Travail communautaire et pratique de soin
Reza Kazemzadeh (directeur du Centre) Dès la fondation du centre, nous avons eu un intérêt pour ce que nous appelons le travail communautaire. L’une des problématiques importantes des personnes qui viennent en Belgique, c’est qu’elles laissent derrière elles leur famille, leur culture, leur société et une série de repères, les rues, des images. Ici, utiliser ce qui est de l’ordre de l’artistique permet de créer des liens et de l’intérêt pour le présent. L’activité artistique n’a pas de but précis, c’est pour soi, pour nourrir sa curiosité, son plaisir. Une manière personnelle mais moins directe de rentrer en contact avec les autres. Les artistes ont une approche différente, pas la même logique ni compréhension de ce qui touche à nos patient·es. Lorsqu’on arrive à collaborer, c’est riche.
Jasmine Goulam (usagère du Centre) Je suis arrivée en Belgique en 1998. Quand on arrive, on est malades, mais pas dans le sens de cloué·es au lit, mal dans notre tête. On est perdu·es d’avoir dû quitter notre pays, éduquer les enfants dans un contexte différent. Rencontrer des groupes de femmes, de maman, d’ados, venant aussi de différentes cultures, ayant différentes manières, ça nous aide sur ce chemin. Les camps et la pratique d’activités artistiques aussi. Je me rappelle une activité. On devait créer des êtres humains : c’est un jeu qui est resté dans la tête de mes enfants alors qu’ils ont maintenant plus de 30 ans. Ils devaient ensuite en prendre soin, sans agressivité. Ils étaient heureux de fabriquer quelque chose, de le faire en groupe. Ils ont fait une maison, des cabanes pour les humains, ils s’y sont installés, ensemble. Et ça a continué, et continué.
Tu me demandes c’est quoi « l’inverse du travail communautaire » ? Si on fait quelque chose, c’est bien de continuer, demander l’avis si on est bloqué, demander à quelqu’un, trouver les solutions, passer le relais. L’important c’est de continuer.
Reza C’est vrai. On parle d’un groupe de travail, quand on fait à plusieurs mais si on utilise aussi le mot de communautaire/communauté, c’est pour insister sur l’idée d’une continuité, de créer quelque chose qui laisse des traces et continue à exister même si on est plus ensemble. Les enfants, les femmes les hommes, plusieurs générations : c’est complexe dans la plupart des activités, mais ça permet une forme de variété, une sorte de vivre-ensemble, une reconstitution souvent provisoire mais qui marquait les gens pour qui la famille n’est pas présente. Ça permet de se sentir dedans, avec les autres, comme on était dans le temps. On avait au départ des groupes de femmes et des enfants, puis après un certain temps, on a invité des hommes qui, depuis qu’ils sont ici en Belgique, ne sont plus en présence des enfants restés au pays, pour certains c’étaient traumatique. Alors on recrée un environnement informel, qui permet de reprendre le jeu, de s’approcher des enfants, et ça leur apportait beaucoup. La plupart des choses qu’on fait ne sont pas tout à fait calculées à l’avance. On découvre en faisant et en discutant avec les personnes qui participent et nous racontent ce que ça produit, et alors on a été convaincu de continuer tout ça.
Jasmine Ici, on a créé une famille. Quand je suis arrivée je connaissais personne, ma famille c’est les gens que j’ai rencontrés à Exil et dans le centre à Ivoire où je suis arrivée au début. On s’est connu ici, mais on se voit ailleurs. C’est ici notre noyau, mais on amène le noyau ailleurs. Ici à Exil, les équipes font leur réunion, sans nous. Nous aussi les mamans, on continue entre nous, sans eux. On parle, on dit qu’on a peur, on dit des choses qu’on n’arrive pas à exprimer avec eux. Moi je n’osais pas dire tout ce qui me faisait peur, ce que j’avais vécu, ce qui s’est vraiment passé dans le pays. Mais avec plusieurs avis des autres, qui ont vécu aussi des choses, ça donne plus confiance et alors on commence à pouvoir parler.
