Entretien avec Juan Sebastian Carbonell

« Les IA déplacent le travail mais ne remplacent pas des emplois »

Selon de nom­breux dis­cours poli­tiques et média­tiques, les pro­messes des intel­li­gences arti­fi­cielles (IA), s’ajoutant aux autres outils visant à auto­ma­ti­ser le tra­vail, n’annonceraient rien de moins que la fin du tra­vail et la des­truc­tion de la plu­part des emplois à moyen terme. Le socio­logue du tra­vail et des rela­tions pro­fes­sion­nelles Juan Sebas­tian Car­bo­nell, qui déve­loppe ses recherches à par­tir du point de vue du monde du tra­vail, bat en brèche dans Le futur du tra­vail ce scé­na­rio. Les IA, les robots, les machines ne rem­placent en effet jamais com­plè­te­ment les travailleur·euses. Mais leur intro­duc­tion modi­fie en revanche pro­fon­dé­ment les condi­tions dans les­quelles leur acti­vi­té s’exerce. Sou­vent dans le sens d’une dégradation.

De nombreux discours nous promettent un futur pour ainsi dire sans travail. Est-ce que les systèmes d’IA vont faire disparaitre le travail et nous piquer nos emplois ?

Non, il n’y aura pas de sup­pres­sion mas­sive d’emplois en rai­son de l’arrivée de nou­velles tech­no­lo­gies. Des expres­sions telles que « chô­mage tech­no­lo­gique » contri­buent à la confu­sion entre deux choses qu’il est impor­tant de dis­so­cier, à savoir l’emploi et le tra­vail. Car un tra­vail est com­po­sé d’un ensemble de tâches. Les nou­velles tech­no­lo­gies ne rem­placent pas l’ensemble des tâches, mais seule­ment cer­taines d’entre elles. Ce qui n’est pas sans pro­vo­quer des effets sur les métiers et les condi­tions de tra­vail. Je pré­fère donc tou­jours par­ler de dépla­ce­ment, et non de sub­sti­tu­tion dans le cas des nou­velles technologies.

La vague de dis­cours sur l’IA et ses effets sur le tra­vail me parait dans ce cadre consti­tuer la énième vague d’une panique morale qui revient régu­liè­re­ment depuis que le capi­ta­lisme existe. Les dis­cours sur la fin du tra­vail ont en effet com­men­cé dès l’introduction des pre­mières machines dans les usines. L’IA est une tech­no­lo­gie comme les autres mais avec des enjeux spé­ci­fiques. Il faut dédra­ma­ti­ser la ques­tion et rap­pe­ler que l’IA modi­fie le tra­vail de la même façon que la robo­tique, les ordi­na­teurs, le numé­rique, ou bien même les pre­mières machines à vapeur, l’ont fait avant elle.

Vous pointez dans votre livre que les discours mainstream sur l’automatisation et les IA adoptent le plus souvent le point de vue des ingénieur·es et des managers, presque jamais celui des travailleur·euses. Quels impacts sur le travail on constate quand on observe l’automatisation en entreprise et en usine du point de vue du monde du travail ?

Pour déve­lop­per sur ce point, je m’appuie beau­coup sur les ana­lyses d’Harry Bra­ver­man, ouvrier, mili­tant, puis édi­teur qui a publié en 1974 Tra­vail et capi­ta­lisme mono­po­liste, l’un des prin­ci­paux ouvrages d’analyse du tra­vail à ce jour. Je me suis donc deman­dé, à sa suite, quels étaient poten­tiel­le­ment les effets des nou­velles tech­no­lo­gies sur le tra­vail au-delà de la ques­tion de l’emploi. C’est-à-dire d’aller au-delà de la dimen­sion quan­ti­ta­tive en termes de postes per­dus ou créés pour s’intéresser davan­tage aux enjeux qua­li­fi­ca­tifs : qu’est-ce que ça fait au tra­vail et aux condi­tions dans les­quelles il est réa­li­sé ? J’ai abou­ti à quatre conséquences.

