Bâtonner — Comment l’argent détruit le journalisme

Sophie Eustache

Vous sur­fez d’un média à l’autre et vous y lisez peu ou prou les mêmes « news » à peine modi­fiées ? Vous avez l’impression que l’info devient de plus en plus pauvre, plus sen­sa­tion­na­liste, ou encore comme télé­gui­dée et rem­plie de pla­ce­ment pro­duit en tout genre ? Qu’elle devient de plus en plus confor­miste y com­pris dans des quo­ti­diens dits « de réfé­rence » ? Pas éton­nant, de puis­sants mou­ve­ments ont modi­fié en pro­fon­deur le métier de jour­na­liste depuis 20 ans. C’est tout l’objet de Bâton­ner que de décrire ces pro­ces­sus à l’œuvre en une excel­lente syn­thèse d’une cen­taine de pages. Écrit par Sophie Eus­tache, jour­na­liste, mais aus­si spé­cia­liste de la fabri­ca­tion de l’information, son enquête se base sur de mul­tiples entre­tiens réa­li­sés avec des jour­na­listes pré­caires et précarisé·es.

Elle évoque irré­sis­ti­ble­ment le Sur la télé­vi­sion de Pierre Bour­dieu, d’ailleurs cité à l’occasion, tant l’analyse déroule et révèle, comme lui en son temps, les pro­ces­sus contem­po­rains de la fabri­ca­tion de l’information et les muta­tions actuelles du jour­na­lisme. Des trans­for­ma­tions nées des phé­no­mènes de concen­tra­tions éco­no­miques et de l’irruption numé­rique. Car si les conte­nus pro­mo­tion­nels prennent de plus en plus de place, c’est en rai­son de la mon­tée en puis­sance du modèle du média aux deux publics à qui il faut plaire : c’est-à-dire les lecteurs/spectateurs d’un côté et les annon­ceurs de l’autre. La vente de temps de cer­veau dis­po­nible à de beaux jours devant elle ! Avec l’avènement de l’info deve­nue pro­duit mar­chand, les mana­gers rem­placent les rédac-chefs ; des « char­gés de conte­nus » se sub­sti­tuent aux jour­na­listes ; le fac­tuel rem­place l’analyse ; Le court devient la norme. Et il faut sans cesse gagner du temps et tra­vailler tou­jours plus en effec­tif tou­jours plus réduit. Du coup, dans les « desks », ces bureaux char­gés de balan­cer de l’info sur le site web du média et sur les réseaux sociaux, on « bâtonne », c’est-à-dire qu’on copie-colle une dépêche. Ou bien on fait de la « cura­tion » — quand on reprend sans les citer des bouts d’articles écrits par d’autres. Ou encore, on publie des inter­views très courtes (type « 3 ques­tions à »)… his­toire de faire du tra­fic et d’habiller un peu les cou­loirs de pubs. Au final, on n’écrit plus vrai­ment d’articles, on ne sort plus de son bureau, on n’informe plus mais on crée des conte­nus. Si pos­sible click-friend­ly

L’info-divertissement agui­cheuse devient peu à peu la norme d’un jour­na­lisme obsé­dé par les sta­tis­tiques de fré­quen­ta­tions de leur site. Car, paral­lè­le­ment, Google (et sa logique spé­ci­fique de réfé­ren­ce­ment) s’est petit à petit impo­sé comme rédac­teur en chef des ser­vices web de tous les médias… Ceux et celles qui veulent bien faire leur bou­lot aban­donnent, dés­illu­sion­nés et épui­sés par ces pro­ces­sus de déqua­li­fi­ca­tion de leur métier. Ceux et celles qui res­tent se plient aux logiques pro­duc­ti­vistes et publi­ci­taires. Ça fait un peu fris­son­ner et se deman­der jusqu’à quand l’exercice démo­cra­tique par l’information res­te­ra pos­sible. Et met évi­dem­ment en avant le besoin de len­teur, de pro­fon­deur, et sur­tout de moyens et de sécu­ri­té pour ceux et celles qui veulent encore faire du journalisme.

Aurélien Berthier

Bâtonner
Comment l’argent détruit le journalisme
Sophie Eustache
Amsterdam, 2020

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