Dormir n’est pas qu’une question intime. Le sommeil est en effet modelé et structuré par les valeurs dominantes de chaque époque. On sait par exemple que nos sociétés contemporaines capitalistes nous font perdre toujours plus de temps de sommeil ces quarante dernières années : l’exigence de productivité continue nous incite à rester toujours disponibles, toujours en veille. L’historien états-unien Roger Ekirch s’attaque à quelques aspects de cette politique du sommeil dans La grande transformation du sommeil, réalisé à partir d’étude de romans, de journaux intimes, de peintures des 18 et 19e siècles. Il fait d’abord un sort au sommeil fantasmé d’avant, supposé comme pur et parfait, sans pollution sonore et lumineuse comme celles qui gâchent nos nuits modernes. En réalité, le sommeil d’antan était peuplé de beaucoup de peur et d’angoisse (les voleurs, les incendies), dérangé par les indésirables (rats, puces…), grelotant en hiver… Et sans confort. Car — a l’exception notable de la grande bourgeoisie et l’aristocratie, le sommeil est politique rappelez-vous — rares étaient même les gens équipés en lit. Mais la thèse révolutionnaire de ce livre, c’est sans nul doute celle de montrer que la forme globale de nos nuits a changé. Auparavant, on dormait en deux phases distinctes (sommeil biphasique), entrecoupé d’une pause entre ce « premier somme » et le second. Cette pause d’une heure environ se produisant vers la « mi-nuit ». Pendant celle-ci, on faisait l’amour, lisait, priait, rangeait, s’occupait des bêtes… L’hygiénisme (qui encense les lève-tôt) et l’éclairage public (qui nous fait coucher plus tard) voit l’allongement du premier sommeil et la disparition progressive du second sommeil à la fin 19e siècle. Le sommeil continu de 8 heures d’affilée, souvent présenté comme « naturel », s’est donc en réalité développé récemment. La postface de Matthew Wolf-Meyer indique par ailleurs à quel point il a été taillé pour plus de productivité capitalistique. Ce livre phare des sleep studies a ouvert la voie à une politisation d’une pratique qu’on estimait hautement individuelle. Et porte en creux une critique à la supposée insomnie du milieu de nuit qui touche tant de personnes, engraisse l’industrie pharmaceutique, et qui ne serait finalement qu’une résurgence du sommeil d’avant… Déculpabilisant !
Aurélien BerthierLa grande transformation du sommeil
Roger Ekrich
Amsterdam, 2021