Mélanie Peduzzi (artiste et animatrice) En tant qu’artiste et animatrice, je peux évoquer plus spécifiquement le cadre des ateliers qu’on propose. On essaye de mettre en place une dimension horizontale, d’effacer les rôles. On est là toute en tant que femme ayant vécu des expériences, avec des idées des revendications, des sensibilités particulières, on se raconte des choses. On fabrique des choses en laissant émerger la volonté de chacune. Cette année on a projeté la création de masque, mais aussi d’images et d’écrits. Avec le covid, les masques sont arrivés dans nos vies soudainement alors on a décidé cette année de s’emparer de cette forme mais d’ouvrir le champ aux masques présents dans nos cultures respectives, voir comment c’est aussi un outil de transformations, qui prend part à des rituels, qui nous protège. Nous travaillons la dimension symbolique autant que ce qui touche à la santé physique. Nous abordons plein de questions liées aux mieux-être, nous abordons la thématique de la santé mais pas de manière frontale. On fait des sorties, on va voir des expos. Nous en sommes encore à un stade intermédiaire du projet où beaucoup de choses restent à définir. On partage des récits, on prend des notes pour aller vers la fabrication. Possiblement un livre de recette sur comment vivre mieux et rester en vie, sur le rhume ou les soins de la peau ou les propriétés des pierres, beaucoup de choses héritées de nos familles. Les recettes peuvent être aussi symboliques, pour passer une épreuve par exemple.
La création du masque est un espace prétexte qui n’est pas un espace de consultation médicale mais un espace de liberté qui permet d’un peu effacer les rôles de chacune. C’est dans l’aspect communautaire qu’on se relie vraiment. Pas un but spécifique, par rapport à une consultation. Pour les ateliers, nous venons avec des lignes directrices mais très flexibles, sans objectifs précis ou quantifiés, des choses qui puissent déclencher la parole. C’est une démarche qui demande pourtant beaucoup de préparation et de travail.
Moi, je suis artiste et animatrice mais je me positionne aussi en tant que femme et ça me fait du bien aussi de livrer des choses de ma situation, de réfléchir sur moi-même, aux autres, à comment on est ensemble. On se voit quelques fois même en dehors des ateliers, c’est ainsi que je vois cet aspect communautaire. Je pense que donner accès à son quotidien et son intimité permet de mettre en place une vraie relation de confiance et de partage. Ça nous inscrit alors dans un échange plus horizontal où on apprend mutuellement les unes des autres et où on prend du plaisir. On va aussi beaucoup plus loin dans les sujets qu’on aborde.
Maria Gladys Busse (psychothérapeute) Moi je suis donc psychologue, péruvienne d’origine, et j’ai un intérêt particulier pour le travail avec les femmes et le travail de groupe au sein de l’institution. Pour moi, la base de la santé c’est la rencontre avec les gens, être avec les autres.
Le travail communautaire, c’est pour moi l’idée d’être à plusieurs, de créer ensemble, de valoriser le côté plus vivant, actif, créatif des personnes, d’ouvrir un espace qui s’inscrive dans le temps, en fabriquant des bons souvenirs à partir de rien.
Par rapport à mon rôle dans le groupe : je partage les propos de Mélanie, mais je nuance. On est là en tant que personne, mais j’ai un rôle de facilitatrice. Faciliter cet espace, la relation avec les autres, être alerte, je sens que j’ai une responsabilité pour que les choses se passent bien pour le dire dans des termes très simples. S’il y a une discussion, ou quelqu’un qui ne va pas bien, je dois spécifiquement être là pour accueillir soutenir, rebondir.
Circulation des savoirs et partage d’expérience
Mélanie Oui, c’est aussi une demande qu’on a faite. Nous ne sommes pas des professionnelles de la santé mais on aborde des sujets parfois hyper profonds et qui font ressortir beaucoup de choses. Il y a quelques fois des pleurs. La psychologue ou l’assistante sociale peuvent alors sortir avec la personne et prendre le temps avec elle. C’est important pour nous de travailler dans le cadre d’une structure comme Exil, parce qu’on n’a pas la formation pour et qu’il y a des outils à connaitre. On ne peut pas tout gérer.
Claire Vuylsteke (médecin généraliste) dans mon travail, j’ai toujours abordé les patient·es de façon globale, dans une approche psycho-médico-sociale mais je fais aussi partie des projets communautaires. J’ai participé aux camps, aux activités de groupe pour lesquelles les associations nous amènent des outils dont nous ne disposons pas. Avec Maria Gladys, nous devons être là car les patientes nous connaissent. Elles ont besoin d’un espace de sécurité et confiance alors qu’elles ont déjà beaucoup de difficultés avec leur demande d’asile, etc. Notre présence est alors importante pour elle, mais le travail communautaire est aussi pour nous un espace d’observation, qui nous permet de voir des choses qu’on ne voit pas en consultation individuelle, des choses à retravailler ensemble avec les patientes par la suite.
