[COVID-19] Un virus sans foi ni loi ? Critique de la déraison épidémiologique.

Par Jean Cornil

Illustration : Vanya Michel

Effon­dre­ment des ventes de la bière Coro­na. Escorte par la police des convois de masques. Pillage des maga­sins d’armes. Net­toyage des courses ali­men­taires à l’eau de Javel. Bains au déter­geant. Sai­sie d’un contai­ner conser­vant 6 tonnes d’écailles de pan­go­lin. Convic­tion que la moelle épi­nière de girafe gué­rit le SIDA, et que de la bile d’ours mélan­gée à de la corne de chèvre, selon la méde­cine tra­di­tion­nelle chi­noise, contri­bue à soi­gner les symp­tômes du virus. Tou­riste blo­qué dans un palace de Bar­ce­lone, char­gé d’ouvrir chaque jour les 1400 robi­nets. On pour­rait ajou­ter à cet inven­taire de la dérai­son, les lettres de dénon­cia­tion du non-sui­vi des horaires de confi­ne­ment ou l’interception par cer­tains ser­vices secrets de caisses de masques sur le tar­mac des aéro­ports extrême-orientaux.

En effet assu­rer « le ser­vice de phares et balises » selon la for­mule du juriste Alain Supiot1 afin d’éclairer nos incer­ti­tudes relève de l’exploit en temps d’angoisses pan­dé­miques. Face à cette anxié­té dif­fuse qui enve­loppe l’atmosphère sociale d’une étrange épais­seur, la ten­ta­tion se fait obsé­dante de céder à la dérai­son, ce Xanax moral, qui comme tant de spi­ri­tua­li­tés et de reli­gions, a pour mis­sion impos­sible de conju­rer nos peurs.

Car, c’est bien l’inquiétude fon­da­men­tale, méta­phy­sique dirait un let­tré, devant notre fini­tude exis­ten­tielle qui amorce toutes les croyances et toutes les phi­lo­so­phies. La crainte de la mort fonde ces dis­ci­plines de l’esprit, selon Arthur Scho­pen­hauer. Que ce soit par Dieu et la foi, ou par la luci­di­té et la rai­son, ce que cer­tains appellent « une spi­ri­tua­li­té laïque », l’objectif reste bien iden­tique, se ras­su­rer face à l’inéluctable néant.

De la par­ti­ci­pa­tion aux idées éter­nelles de Pla­ton à l’hindouisme, pour lequel la mort n’est pas un point mais une vir­gule, du para­dis des chré­tiens à la réin­car­na­tion des cycles du Boud­dhisme, des prin­cipes anthro­piques à la « Near death expé­rience », inlas­sa­ble­ment et sous toutes les lati­tudes, l’humain s’évertue à « dou­bler le réel », selon les mots de Clé­ment Ros­set, et à refu­ser le très nietz­schéen cré­pus­cule des idoles, « le secours de ce qui n’existe pas » lui étant indispensable.

Car ce virus est déci­dé­ment très friand d’épiphanie et de mys­ti­cisme. Il a incon­tes­ta­ble­ment la pul­sion ido­lâtre, à l’aise entre orai­sons silen­cieuses et chants de louanges. Voyez les messes de la célé­bra­tion de Pâques pour les fidèles alle­mands assis dans leurs voi­tures, les confes­sions der­rière une pro­tec­tion de plexi­glas, les dis­tri­bu­tions d’hosties adap­tées aux gestes-bar­rières ou les grands ras­sem­ble­ments pro­pa­ga­teurs de la mala­die chez les évan­gé­listes d’Alsace, les écoles de théo­lo­gie chiite à Qom, les réunions d’une secte en Corée du Sud ou le trans­fert de Rama, sep­tième ava­tar de Vish­nou en Inde.

En même temps, expres­sion chère à l’hexagone répu­bli­cain, Covid-19 dégage un léger par­fum de revanche laïque. Certes, les inté­gristes défient la science et les consignes de sécu­ri­té, entre messe clan­des­tine et impré­ca­tion d’un aya­tol­lah sur la puni­tion de Dieu ou refus de la dis­tan­cia­tion phy­sique par les Juifs ultra-ortho­doxes. Mais, dans l’ensemble, le cler­gé s’est ral­lié aux mesures sani­taires, les « gestes de la foi » ne sem­blant plus une bar­rière effi­cace contre le virus.

Pire encore, dans notre ludo­drome pla­né­taire, le numi­neux2 perd du ter­rain. Le décon­fi­ne­ment a fait pas­ser la jar­di­ne­rie et l’épicerie avant l’église, le temple, la mos­quée ou la syna­gogue. Le besoin spi­ri­tuel vient après le jog­ging, la bou­tique de fringues ou la soi­rée entre copains. « La prière n’a pas for­cé­ment besoin d’un lieu de ras­sem­ble­ment » clame un ministre de l’Intérieur et des Cultes. Ouvrir les musées avant les cathé­drales a pro­vo­qué quelques pous­sées d’urticaire pec­ca­mi­neux3 au sein des cler­gés respectifs.

Au fond, l’ignorance et l’indifférence envers le reli­gieux appa­raissent bien pires que la confron­ta­tion immé­mo­riale Eglise/Etat. La foi est pas­sée de l’universel au caté­go­riel, à l’instar des super­mar­chés, des gale­ries com­mer­ciales ou des coif­feurs pour chiens. Même avec les messes 2.0, les confes­sions sur Skype, les rab­bins sur Zoom, ou les rituels via le webinar.

Alors, face à un microbe sans foi ni loi, en ces moments de repli sur soi pro­pices à l’introspection et peut-être de retour à l’essentiel, se des­sinent les dif­fé­rents visages du divin et du spi­ri­tuel, entre pan­théismes et radi­ca­lismes, entre regains de reli­gio­si­té, convic­tions scien­ti­fiques et des­tins tra­giques de peuples aban­don­nés. Comme l’écrit Emil Cio­ran, « il est vul­gaire de clai­ron­ner des dogmes au milieu de ces âges exté­nués ».

Mais ce grain d’ARN, même à quelque dis­tance les uns des autres, a créé une forme de com­mu­nau­té éthique uni­ver­selle, selon la for­mule du phi­lo­sophe Fran­cis Wolff. Il a accom­pli la mis­sion pre­mière de la reli­gio­si­té, selon une de ses deux éty­mo­lo­gies clas­siques : assu­rer du lien. Quatre mil­liards d’humains se sont confi­nés pour pro­té­ger les plus vul­né­rables d’entre-eux. « J’ai aban­don­né le boud­dhisme car on est trop mal assis » raillait en son temps Jean Yanne. Espé­rons que l’abandon futur et sou­hai­té des 150 cen­ti­mètres de cir­cons­tance n’entraîne pas le retour à une dés­union qui nous ferait oublier le mini­mum de « cos­mo­po­li­tesse » envers les autres et la nature, ce somp­tueux néo­lo­gisme issu d’une conver­sa­tion entre l’écrivain Alain Dama­sio et le phi­lo­sophe Bap­tiste Mori­zot.4

  1. Voir l’émission « La grande librai­rie » (France 5) du 13/05/2020
  2. Rela­tif au divin, au sacré. NDLR
  3. Rela­tif au péché. NDLR
  4. Voir l’émission « La grande librai­rie » (France 5) du 20/05/2020

« Que ferait-on sans le secours de ce qui n’existe pas ? » (Paul Valéry)