D’une part, effec­ti­ve­ment, une part de sub­sti­tu­tion, c’est-à-dire la dis­pa­ri­tion de cer­taines tâches. Les nou­velles tech­no­lo­gies déplacent le tra­vail (mais ne rem­placent pas des emplois). On confond trop sou­vent emploi et tâche, c’est-à-dire qu’on pense qu’une caisse auto­ma­tique = une cais­sière sup­pri­mée ou bien qu’un robot dans l’industrie = 10 ouvriers en moins. Or, ce n’est pas du tout le cas.

Ensuite, ces nou­velles tech­no­lo­gies pro­voquent des dyna­miques de déqua­li­fi­ca­tion ou de qua­li­fi­ca­tion du tra­vail. Cer­tains (sou­vent) sont per­dants et voient leur emploi dégra­dé tan­dis que d’autres (par­fois) y gagnent au change.

Puis, il y a une dyna­mique d’allégement / d’intensification du tra­vail, là encore avec une dimen­sion un peu ambigüe. C’est-à-dire que les nou­velles tech­no­lo­gies peuvent en effet sup­pri­mer les tâches les plus mono­tones, les plus pénibles par exemple dans des métiers indus­triels plus phy­siques. Mais d’un autre côté, ça peut aus­si ser­vir à ce que les salarié·es se concentrent sur les gestes à valeurs ajou­tées et donc pro­vo­quer une inten­si­fi­ca­tion du tra­vail : à qua­li­fi­ca­tion et temps de tra­vail égal, on tra­vaille plus et plus vite suite à l’introduction de nou­velles technologies.

Enfin, ça joue sur la dimen­sion de contrôle au tra­vail. D’une part un contrôle direct sur le tra­vail lui-même, c’est-à-dire que les tech­no­lo­gies, en sim­pli­fiant le tra­vail, per­mettent à la direc­tion de dic­ter une manière de tra­vailler ou une cer­taine vitesse de tra­vail. Et d’autre part, elle entraine une sur­veillance accrue des sala­riés par ces outils numé­riques. Des cap­teurs de mou­ve­ment peuvent par exemple per­mettre de connaitre la pré­sence et l’activité des travailleur·euses en temps réel.

Est-ce que vous pourriez donner un exemple d’introduction de technologies numériques qui peuvent conduire non à la disparition du travail mais à une dégradation de ses conditions ?

Le cas de l’automatisation des caisses auto­ma­tiques est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant car c’est un mar­ron­nier jour­na­lis­tique : on annonce à inter­valle régu­lier la fin des caissier·ères. Or, les caisses auto­ma­tiques existent depuis déjà une ving­taine d’années et il nous faut bien consta­ter que les caissier·ères existent encore. Pour­quoi ? Parce que les enseignes elles-mêmes ont frei­né leur adop­tion. La prin­ci­pale rai­son à cela, c’est que les client·es sont géné­ra­le­ment de très mauvais·es caissier·ères… Ain­si, pla­cer trop de caisses auto­ma­tiques ralen­ti­rait consi­dé­ra­ble­ment le flux de clients et le flux de mar­chan­dises qui cir­culent dans un super­mar­ché et nui­rait donc aux affaires…

Si on se penche main­te­nant sur ce que ça fait au tra­vail des caissier·ères en tant que tel, en quoi ça modi­fie le conte­nu de leur tra­vail, on constate d’abord que ça le dégrade. Même s’il s’agit d’un tra­vail pénible, phy­sique et répé­ti­tif, les cais­sières tiraient par exemple un cer­tain inté­rêt de la rela­tion avec les clients. Sauf que cette rela­tion-là dis­pa­rait avec l’introduction des caisses auto­ma­tiques. Et puis concrè­te­ment, en caisse, on peut avoir des micro­pauses entre deux clients, entre deux mar­chan­dises, entre l’encaissement et le client sui­vant. Ces micro­pauses dis­pa­raissent avec l’arrivée des caisses auto­ma­tiques puisque désor­mais, une cais­sière doit sur­veiller non plus une mais plu­sieurs caisses. Son atten­tion se voit dès lors sol­li­ci­tée en per­ma­nence. Les cais­sières sentent éga­le­ment que leur tra­vail est deve­nu un tra­vail de vigile, d’agent de sécu­ri­té, ce qu’elles vivent comme une forme de déclas­se­ment parce que ce n’est pas ce pour quoi elles avaient été embauchées.

