On partira ici d’un constat : la « puissance de la multitude » (des « groupements humains ») est, de façon générale, captée par le pouvoir politique. Pour citer Étienne de la Boétie au sujet du souverain : « Comment a‑t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? » 1
Au départ de cette capture première, l’État procède par institutionnalisation : « Il suffit d’une première capture pour que tout le massif institutionnel se mette à buissonner irréversiblement » 2. Et il est aisément compréhensible que l’école soit une des branches maitresses du « buisson institutionnel » : on voit immédiatement quel rôle de formatage elle peut jouer pour adapter ses sujets à « la manière de vivre qui semble la bonne » 3 à l’État.
Les « imaginaires »
Pour que l’autorité d’une institution perdure, il faut qu’elle soit investie d’un « imaginaire » (d’« affects communs ») et que ceux-ci soient partagés par un groupement humain suffisamment important pour que d’autres affects — mais cette fois réactionnels — ne puissent s’imposer à leur tour.
L’imaginaire scolaire est appréhendable selon trois pôles – éducatif, socialisant, et utilitaire. Sans entrer dans le détail des évolutions que tous ont connues, on peut par exemple montrer que le pôle éducatif est passé de l’« imaginaire » de « l’instruction et de l’émancipation de chacun par le savoir rationnel » au 19e siècle à la mission contemporaine visant « à rendre chacun capable de saisir [de son propre chef] les opportunités et de faire les bons choix [individuels] pour piloter sa vie ».4
De façon générale, l’évolution des trois pôles les a conduits, à faire en sorte que, dans une société multiculturelle – mondialisée, chacun devienne le pilote égoïste de sa vie, ce à quoi sert un seuil d’employabilité auquel il faut au minimum conduire les élèves.
La ligne générale : l’enquête PISA
Aujourd’hui, c’est sans doute l’enquête PISA (en français : Programme international pour le suivi des acquis des élèves) qui rend le mieux compte de quels affects se soutient l’école. PISA vise de fait à « établir un repérage précis des besoins de l’économie afin de le mettre au service des experts (…) chargés du dossier de la politique éducative »5note]Alain Trouvé, L’enquête PISA, un simple outil de comparaison et d’évaluation ? [/note]: les résultats des enquêtes servent aux pays membres de l’OCDE « de sources de renseignements précieux pour la préparation des jeunes générations à « affronter les situations de la vie courante » et à « relever les défis du monde réel » »6 — la vie courante et le monde réel étant réduits à « l’économie de marché généralisée perçue implicitement comme horizon indépassable de la modernité contemporaine ».
Au temps de la pandémie
En tant qu’institution seconde, l’école est donc soumise à l’État : à la manière de vivre qui lui semble la bonne. Mais depuis le surgissement de la Covid 19, on aura constaté que le « bon » aura été fort difficile à cerner. On ne fera pas l’inventaire des mesures, demi-mesures et contradictions auxquelles l’ensemble des assujettis scolaires ont été soumis, on pointera simplement la cacophonie des discours qui en ont fait un laboratoire géant : « D’un point de vue épidémiologique, on va en apprendre beaucoup grâce à cette rentrée [du 16 novembre 2020]» 7 ou de ceux qui ont minimisé, voire ignoré le risque, le tout sous contrainte économique — « Forcément, pour que les gens puissent travailler, c’est mieux que leurs enfants aillent à l’école »8.
Les portes s’entrouvrent ?
Mais au sein du chaos, des parts concrètes des imaginaires en cours sont tombées, qu’on pensait durablement acquises, notamment celle des sacro-saintes épreuves de fin d’année — supprimés en 2020 — et avec elles, l’évaluation méritocratique, basée sur les « notes obtenues » et remplacée par la « bienveillance » à laquelle ont été invités les conseils de classe.
Des évènements exogènes se sont donc montrés capables de remettre en cause un fonctionnement pluricentenaire et d’ouvrir des brèches dans les déclinaisons de l’imaginaire néolibéral qui colonise l’école. La situation endogène — la dévaluation permanente des fonctions éducatives — est aussi à même, un jour ou l’autre, de transformer en révolte les affects tristes qu’elle engendre.
La porte s’entrebâille : il faut insister, pousser jusqu’à sa complète ouverture. Une autre école est possible, qu’on vient, pour commencer, de montrer bienveillante et peu soucieuse des « points ». Le chantier qui s’ouvrirait ainsi nécessite que soient d’ores et déjà mobilisés d’autres imaginaires et l’on ne part pas de rien. Les pédagogies dites alternatives — déjà largement expérimentées (Montessori, Freinet, Decroly, etc.) — ou d’autres plus radicales encore, comme l’École mutuelle9 ou la mise en place de principes libertaires10, offrent des socles puissants à une réinvention globale.
L’on se baserait ainsi sur deux affirmations fondamentales et interconnectées :
- « L’enfant n’est la propriété de personne » : « son épanouissement physique est tout aussi important que son épanouissement moral, […] son épanouissement manuel est tout aussi important que son épanouissement intellectuel ».
- L’école peut (doit) « instruire un homme créateur qui puisse changer la réalité ou la percevoir autrement au lieu de la reproduire par rapport à ce qui est attendu11 ».
Tout ceci implique immédiatement que les enseignants ne soient plus occupés à plein temps et que les adultes — auxquels l’« école mutuelle » ajoute les élèves eux-mêmes — quelle que soit leur profession – ingénieurs, comédiens, mathématiciens, danseurs, scientifiques, philosophes, artisans, etc. puissent enseigner.
Ouvrir l’école et former des humains créateurs d’une nouvelle réalité, c’est là une tâche des plus urgentes, dont la pandémie, en faisant voler en éclat un modèle figé, a montré qu’elle n’était pas insurmontable pour autant qu’on s’agrège les « profs », fatigués d’être tenus dans le mépris qui caractérise l’époque…
- Discours sur la servitude volontaire, Étienne de la Boétie.
- Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques La Fabrique, 2015.
- Ibid.
- D’après Les trois rôles sociaux de l’institution scolaire, un imaginaire commun de Dominique Grootaers.
- Discours sur la servitude volontaire, Étienne de la Boétie.
- On trouvera un aperçu des considérations de l’OCDE dans l’une quelconque de ses différentes publications. Par exemple ici ou là.
- Martial Moonen, chef du service de médecine interne et infectiologie à la Citadelle à Liège cité par Lise Cassoth dans « Infectiologie : est-ce une bonne idée, cette rentrée scolaire ? », L’Avenir, 17/11/2020.
- Caroline Désir dans son entretien avec Quentin Joris & Mathieu Colleyn « L’école n’est pas le moteur de l’épidémie », L’Echo.be, 16/11/2020.
- On peut se référer au fort intéressant L’école mutuelle : une pédagogie trop efficace ? d’Anne Querrien (Les empêcheurs de penser en rond, 2009).
- Voir par exemple ici.
- Ibid.