[COVID-19] On ne nait pas déconfiné, on le devient

Par Jean Cornil

Illustration : Vanya Michel

C’est le temps d’un élé­ment de lan­gage qui trans­cende toutes les conver­sa­tions, des repas de famille aux cénacles poli­ti­co-scien­ti­fiques, en pas­sant par les réseaux « sots-sociaux », le décon­fi­ne­ment. Des mil­lions de télé­spec­ta­teurs cap­tifs attendent la bonne parole, qua­si divine, du désor­mais célèbre, du moins dans notre plat pays, du CNS.

Non, pas le CNR, le Conseil Natio­nal de la Résis­tance, si cher à l’indigné Sté­phane Hes­sel, qui devait tra­cer les plans du monde meilleur de l’après-guerre. Non, plus pro­saï­que­ment, des recom­man­da­tions style « maitre d’école » : où, quand et com­ment por­ter le masque, res­pec­ter les gestes bar­rières, faire ses courses, par­tir en vacances ou rendre visite à ses proches.

Comme pour la cir­cu­la­tion rou­tière ou le droit pénal, il convient de bâtir un code du décon­fi­ne­ment, avec ses zones d’ombre, ses para­doxes et sa juris­pru­dence. Nous ne sommes pas pour rien les des­cen­dants des Romains et du Napo­léon de 1804. Autres temps, autres mœurs. Il est vrai que, en appa­rence, le Covid semble plus dis­cret et moins dan­ge­reux que l’armée alle­mande. À cha­cun donc, sa petite résis­tance, son acte d’héroïsme ou sa lettre anonyme.

Bien sûr, il y a les éter­nelles polé­miques sur l’équilibre des prio­ri­tés entre éco­no­mique, sani­taire et huma­ni­taire. Sur la hié­rar­chie des valeurs et des actes socia­le­ment légi­times. « On peut aller dans une jar­di­ne­rie mais pas chez son méde­cin ? ». Sur les lob­bies pro­fes­sion­nels, le casse-tête de l’organisation pra­tique, les inquié­tudes paren­tales face à la réou­ver­ture des écoles, les sec­teurs éco­no­miques fébriles qui frôlent la faillite, les contro­verses sur les trai­te­ments, le pro­fi­lage médi­cal, géné­tique et cultu­rel des patients, les ana­lyses com­pa­ra­tives des poli­tiques de san­té entre pays, ou la détresse des tra­vailleurs qui, par mil­lions, s’appauvrissent en chô­mage temporaire.

Il y a aus­si la pro­fonde inéga­li­té, il faut sans cesse le rap­pe­ler mal­gré l’évidence, face au confi­ne­ment, sim­ple­ment entre la ville et la cam­pagne, les riches et les pauvres, les vil­las et les appar­te­ments, les familles nom­breuses et les soli­tudes mono­pa­ren­tales, les frac­tures, sociales, numé­riques, médi­cales, géné­ra­tion­nelles, et géo­po­li­tiques qui se cumulent et s’intensifient.

Le virus, et les moyens humains pour le com­battre, appa­raissent comme de fan­tas­tiques révé­la­teurs de la diver­si­té des condi­tions de vie et des déses­pé­rances exis­ten­tielles. De l’obésité à l’empreinte géné­tique, du doigt de pied dans la pis­cine à la réclu­sion dans un 30 m2, de l’absolue obli­ga­tion de déni­cher quelques sous pour ne pas mou­rir de faim aux per­for­mances esthé­tiques confi­nées de l’artiste Abra­ham Poin­che­val, qui s’enferme dans diverses choses, toute la gamme des des­ti­nées sur­git, comme scan­nées et dis­cri­mi­nées par un infime petit bout d’ARN.

Pro­té­gé dans le ventre de sa mère, des mois de dou­ceur et de sécu­ri­té, au point que cer­tains, comme le phi­lo­sophe rou­main Emil Cio­ran, n’ont d’autre but que de rêver y retour­ner, l’humain, comme tous les ani­maux, expé­ri­mente, le temps d’un bat­te­ment de cil à l’échelle cos­mique, entre regrets, amer­tumes et enchan­te­ments, une tra­jec­toire de déconfinement.