Mais ça a aus­si pour effet d’invisibiliser ce tra­vail. Car leur tra­vail est le plus sou­vent accom­pli à l’insu du client, qui d’ailleurs pense qu’elles flânent alors qu’elles sur­veillent, contrôlent ou guettent les pro­blèmes que ren­contrent les clients afin de pou­voir inter­ve­nir quand quelque chose se passe mal (y com­pris à dis­tance, sans que le client ne s’en rende compte). On voit bien avec les effets de l’automatisation sur le tra­vail des caissier·ères que celle-ci entraine non pas une sub­sti­tu­tion en tant que telle, mais bien un déplacement.

Dans les entrepôts d’Amazon, en quoi la commande numérique vocale a également entrainé de profonds changements qui ont dégradé le travail ?

C’est un autre exemple emblé­ma­tique d’impacts pos­sible de l’automatisation numé­rique. Le socio­logue David Gabo­riau, qui a étu­dié la logis­tique en France, a mon­tré com­ment l’introduction du gui­dage vocal dans les entre­pôts logis­tiques y a dégra­dé le tra­vail. Via des écou­teurs sont dic­tées aux pré­pa­ra­teurs de colis, geste par geste, les pièces à prendre, en quelle quan­ti­té, dans quel ordre et dans quel timing. Ce véri­table « tay­lo­risme assis­té par ordi­na­teur » a d’une part inten­si­fié la charge en l’accélérant for­te­ment et, de plus, a entrai­né une perte d’autonomie et de savoir-faire. En effet, alors que le fonc­tion­ne­ment par lis­ting lais­sait la pos­si­bi­li­té aux pré­pa­ra­teurs de colis de pla­ni­fier, dans leur esprit, le par­cours qu’ils allaient faire pour pré­pa­rer au mieux le colis, la com­mande vocale sup­prime cette marge de manœuvre et leur fait perdre cette connais­sance appro­fon­die de l’entrepôt.

Est-ce que ce qui change aujourd’hui, c’est que ces technologies d’IA, notamment celles qui génèrent des textes comme Chat GPT, concernent plus particulièrement le secteur tertiaire et les cols blancs, là où l’automatisation semblait jusque-là plutôt toucher le monde ouvrier ?

Même si on entend aus­si par­ler de menaces dans des sec­teurs manuels comme par exemple les véhi­cules auto­nomes pour les chauf­feurs rou­tiers, le propre des dis­cours sur l’IA aujourd’hui, c’est en effet d’affirmer qu’elles met­traient en dan­ger des métiers hau­te­ment qua­li­fiés : ceux qui impliquent un tra­vail d’interprétation des signes comme jour­na­liste, méde­cin ou traducteur·rice.

Si ces métiers ne vont selon moi pas dis­pa­raitre, ils vont par contre être for­te­ment modi­fiés par l’arrivée de tech­no­lo­gies d’IA. Pre­nons la tra­duc­tion, d’ailleurs déjà en par­tie assis­tée par des outils numé­riques (dic­tion­naires auto­ma­tiques, pos­si­bi­li­té de pou­voir tra­duire auto­ma­ti­que­ment des bouts de phrases redon­dantes etc.). La tra­duc­tion auto­ma­tique de texte stan­dar­di­sé comme des textes admi­nis­tra­tifs, juri­diques ou scien­ti­fiques est rela­ti­ve­ment facile. Mais la tra­duc­tion d’œuvres de fic­tion ou lit­té­raire implique en revanche de déve­lop­per une dimen­sion créa­tive propre à ce métier : connaitre la culture et l’histoire d’un pays et pas seule­ment le dic­tion­naire d’une langue, iden­ti­fier le contexte dans lequel c’est dit, recon­naitre ce qui est intra­dui­sible etc. Donc on peut ima­gi­ner que les traducteur·ices vont se concen­trer davan­tage sur ces tâches valo­ri­sées plu­tôt que sur les tâches plus répé­ti­tives et faci­le­ment automatisables.

