pense à une piste inté­res­sante, celles de toutes ces figu­ra­tions qui depuis une bonne ving­taine d’années nous décrivent d’autres mondes dans une pro­fu­sion de romans, films, séries, BD… d’anticipation. Des ima­gi­naires de peurs, de catas­trophes ter­ribles se retrouvent dans cette abon­dance de figu­ra­tions dys­to­piques ou uto­piques. Elles donnent à voir des pro­jec­tions sur ce qu’il advien­drait de nous après une catas­trophe ou bien elles ima­ginent d’autres mondes, par­fois plus éga­li­taires. Et nous per­mettent donc de tra­vailler sur ce « qu’est-ce qu’on fait de la peur ». Elles sont sou­vent asso­ciées à l’idée de fin du monde donc de la peur de la fin du monde, de cette angoisse escha­to­lo­gique (la fin du monde comme puni­tion reli­gieuse) qui revient de manière très impor­tante et qui à mon sens, et peut-être tout autant que ces épou­van­tails, est com­plè­te­ment erro­née sur le plan scien­ti­fique et poli­tique, mais repré­sente une incroyable machi­ne­rie à ima­gi­ner, à pro­duire un grand récit. Le grand récit qui se rap­proche du « monde d’après », terme qu’on uti­lise beau­coup dernièrement…

L’après… mais après quoi ?

Le monde d’après n’existe pas : l’après arrive juste après le main­te­nant. Le lien du pas­sé, du pré­sent et du futur est une construc­tion ima­gi­naire. Mais « monde d’après » est un terme qui peut-être per­met de dési­gner cet ima­gi­naire, et qui est une manière de répondre et de faire quelque chose de la peur. Il repré­sente plus lar­ge­ment encore une forme de nou­veau grand récit. Récit qui repré­sente peut-être un nou­vel ima­gi­naire poli­tique très lar­ge­ment asso­cié à la peur, celle du col­lapse, de la fin du monde, qui sont des variantes de la peur cosmique.

Ce besoin d’appropriation des peurs et de création nécessaire, n’est-il pas empêché par les conditions actuelles, l’impossibilité de se réunir, la prohibition de la vie sociale… Est-ce que tout cela empêche cet exutoire et cette création d’épouvantails ?

D’un côté oui, ça freine, mais en fait, ce tra­vail de l’imaginaire doit se faire et il est sans doute déjà en train de se faire. D’autre part, on voit de plus en plus de pro­tes­ta­tions sur les condi­tions de l’enfermement qui se mani­festent dans tous les pays. Ce qui ne veut pas dire que les gens ne veulent pas se pro­té­ger, je crois, mais qu’ils veulent mettre en débat des mesures rele­vant de la bio­po­li­tique et dès lors pré­sen­tées comme indis­cu­tables. Heu­reu­se­ment, on voit que la poli­tique refait sur­face et qu’elle défait cet ima­gi­naire tota­li­taire de la biopolitique.

On n’en a donc jamais fini avec la poli­tique. Et on n’en a jamais fini avec les ima­gi­naires popu­laires qui peuvent aus­si ren­ver­ser ces sys­tèmes d’injonctions à res­ter chez soi. Je ne fais pas l’éloge de la déso­béis­sance, j’observe sim­ple­ment ce phé­no­mène. Et peut-être que lorsqu’on aura un troi­sième ou un qua­trième confi­ne­ment, on arri­ve­ra à une situa­tion où les expres­sions poli­tiques ne seront plus com­plè­te­ment impos­sibles alors même que l’on se confi­ne­ra. Que les épi­dé­mio­lo­gistes, les méde­cins, mais aus­si les res­pon­sables poli­tiques vont éla­bo­rer des solu­tions pour se pro­té­ger phy­si­que­ment du virus avec les gens, inven­ter des formes de confi­ne­ment qui n’en sera plus un avec les citoyen·nes, sans s’empêcher de vivre et d’avoir des rela­tions sociales. Tous les humains ont besoin d’altérité. Une poli­tique qui l’ignore est vouée à l’échec.

Vivre avec des épouvantails - Le monde, les corps, la peur, Michel Agier, Premier parallèle, 2020

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