Des verts de poireaux pour changer le monde ?

Illustration : Vanya Michel

Mar­gaux Joa­chim, coor­di­na­trice de la régio­nale Char­le­roi de Pré­sence et Action cultu­relles, revient sur dix années d’actions et de réflexions liées aux ques­tions d’alimentation. Un témoi­gnage basé sur le déve­lop­pe­ment de deux pro­jets phares pour la régio­nale ; Ville Fer­tile, une pla­te­forme qui vise à créer des liens entre tous les acteur·rices de l’agriculture urbaine à Char­le­roi et le pro­jet So FOOD qui a pour objec­tif de repo­li­ti­ser le conte­nu de nos assiettes. Des confé­rences sur le bio aux ate­liers anti-gas­pi, quelles approches y sont menées ? Pour qui ? Et avec qui ?

La ques­tion de l’alimentation dans le sec­teur de l’éducation per­ma­nente, et plus spé­ci­fi­que­ment dans nos pra­tiques de ter­rain en ter­ri­toire caro­lo, a long­temps été cloi­son­née aux moments de convi­via­li­té, étant l’hameçon qui atti­re­rait les foules, encore plus si c’était gra­tuit, pour l’ensemble de nos acti­vi­tés. Ces dix der­nières années ont vu ces pra­tiques évo­luer. On pas­sait du sta­tut de consommateur·rices au sta­tut de consommacteur·rices.

La régio­nale s’est alors empa­rée, comme beau­coup d’autres asso­cia­tions du sec­teur, des ciné-débats-dégus­ta­tion, des confé­rences-apé­ro, des ren­contres autour des bien­faits d’une ali­men­ta­tion équi­li­brée, des ses­sions de com­pa­rai­son de labels verts, des ate­liers de réflexion sur les OGM, de la mise en place de grou­pe­ments d’achats en cir­cuit-courts, etc. Se retrou­vaient alors autour de la table beau­coup de convaincu·es qui déjà lan­çaient leurs jar­dins par­ta­gés, par­ta­geaient leurs res­sources et leurs graines, se for­maient en per­ma­cul­ture et lisaient Pierre Rabhi. Il faut dire que dans ces assem­blées, on a long­temps par­ta­gé l’idée qu’il fal­lait, pour des ques­tions d’écologie et de san­té publique, édu­quer les gens à mieux man­ger, à cui­si­ner, à retra­vailler des légumes anciens et à redé­cou­vrir les joies du jar­di­nage et du zéro déchet. Mais der­rière toutes ces consi­dé­ra­tions, les per­sonnes qu’il fal­lait édu­quer… ce n’était pas nous. Mais bien les per­sonnes que l’on consi­dé­rait comme étant pré­ca­ri­sées et donc dépour­vues de trucs et astuces pour ne pas gas­piller, consom­ma­trices uni­que­ment de super­mar­chés, friandes de plats pré­pa­rés et inca­pables d’avoir une ali­men­ta­tion équilibrée.

Des aprio­ris ? En par­tie sans doute. Une réa­li­té ? Liée à des impé­ra­tifs de sur­vie, assu­ré­ment. Un manque de tra­vail de ter­rain ? C’est cer­tain ! Des réseaux, dans la vie comme sur la toile, qui finissent par vous décon­nec­ter du reste du monde et puis notre inca­pa­ci­té à pen­ser l’autre, sur­tout quand il est fra­gi­li­sé… ça, et tout le reste. Bon, on a quand même fini par s’y confron­ter. De notre propre ini­tia­tive dans cer­tains quar­tiers du grand Char­le­roi ou à la demande d’associations qui tra­vaillent avec des publics plus fra­gi­li­sés, on a mon­té des pro­jets col­lec­tifs, on a orga­ni­sé des for­ma­tions pour apprendre à faire des conserves de toutes sortes, on a par­lé de graines et de semences, on a visi­té des pro­jets en tran­si­tion, on a gou­té des insectes bios… C’est cer­tain, avec tout ça, on allait chan­ger le monde.

