Contre l’alternumérisme

Julia Lanaïe & Nicolas Alep

« Un autre numé­rique est pos­sible ! », telle pour­rait être la devise des alter­nu­mé­ristes, c’est-à-dire de celles et ceux qui pensent et défendent un numé­rique plus juste et plus ver­tueux. Un numé­rique « citoyen », « libre », « ouvert », « vert » qui pour­rait adve­nir à condi­tion de conver­tir donc la méga­ma­chine et les GAFAM à la démo­cra­tie et à l’intérêt géné­ral là où règnent la recherche de pro­fit et l’exploitation des don­nées. Il fau­drait ajus­ter pour cela la socié­té indus­trielle à nos valeurs, sub­ver­tir le numé­rique de l’intérieur, en un mot le réfor­mer. Mais las, comme le déve­loppent Julia Laï­nae et Nico­las Alep, pas plus qu’un « capi­ta­lisme de gauche » ne soit pos­sible, un numé­rique régu­lé et pro­gres­siste reste un fan­tasme un peu naïf pour ména­ger la chèvre et le chou, le confort et la des­truc­tion du monde. Ain­si, dif­fé­rentes pistes sou­vent évo­quées dans nos milieux socio­cul­tu­rels sont pas­sées en revue. Ain­si en est-il de la mai­trise du golem numé­rique pour le rendre plus « inclu­sif ». Ou plus « durable » (sou­vent prô­né par des lob­bys verts très clairs). Ou encore d’en avoir un usage « rai­son­né » via des éco­gestes (ah si chaque coli­bri cou­pait sa box la nuit). Autre membre de la famille alter­nu­mé­riste ana­ly­sé ici, celle du monde du libre qui, tout sym­pa­thique qu’il soit, ne remet en fait pas du tout en cause la place de la sainte tech­nique dans nos socié­tés. Est éga­le­ment déve­lop­pé le mythe de l’ouverture des codes et des algo­rithmes qui résou­drait tout. Les outils qui nous oppressent ces­se­ront-ils de le faire s’ils sont trans­pa­rents ? Pas sûr. La « démo­cra­tie numé­rique » por­tée par l’open data ou les civic tech (ces outils cen­sés rap­pro­cher gouverné̏·es et gou­ver­nants) est éga­le­ment désa­cra­li­sée. L’ouvrage de 2020 réédi­té cette année n’a pas per­du en per­ti­nence avec le temps, le fait de vou­loir réfor­mer le numé­rique capi­ta­liste étant une idée tou­jours très vivace dans nos milieux. Il se voit enri­chi d’un inté­res­sant avant-pro­pos sur les moyens de la décrois­sance numé­rique que Lanaïe et Alep appellent de leurs vœux. Un livre qui per­met de voir à quel point espé­rer se réap­pro­prier un monde qui nous échappe est vain. On prend la mesure de toutes ces fausses pistes, au mieux naïves sinon com­plices, celles qui nous font pen­ser qu’il serait encore pos­sible de « vivre inté­gra­le­ment connec­té alors que la pla­nète brûle ». Face à la tech­no­cra­tie qui se géné­ra­lise, il vau­drait donc mieux sor­tir du solu­tion­nisme tech­no­lo­gique, même si – et peut-être sur­tout si — celui-ci se reven­dique de gauche. Et oser envi­sa­ger la dés­in­for­ma­ti­sa­tion du monde : « Des humains plu­tôt que des machines, des cer­veaux plu­tôt que des ser­veurs ! ». (AB)

Aurélien Berthier

Contre l’alternumérisme
Julia Lanaïe & Nicolas Alep
La Lenteur, 2023 (Réédition 2020)

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