Maria Gladys On ne peut oublier complètement notre responsabilité particulière. On doit se demander comment se positionner. Récemment, face aux questions liées au covid et aux vaccins, les positions peuvent être très sensibles, très tranchées et les opinions diverger beaucoup. Je dois réfléchir avant d’ouvrir ma bouche, me demander comment protéger les personnes, avoir conscience du poids de ma parole là-dedans, et laisser aussi les personnes s’exprimer. On réfléchit en équipe là-dessus, pour savoir ce qu’il est plus important de mettre en avant, en fonction des situations. Je dois faire attention à ne pas adopter de paroles surplombantes, tout en donnant mon avis et en assumant la responsabilité que j’ai.
Par ailleurs, ma fille a aussi participé aux stages pendant plusieurs années et mon mari participait à la dernière journée qui était souvent festive. Nos familles peuvent être impliquées au même titre que celles de nos patient·es. Cette expérience a beaucoup enrichi ma fille qui en parle encore en termes d’une expérience chouette, gaie, de découverte et partage. Pour moi, c’était une manière de partager mon monde avec elle et lui faire découvrir d’autres réalités.
Les stages résidentiels permettaient de partager la vie quotidienne avec nos patient·es et de nous retrouver dans les difficultés communes aux heures du repas ou du coucher.
Pour mes patientes en particulier, savoir qu’elles pouvaient compter sur les autres femmes et sur moi dans ces moments, représentait un bon appui.
J’étais consciente que mes patientes me regardaient mais je me disais que la possibilité de constater que tout le monde a des problèmes, humanise la relation et la relativise. On a beaucoup parlé de ces moments ensemble pendant le stage et aussi plus tard, en consultation pour désamorcer la charge émotive, les comprendre et chercher des alternatives.
Ces stages m’ont permis surtout de voir des aspects vitaux et la force de mes patient·es. Alors qu’en consultation se sont les aspects fragiles et les thèmes douloureux qui se travaillent, en stage, c’est plutôt la joie, les possibilités, les ressources qui se montrent plus clairement.
Jasmine Ça m’a beaucoup aidé. Avant, par exemple, je n’avais jamais fait des exercices de relaxation, j’ai commencé ici en Belgique. Ça nous a vraiment beaucoup aidées. Les autres l’ont dit aussi. On peut faire des mouvements, ça peut te libérer, t’es pas juste malade, ça peut alléger les soucis. Je viens ici faire des choses et j’aimerais bien continuer quand j’arrive chez moi, pas vivre brutalement, écouter de la musique douce. Pas toujours dur, courir, tellement on est habitué avec ce rythme, courir, être pressées. Penser à respirer, je me parle à moi-même car on vit avec l’angoisse tout le temps. À cause de ce qu’on a vécu. On a des cicatrices, qu’on a du mal à gommer. Comme si tu avais beaucoup dessiné, tu gommes mais il y a encore des traces, il faut gommer longtemps.
Mélanie Personnellement, je pense que ce qui est très important, c’est d’être à l’écoute de soi-même. Ce qui nous apparait bon pour nous, sera bon pour nous. C’est la force du mental sur comment on est en santé. Des choses qui me sont imposées, si pas claires pour moi dans ma tête, je ne l’accepterais pas avec mon corps. Ce qu’on pense qui est bien peut nous donner de la force pour aller mieux. S’écouter c’est important là-dedans et être active dans son processus de santé. Je pense aussi, qu’il y a une spécificité du groupe avec lequel on travaille ici. Ce sont des personnes issues de l’immigration, d’origines très variées et de culture quelques fois plus traditionnelles ou en tout cas, différentes dans lesquelles certains savoirs se sont maintenus historiquement, de génération en génération. J’ai l’impression qu’ici, notre médecine toute puissante a cassé beaucoup des savoir-faire, créant de grandes failles. C’est une richesse énorme qui apparait dans le partage entre les femmes. Pour moi c’est un enjeu du groupe et des ateliers, de valoriser ça. Je ne dois pas effacer ma culture mais en être fière et elle peut servir à tout le monde. C’est aussi une manière d’être mieux.
