Dans l’œil du crocodile

Val Plumwood

En 1985, l’autrice et uni­ver­si­taire fémi­niste Val Plum­wood a sur­vé­cu à une attaque de cro­co­dile. Forte de cette expé­rience extrême qui a bou­le­ver­sé sa vie, elle s’est inter­ro­gée sur la signi­fi­ca­tion de nos vies, humains que nous sommes dans un monde bâti sur l’anthropocentrisme et la domi­na­tion. Sept de ses textes viennent d’être brillam­ment tra­duit par Pierre Mad­lin pour la belle mai­son Wild­pro­ject. Tous sont une invi­ta­tion à remettre en cause nos anciens récits du monde au pro­fit d’un récit plus modeste, mais aus­si plus rac­cord avec notre époque. Son point d’ancrage ? Notre sys­tème de valeurs qui repose sur l’idée d’une nette dis­tinc­tion entre nature et culture. Or, son expé­rience vécue de proie en est la preuve la plus abso­lue : les êtres humains ne sont pas dotés de « quelque chose » dont le monde de la nature serait dépour­vu. Ain­si, au tra­vers de ses écrits, elle dis­tille argu­ments et contre-argu­ments attes­tant que cette vision dua­liste du monde est inopé­rante et que la hié­rar­chie de valeurs qui la fonde n’a aucun sens. Au centre de sa réflexion figure l’idée que nous sommes de la nour­ri­ture, au même titre que les autres êtres vivants. Elle dénonce ce sys­tème paral­lèle mis en place au tra­vers de l’histoire et qui vou­drait que notre iden­ti­té soit spi­ri­tuelle et non cor­po­relle, fai­sant de nous des êtres supé­rieurs. Ain­si, la phi­lo­sophe aus­tra­lienne lance cette ques­tion : « Quand com­pren­drons-nous que la valeur d’un être n’est pas pro­por­tion­nelle à son intel­li­gence, qu’un sur­croît de sophis­ti­ca­tion et de com­plexi­té n’implique pas tou­jours une amé­lio­ra­tion ? ». Au détour d’un cha­pitre consa­cré à l’analyse du film Babe, elle dézingue les concepts de végé­ta­ria­nisme uni­ver­sel et de véga­nisme onto­lo­gique, les­quels s’affirment comme les seuls prin­cipes moraux offrant une alter­na­tive pour résoudre les ten­sions entre une concep­tion com­mu­ni­ca­tive et une concep­tion ali­men­taire des êtres vivants non-humains. En lieu et place de ceux-ci, elle pro­pose l’animalisme éco­lo­gique dont elle dit qu’il engage une rup­ture plus radi­cale avec l’idéologie de la mai­trise. Cette phi­lo­so­phie de vie est, selon elle, bien plus que le véga­nisme onto­lo­gique, pro­pice à la conscience éco­lo­gique, à la libé­ra­tion humaine et même à l’activisme en faveur des ani­maux. Et que dire de ce cha­pitre dédié à sa rela­tion avec son wom­bat ? Tout sim­ple­ment déli­cieux, comme une petite bouf­fée d’oxygène entre deux essais asphyxiants tant on ne peut que se sen­tir pro­fon­dé­ment concerné·e, et même par­fois un peu cou­pable, à la lec­ture de son pro­pos tran­chant. Ce que Val Plum­wood pointe à divers endroits, c’est cette confu­sion entre res­pect de l’être vivant non-humain et les pra­tiques de la culture mar­chande. Selon elle, c’est cette der­nière qui engendre l’opposition humain vs nature qu’elle entend dépas­ser au tra­vers de l’animalisme éco­lo­gique. Au long des 180 pages de l’ouvrage, nous décou­vrons une pen­sée pro­fon­dé­ment huma­niste au sens noble du terme. Une pen­sée où l’être humain est remis à sa juste place : celle d’un être vivant au sein du vivant, d’où il est périlleux d’oublier le carac­tère indomp­table du monde que nous pen­sons maitriser.

July Robert

Dans l’œil du crocodile

Val Plumwood

Wildproject, 2021

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