Oui mais… est alors arri­vée la ques­tion des prix. « Com­ment je fais, moi, pour nour­rir ma famille de 5 per­sonnes chez Bio­cap ? » Et puis la ques­tion de la mobi­li­té. « Vous êtes bien gen­tils… mais en bus, com­ment faire pour rejoindre la ferme du Trieu ou celle du Maus­tit­chi ? ». Et puis les ques­tions de loge­ment, ou de situa­tions fami­liales. « En tant que maman iso­lée, je n’ai ni le temps ni le confort maté­riel pour jar­di­ner, laver, cou­per et cui­si­ner ce que j’ai récol­té ». Et là, nous n’avions pas de réponse ! C’est pas qu’on y avait jamais pen­sé, mais on ne pou­vait rien faire pour les aider.

C’est sans doute à ce moment pré­cis que nous avons déci­dé de ne plus prendre la ques­tion par le même bout. Doit-on vrai­ment apprendre aux gens à man­ger la pomme avec le tro­gnon ou leur per­mettre d’avoir un pou­voir d’achat digne de ce nom ? Est-ce qu’il s’agit, encore une fois, de culpa­bi­li­ser les com­por­te­ments indi­vi­duels ou de ques­tion­ner notre pro­jet de socié­té ? La réponse est évi­dem­ment politique !

Depuis de nom­breuses années, le Réseau Wal­lon de Lutte contre la Pau­vre­té, repré­sen­té par Chris­tine Mahy, sa pré­si­dente, s’évertue à par­ta­ger ce mes­sage « Si on veut réus­sir une action par rap­port à l’environnement, on doit la pen­ser en arti­cu­la­tion avec la jus­tice sociale. C’est-à-dire en posant les cri­tères de ce qu’on veut faire évo­luer dans la socié­té en fonc­tion de la réduc­tion des inéga­li­tés. Autre­ment dit, en fonc­tion de cri­tères équi­tables qui sup­posent qu’on ne peut pas trai­ter tout le monde de la même façon. »

Même s’il faut rap­pe­ler que les solu­tions sont majo­ri­tai­re­ment dans les mains de nos dif­fé­rentes enti­tés fédé­rées, cela doit aus­si être une mis­sion pre­mière du sec­teur de l’éducation per­ma­nente, pour des ques­tions d’alimentation ou non d’ailleurs, dans l’ensemble des pro­ces­sus, avec les groupes mais aus­si dans tous les lieux où l’on peut don­ner de la voix et par­ta­ger l’expérience du ter­rain. Au sein du mou­ve­ment PAC on dirait qu’il faut désor­mais por­ter ses lunettes éco-socia­listes et arti­cu­ler sans cesse les ques­tions de jus­tice sociale et de jus­tice cli­ma­tique. Démas­quer, repé­rer les mesures qui semblent tenir la route d’un point de vue éco­lo­gique mais qui ne font que des­ser­vir les plus pré­ca­ri­sés, en creu­sant, de manière consciente ou non, le fos­sé des inégalités.

On n’a pas encore trou­vé la solu­tion miracle à Char­le­roi. Ce serait vous men­tir. On tâtonne, on ques­tionne, on pro­pose et sur­tout on part de l’expérience des gens, de leurs com­pé­tences, de leurs héri­tages et on tente de com­prendre et contrer ensemble le dis­cours domi­nant. On s’inspire en allant voir ailleurs, on tente de par­ta­ger des idées nou­velles (par exemple, la ques­tion de la sécu­ri­té sociale ali­men­taire, sous le même prin­cipe que la sécu­ri­té sociale « clas­sique », méri­te­rait très cer­tai­ne­ment d’être appro­fon­die). On revoit nos manières de faire, par­fois à par­tir de petits chan­ge­ments comme des horaires ou des lieux de ren­dez-vous. On vise à entre­prendre un vrai rap­port de force si pas au niveau de la ville, au moins dans ses quar­tiers. Sans culpa­bi­li­té. En sor­tant des réponses indi­vi­duelles, en repen­sant les solu­tions col­lec­tives et en nour­ris­sant le débat poli­tique. Jusqu’à ce que…

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