Je par­lais de textes stan­dar­di­sés faci­le­ment tra­dui­sibles auto­ma­ti­que­ment. Il faut quand même noter une limite : pour cer­tains sec­teurs, une véri­fi­ca­tion humaine reste tou­jours néces­saire. En effet, une erreur peut avoir des réper­cus­sions impor­tantes sur des vies humaines si on uti­lise la tra­duc­tion auto­ma­tique lors d’un pro­cès ou bien, dans le monde médi­cal, pour com­mu­ni­quer avec d’autres pra­ti­ciens, des patients ou leurs proches. On a par exemple le cas emblé­ma­tique de ce méde­cin anglais qui croyait annon­cer « Votre enfant est en forme » et qui avait en fait trans­mis à sa famille le mes­sage « Votre enfant est mort » une fois tra­duit auto­ma­ti­que­ment en Swa­hi­li… Il est dans ces domaines bien sûr indis­pen­sable d’éviter les qui­pro­quos. Ce que sait faire un humain, mais pas une machine. Le tra­vail d’interprétation, de cor­rec­tion et d’édition est donc tou­jours néces­saire der­rière celui de l’intelligence artificielle.

Les promoteurs de l’idée que des millions d’emplois vont disparaitre en raison de l’introduction des IA oublient qu’elles créent et vont aussi créer de nombreux emplois et de nouvelles tâches. La question selon vous, c’est celle de la nature de ces nouveaux emplois. Est-ce que vous pouvez revenir sur ce point, et notamment sur l’apparition de « nouveaux prolétaires du numérique » ?

Ces nou­veaux pro­lé­taires du numé­rique que créent les IA, ce sont d’abord les mil­lions de microtravailleur·euses qui réa­lisent de très nom­breuses tâches en lignes et qui sont tota­le­ment incon­tour­nable pour le déve­lop­pe­ment et l’utilisation des IA. C’est décrit très fine­ment par le socio­logue Anto­nio Casilli. C’est un tra­vail invi­sible, extrê­me­ment tay­lo­ri­sé, extrê­me­ment par­cel­li­sé, sou­vent mal rému­né­ré, payé quelques cen­times d’euros à la tâche. Il consiste par exemple à tra­duire des bouts de phrases, à lire à voix haute un bout de texte, à cli­quer sur des images. Dans un autre sec­teur, mais tou­jours lié au numé­rique, ce sont bien sûr l’ensemble des travailleur·euses qui sont mis au tra­vail par les pla­te­formes de type Uber.

Mais au-delà de ces deux types de travailleur·euses direc­te­ment liés à l’industrie numé­rique et de l’IA, ces nou­velles tech­no­lo­gies peuvent aus­si mobi­li­ser de manière pous­sée du tra­vail humain dans tous les sec­teurs où elles vont être intro­duites. Pour don­ner seul un exemple, j’évoquerai les robots de soin uti­li­sés au Japon pour s’occuper des per­sonnes âgées. Ça a été étu­dié par l’anthropologue James Wright qui a consta­té que loin de sup­pri­mer des postes de soignant·es, les machines ont sur­tout inten­si­fié leur tra­vail. En effet, un robot n’est pas indé­pen­dant, ni auto­nome. Il faut le char­ger, le dépla­cer. De plus, ils ne sont pas tou­jours effi­caces, le robot méca­nique pour sou­le­ver les per­sonnes âgées a ain­si été aban­don­né par les soignant·es qui ont pré­fé­ré conti­nuer à sou­le­ver des per­sonnes âgées à la main. Et puis, ça peut aus­si rajou­ter des tâches au lieu d’en sup­pri­mer comme avec ce robot com­mu­ni­ca­tion­nel, Pep­per, un « robot de com­pa­gnie » qui fonc­tionne avec de l’intelligence arti­fi­cielle et de la recon­nais­sance vocale. Il était cen­sé inter­agir avec des per­sonnes âgées de manière auto­nome, mais, il mobi­lise en réa­li­té sans cesse le per­son­nel soi­gnant parce ce que l’usage de ce robot néces­site en pra­tique la pré­sence d’un tiers pour faire l’intermédiaire entre la machine et la per­sonne âgée…

Depuis plusieurs décennies, les promoteurs de l’automatisation nous annoncent la fin du travail pour être ensuite démentis par les faits. Cette fois, avec les dernières avancées des industries de l’IA, avec le phénomène culturel Chat GPT, ses promoteurs avancent que cette fois-ci, ce serait la bonne. Est-ce qu’il y a réellement une rupture technologique ou bien est-ce encore un coup marketing ?