Le hasard des lieux et des époques, les mar­quages bio­lo­giques et cultu­rels, les condi­tions socioé­co­no­miques et les facettes du carac­tère, modè­le­ront le par­cours. Nous sommes au cœur même « du métier de vivre ».

Au fond, tel que le rap­pelle l’archéologue Jean-Paul Demoule, comme espèce, depuis nos ancêtres les chas­seurs-cueilleurs, nous n’avons ces­sé de tou­jours plus nous confi­ner. De la grotte et de la hutte aux vête­ments, des mai­sons, de terre, de bois puis de pierre, jusqu’à l’automobile et au bureau. Le grand vent nous insé­cu­rise. Juste un soup­çon d’open space. Mais à 1 m 50 because la pan­dé­mie. Recherche juste dis­tance. « Ni contre, ni tout contre », écri­vait le psy­cha­na­lyste Jacques Lacan.

Cette expé­rience sin­gu­lière d’une assi­gna­tion tem­po­raire à rési­dence nous rend aus­si la Terre à nou­veau immense. Dila­ta­tion de l’espace du voyage. Rejoindre Ostende va rele­ver de l’odyssée. Et, pour tra­ver­ser les océans ou les déserts, il nous fau­dra renouer avec l’âme explo­ra­trice de Magel­lan ou de Nico­las Bouvier.

À l’inverse, comme per­sonne, nous aspi­rons, tel l’idéal des Lumières, à un élar­gis­se­ment de l’esprit, à un décon­fi­ne­ment men­tal, à sor­tir de « l’état de mino­ri­té » comme l’exprimait Emma­nuel Kant. Mais les ruses de l’Histoire et les obs­tacles du des­tin foi­sonnent. Les assi­gna­tions iden­ti­taires et cultu­relles nous qua­drillent, et balisent notre ter­rain de jeux et d’enjeux.

S’émanciper de la grille socio­lo­gique de Pierre Bour­dieu, le très fameux mobile de la dis­tinc­tion, est sans nul doute une ten­ta­tive d’évasion exi­geante et com­plexe. Moi, l’essayiste ama­teur, issu de la classe moyenne supé­rieure (capi­tal cultu­rel éle­vé, capi­tal éco­no­mique faible), j’accumule les ten­ta­tives de dés­in­car­cé­ra­tion depuis des décen­nies. Suc­cès miti­gé. Mon décon­fi­ne­ment phy­sique, le jour venu, sera rela­ti­ve­ment aisé. D’autant que les rai­sons éthiques, se pro­té­ger soi-même et les autres, de ce régime péni­ten­tiaire VIP, appa­raissent, à tout esprit un peu civique, comme évidentes.

Mais le décon­fi­ne­ment men­tal s’avère un effort tenace, obs­ti­né, sou­te­nu et au long cours. Luci­di­tés et prises de conscience ad libi­tum. Com­bat per­ma­nent contre le « retour à la nor­male » et le refus de la nor­ma­ti­vi­té. Exer­cices sans relâche d’esprit cri­tique et de ratio­na­li­té à l’écart de « la per­sua­sion trom­peuse et de la domi­na­tion dog­ma­tique » illus­trées par le cou­rage remar­quable de Spi­no­za, au cœur de ce 17e siècle hol­lan­dais, libé­ral et répu­bli­cain, face aux forces réac­tion­naires de l’Église et du Roi.

Un autre pen­seur, ins­pi­ra­teur de Spi­no­za et plus pru­dent encore, René Des­cartes, qui allait décou­vrir quelques clés de l’esprit moderne, avait pour maxime latine Lar­va­tus pro­deo, j’avance mas­qué. Superbe exemple de la sub­tile dia­lec­tique entre la néces­si­té de décon­fi­ner sa pen­sée, démarche révo­lu­tion­naire, et la pré­ser­va­tion de son inté­gri­té, comme mam­mi­fère pro­duit de la sélec­tion natu­relle, contre les relents les plus obs­curs de l’âme humaine.

« Larvatus prodeo » (Descartes)