Effondrement des ventes de la bière Corona. Escorte par la police des convois de masques. Pillage des magasins d’armes. Nettoyage des courses alimentaires à l’eau de Javel. Bains au détergeant. Saisie d’un container conservant 6 tonnes d’écailles de pangolin. Conviction que la moelle épinière de girafe guérit le SIDA, et que de la bile d’ours mélangée à de la corne de chèvre, selon la médecine traditionnelle chinoise, contribue à soigner les symptômes du virus. Touriste bloqué dans un palace de Barcelone, chargé d’ouvrir chaque jour les 1400 robinets. On pourrait ajouter à cet inventaire de la déraison, les lettres de dénonciation du non-suivi des horaires de confinement ou l’interception par certains services secrets de caisses de masques sur le tarmac des aéroports extrême-orientaux.
En effet assurer « le service de phares et balises » selon la formule du juriste Alain Supiot1 afin d’éclairer nos incertitudes relève de l’exploit en temps d’angoisses pandémiques. Face à cette anxiété diffuse qui enveloppe l’atmosphère sociale d’une étrange épaisseur, la tentation se fait obsédante de céder à la déraison, ce Xanax moral, qui comme tant de spiritualités et de religions, a pour mission impossible de conjurer nos peurs.
Car, c’est bien l’inquiétude fondamentale, métaphysique dirait un lettré, devant notre finitude existentielle qui amorce toutes les croyances et toutes les philosophies. La crainte de la mort fonde ces disciplines de l’esprit, selon Arthur Schopenhauer. Que ce soit par Dieu et la foi, ou par la lucidité et la raison, ce que certains appellent « une spiritualité laïque », l’objectif reste bien identique, se rassurer face à l’inéluctable néant.
De la participation aux idées éternelles de Platon à l’hindouisme, pour lequel la mort n’est pas un point mais une virgule, du paradis des chrétiens à la réincarnation des cycles du Bouddhisme, des principes anthropiques à la « Near death expérience », inlassablement et sous toutes les latitudes, l’humain s’évertue à « doubler le réel », selon les mots de Clément Rosset, et à refuser le très nietzschéen crépuscule des idoles, « le secours de ce qui n’existe pas » lui étant indispensable.
Car ce virus est décidément très friand d’épiphanie et de mysticisme. Il a incontestablement la pulsion idolâtre, à l’aise entre oraisons silencieuses et chants de louanges. Voyez les messes de la célébration de Pâques pour les fidèles allemands assis dans leurs voitures, les confessions derrière une protection de plexiglas, les distributions d’hosties adaptées aux gestes-barrières ou les grands rassemblements propagateurs de la maladie chez les évangélistes d’Alsace, les écoles de théologie chiite à Qom, les réunions d’une secte en Corée du Sud ou le transfert de Rama, septième avatar de Vishnou en Inde.
En même temps, expression chère à l’hexagone républicain, Covid-19 dégage un léger parfum de revanche laïque. Certes, les intégristes défient la science et les consignes de sécurité, entre messe clandestine et imprécation d’un ayatollah sur la punition de Dieu ou refus de la distanciation physique par les Juifs ultra-orthodoxes. Mais, dans l’ensemble, le clergé s’est rallié aux mesures sanitaires, les « gestes de la foi » ne semblant plus une barrière efficace contre le virus.
Pire encore, dans notre ludodrome planétaire, le numineux2 perd du terrain. Le déconfinement a fait passer la jardinerie et l’épicerie avant l’église, le temple, la mosquée ou la synagogue. Le besoin spirituel vient après le jogging, la boutique de fringues ou la soirée entre copains. « La prière n’a pas forcément besoin d’un lieu de rassemblement » clame un ministre de l’Intérieur et des Cultes. Ouvrir les musées avant les cathédrales a provoqué quelques poussées d’urticaire peccamineux3 au sein des clergés respectifs.
Au fond, l’ignorance et l’indifférence envers le religieux apparaissent bien pires que la confrontation immémoriale Eglise/Etat. La foi est passée de l’universel au catégoriel, à l’instar des supermarchés, des galeries commerciales ou des coiffeurs pour chiens. Même avec les messes 2.0, les confessions sur Skype, les rabbins sur Zoom, ou les rituels via le webinar.
Alors, face à un microbe sans foi ni loi, en ces moments de repli sur soi propices à l’introspection et peut-être de retour à l’essentiel, se dessinent les différents visages du divin et du spirituel, entre panthéismes et radicalismes, entre regains de religiosité, convictions scientifiques et destins tragiques de peuples abandonnés. Comme l’écrit Emil Cioran, « il est vulgaire de claironner des dogmes au milieu de ces âges exténués ».
Mais ce grain d’ARN, même à quelque distance les uns des autres, a créé une forme de communauté éthique universelle, selon la formule du philosophe Francis Wolff. Il a accompli la mission première de la religiosité, selon une de ses deux étymologies classiques : assurer du lien. Quatre milliards d’humains se sont confinés pour protéger les plus vulnérables d’entre-eux. « J’ai abandonné le bouddhisme car on est trop mal assis » raillait en son temps Jean Yanne. Espérons que l’abandon futur et souhaité des 150 centimètres de circonstance n’entraîne pas le retour à une désunion qui nous ferait oublier le minimum de « cosmopolitesse » envers les autres et la nature, ce somptueux néologisme issu d’une conversation entre l’écrivain Alain Damasio et le philosophe Baptiste Morizot.4
- Voir l’émission « La grande librairie » (France 5) du 13/05/2020
- Relatif au divin, au sacré. NDLR
- Relatif au péché. NDLR
- Voir l’émission « La grande librairie » (France 5) du 20/05/2020
« Que ferait-on sans le secours de ce qui n’existe pas ? » (Paul Valéry)