Pour abor­der cette ques­tion, il est inté­res­sant de se pen­cher sur l’histoire de l’IA. C’est une his­toire qui fonc­tionne énor­mé­ment par vague d’expectatives tech­no­lo­giques, sui­vies de vagues de décep­tions… Ce n’est en effet pas la pre­mière fois qu’on dit que « cette fois-ci, c’est dif­fé­rent » et qu’on voit se déve­lop­per une hype, [un bat­tage média­tique et un effet de mode NDLR] autour de l’IA. Les nou­velles tech­no­lo­gies doivent en effet sus­ci­ter des expec­ta­tives tech­no­lo­giques pour pou­voir s’épanouir, atti­rer des inves­tis­seurs, créer de l’acceptabilité. C’est-à-dire concrè­te­ment qu’elles doivent pro­mettre plus que ce qu’elles ne peuvent faire en réa­li­té. L’enjeu pour les entre­prises de ce sec­teur étant de deve­nir un « gene­ral pur­pose tech­no­lo­gy » c’est-à-dire une « tech­no­lo­gie d’usage géné­rale, comme l’est l’électricité ou inter­net, une infra­struc­ture dans l’économie en même temps qu’un sec­teur à part entière.

Le pro­blème est que de la même façon que les bulles finan­cières finissent par écla­ter, la spé­cu­la­tion autour du pou­voir de ces nou­velles tech­no­lo­gies finit par s’épuiser. Ce sec­teur pour­rait donc bien connaitre une crise qui amè­ne­rait un dés­in­ves­tis­se­ment finan­cier et une perte d’intérêt média­tique. Je fais en tout cas le pari que dans quelques années la hype autour de l’intelligence arti­fi­cielle va finir par s’estomper et la bulle IA connaitre le même des­tin que la bulle inter­net qui a explo­sé en 2000…

Qui défend généralement ces discours très enthousiastes vis-à-vis des IA dans les médias ?

Les per­sonnes qui s’expriment dans les médias concer­nant les intel­li­gences arti­fi­cielles sont le plus sou­vent dans l’apologie de ces tech­no­lo­gies. On entend assez rare­ment des dis­cours plus cri­tiques des effets de l’intelligence arti­fi­cielle sur les condi­tions de tra­vail ou sur l’environnement, sachant que c’est une tech­no­lo­gie très éner­gi­vore et qui consomme énor­mé­ment de maté­riaux rares.

Et pour cause, on invite prin­ci­pa­le­ment que des entre­pre­neurs du numé­rique ! Ils sont donc en quelque sorte juges et par­tis sur ces ques­tions d’IA. Ils défendent dans la sphère publique leurs « solu­tions tech­no­lo­giques pour les entre­prises » et donc aus­si leur propre part du mar­ché. On retrouve aus­si des « futu­ro­logues » et des cher­cheurs en infor­ma­tique qui pour une bonne part, sont éga­le­ment entre­pre­neurs en haute tech­no­lo­gie et ont donc aus­si inté­rêt à sur­vendre leur propre tech­no­lo­gie. On voit bien qu’ils contri­buent bien à entre­te­nir cette hype autour de l’intelligence arti­fi­cielle, à nour­rir les expec­ta­tives technologiques.

La hype sur les IA, et l’affirmation peu contredite de l’avènement prochain d’un chômage technique massif par des discours enthousiastes, font-ils diversion sur d’autres enjeux contemporains liés au travail ?

Une fois qu’on éva­cue cette croyance en la fin du tra­vail, on peut en effet plus faci­le­ment s’attarder sur trois ten­dances de fond qui per­mettent de com­prendre ce qui arrive au tra­vail aujourd’hui. D’abord, la flexi­bi­li­sa­tion du temps de tra­vail. Ensuite, la varia­bi­li­té de la rému­né­ra­tion comme l’a mon­tré Sophie Ber­nard dans Le nou­vel esprit du sala­riat où elle insiste sur le poids crois­sant de la part variable des rému­né­ra­tions. Le fait que les primes indi­vi­duelles sont par exemple de plus en plus impor­tantes par rap­port au salaire de base. Et enfin, l’intensification du tra­vail. L’économiste Phi­lippe Aske­na­zy parle même à ce pro­pos d’un « nou­veau pro­duc­ti­visme ». Il faut noter que le numé­rique et les nou­velles tech­no­lo­gies en géné­ral ali­mentent ces phé­no­mènes et sont sou­vent mobi­li­sés comme argu­ments pour pré­ci­sé­ment par­ler de « chan­ger le tra­vail » dans le sens de ces grandes tendances.