Retour sur les pratiques et circulation des rapports de force
Claire Ça me fait penser à la notion de patient-partenaire qu’on entend de plus en plus dans les hôpitaux, et qui implique de se demander comment faire pour que le patient soit effectivement plus actif dans son processus de santé. Améliorer les projets de soin, écouter les gens malades, écouter les gens qui encadrent, observer ce qui s’est passé, permet de faire avancer les choses.
Jasmine Moi vient de Madagascar. On fait beaucoup avec des plantes. J’ai amené ça ici en Belgique ça avec moi et je transmets au gens. Si tu connais quelque chose, tu partages. Ma fille a été malade. Alors j’ai réfléchi, comment faire ? Je trouve des solutions. Je cherche. Après la chimio, sa peau était brulée. Je sais que l’eau de coco a beaucoup de vitamines. Je lui en ai donné et au lieu de jeter le reste j’ai fabriqué de l’huile. L’huile de coco, c’est la seule qui résiste à la chaleur alors j’en ai apporté. Le kiné vient et il y a plusieurs huiles. Je lui ai laissé le choix, « je fabrique moi-même ». Il a essayé et ça l’a aidé : il m’a dit « je travaille moins, j’utilise moins ma force pour faire le massage, puis ça sent bon, c’est parfumé, agréable. » Ma fille, elle avait moins de tâches et la peau ne brulait plus. Même le médecin, constate que sa peau est mieux et elle est fière que sa mère ait fabriqué cette huile. J’ai partagé les échantillons à d’autres kinés dans l’hôpital.
On a créé aussi des familles à l’hôpital, quand on y est restées longtemps. Il y avait par exemple une dame qui était là, elle venait d’en dehors de Bruxelles, donc sa famille ne pouvait pas trop venir. Comme il y avait une salle à côté, on a fait des crêpes avec l’ergothérapeute qu’on a partagé avec les patients malades. Grâce à Exil, je connais les tactiques – je vais bientôt prendre leur job ! – et on a partagé des feuilles et on a mis des notes pour les crêpes et ce qu’on devait améliorer. Les gens de l’hôpital s’en souviennent. Le partage joue un rôle important pour se sentir mieux.
Maria Gladys Dans cette histoire, le kiné a accepté d’expérimenter ceci ou cela, je ne sais pas si avant il y avait l’ouverture pour accepter des conseils de quelqu’un d’autre.
L’idée même de la santé, et qu’on soit professionnelle de la santé, implique un poids dans la société qu’on ne peut négliger, et dans nos rapports avec les patients, et aussi nous-même comme patiente. Il y a ce rapport de force, un rapport différent. Le fait de pouvoir expliquer, demander l’avis, c’est une façon de rééquilibrer ce rapport de force qu’on ne peut gommer. Certaine essaye de réduire ce rapport, d’autres le maintiennent. Dans les hôpitaux, qui sont des structures plus lourdes, c’est une idée qui fait son chemin, doucement. Ici on le travaille beaucoup, grâce au fait qu’on est une plus petite structure. Mais c’est sociétal et très présent. On ne peut pas le nier.
En même temps, moi quand je vais chez le médecin, je veux être une patiente, et rien d’autre. La spécificité d’être patiente c’est qu’on est en bas de la hiérarchie. Alors j’attends une réponse du médecin, une solution. Quand je doute je pose la question, parfois il m’explique, parfois on nuance. J’essaye d’être claire avec ce que je veux faire, ce qu’on va faire et je pose les questions là-dessus.
Claire Moi aussi je suis, j’ai été la patiente de quelqu’un, et en général j’ai eu de bonnes expériences, avec un rapport plus horizontal. Mais j’aime ça aussi, être juste patiente, car à ce moment j’ai besoin de juste recevoir des soins, obtenir des réponses des autres.
Jasmine C’est comme je connais avec ma fille : mes enfants quand ils ont perdu leur papa, ils avaient du mal à en parler. Mais quand la copine de ma fille a perdu ses parents, elle est venue la voir, pour avoir de l’aide. « Tu es passée par là, tu partages la douleur, est-ce que tu peux m’aider ? » Elles se rejoignent, car elles partagent un même vécu. C’est ce que je fais pour la confiance, on cherche des solutions. On toque à toutes les portes, dix portes : neuf sont fermées, la dixième est ouverte, il faut tout toquer partout.
Pour savoir plus sur les activités : des Habitant·es des images ou sur le Centre Exil.