À gauche, on regarde le phénomène parfois avec enthousiasme. D’autres fois avec crainte. Souvent avec résignation. Mais semble acceptée dans tous les cas cette idée selon laquelle les robots et les IA vont nous remplacer. Face au rouleau compresseur du progrès, on ne pourrait qu’accompagner le chômage de masse que ça va créer. Pour sortir du marasme, quelle question la gauche pourrait et devrait se poser ? Comment élaborer un contre-discours sur les IA ?

La gauche a en effet été vic­time de ces dis­cours sur la fin du tra­vail et de l’emploi qu’elle a pris pour argent comp­tant. Elle a pu adop­ter deux variantes de ce dis­cours. D’un côté, son ver­sant tech­no­phile, une posi­tion tra­di­tion­nelle du mou­ve­ment ouvrier : on pour­rait se libé­rer du tra­vail grâce aux machines, à la méca­ni­sa­tion, à l’automatisation. L’enjeu serait alors d’arriver à ne plus les uti­li­ser au pro­fit des patrons mais au pro­fit des ouvriers. De l’autre côté, son ver­sant tech­no­phobe, qui voit la méca­ni­sa­tion et l’automatisation comme une stra­té­gie patro­nale pour se pas­ser des travailleur·euses. Elle consiste à reje­ter cette tech­no­lo­gie-là, à refu­ser, à prô­ner le sabo­tage etc… Aujourd’hui, la posi­tion majo­ri­taire semble en effet être celle de devoir pen­ser un accom­pa­gne­ment de ces tech­no­lo­gies et de leurs impacts.

Ce que je défends pour ma part, c’est d’arriver à pen­ser les tech­no­lo­gies non seule­ment dans leurs usages, mais aus­si dans leur concep­tion. La gauche et le mou­ve­ment social devraient plu­tôt défendre ce que je nomme un « com­mu­nisme tech­no­lo­gique ». C’est-à-dire non seule­ment un usage dif­fé­rent des tech­no­lo­gies, mais aus­si d’autres tech­no­lo­gies. C’est-à-dire d’interroger la façon même dont elles sont pen­sées et conçues. Pour Har­ry Bra­ver­man, la chaine de mon­tage est une « relique bar­bare » dont on ne pour­ra jamais créer une ver­sion socia­liste. Car une chaine de mon­tage qui par­cel­lise le tra­vail, qui sépare concep­tion et exé­cu­tion, sui­vant un prin­cipe de tay­lo­ri­sa­tion, est une tech­no­lo­gie qui en elle-même rend impos­sible toute libé­ra­tion du tra­vail. Quand bien même elle devien­drait pro­prié­té des travailleur·euses. Il est donc néces­saire que ce soient les travailleur·euses qui décident des tech­no­lo­gies dont ils ont besoin.

Or, aujourd’hui, les IA sont pen­sées, déve­lop­pées et conçues par / pour des entre­prises pri­vées et dans un but de pro­fits, jamais pour le bien-être humain. Les sys­tèmes d’IA actuels sont en train de consti­tuer une sorte de « tay­lo­risme digi­tal ». Si l’on veut déve­lop­per ces tech­no­lo­gies-là pour au contraire amé­lio­rer nos condi­tions de tra­vail, il faut dépas­ser la ques­tion de l’usage mais aus­si celle de la régu­la­tion (celle qui dit qu’il fau­drait conce­voir une « IA éthique »). Il faut ouvrir la boite noire des algo­rithmes afin de pen­ser une tech­no­lo­gie alter­na­tive. Il nous faut pen­ser d’autres tech­no­lo­gies et non plus sim­ple­ment pen­ser un autre usage des tech­no­lo­gies capitalistes.

Le futur du travail
Juan Sebastian Carbonell
Amsterdam, 2023

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