Paroles données, Paroles perdues ?

Collectif Sylloge

Que reste-t-il de nos actions ? De nos acti­vi­tés ? De nos groupes de parole ? C’est quelque part à cette ques­tion que Paroles don­nées, Paroles per­dues ? apporte une réponse sin­gu­lière. La Stra­da, le centre d’appui au sec­teur de l’aide aux per­sonnes sans-abris, orga­nise à Bruxelles depuis le début des années 2000 une série de groupes de parole ras­sem­blant sans-abris, tra­vailleurs sociaux, et toutes per­sonnes inté­res­sées à dis­cu­ter. Fait rare, ils ont qua­si tous été fil­més. Fait encore plus rare, le col­lec­tif Syl­loge, réunis­sant cher­cheuses et artistes, a déci­dé de reprendre cette matière de 140 heures et d’en faire un livre. Les pro­pos tenus lors de ces espaces de parole y sont retrans­crits, didas­ca­lies com­prises, pour rendre compte de la dyna­mique du moment, du non ver­bal, des émo­tions et des conflits, de tout ce qui s’y est joué, et qui nous informe tout autant que les mots. De tout ce qui n’apparaitra évi­dem­ment jamais sur les PV, ce degré zéro de la mémoire d’un col­lec­tif de tra­vail. Tout à la fois réflexion sur le moment-réunion et sur le deve­nir d’une action socio­cul­tu­relle, que l’occasion de trans­mettre la parole des pauvres, cet ouvrage est remar­quable à plus d’un titre. Déjà parce que la fabri­ca­tion du livre est impec­cable : les calques illus­trés de discutant·es rendent par exemple la ges­tuelle et la théâ­tra­li­té de ces ren­dez-vous. Mais sur­tout parce qu’il met en pers­pec­tive bon nombre de nos pra­tiques de ter­rain et choses qu’on estime sou­vent comme indé­pas­sables. Ain­si, les témoi­gnages par les pre­miers concerné·es et les inter­pel­la­tions diverses posent les bases d’une fabri­ca­tion com­mune de l’aide sociale sou­vent des­cen­dante, voire auto­ri­taire. Bien au-delà de la simple « trace » admi­nis­tra­tive, qui acte l’activité menée, Paroles don­nées, paroles per­dues ? fait la démons­tra­tion du pro­lon­ge­ment pos­sible d’une action socio­cul­tu­relle, bien après qu’elle a été réa­li­sée. Et ce dans une forme hybride, entre poé­sie, ana­lyses, poli­tiques, sciences sociales, jour­na­lisme et lit­té­ra­ture effi­cace et agréable. C’est un peu « comme si on y était ». On peut dès lors éprou­ver un peu plus d’empathie et avoir une com­pré­hen­sion sans doute plus fine des choses que si on lisait un rap­port sur la pau­vre­té à Bruxelles. Ce livre per­met donc à une parole sociale et col­lec­tive d’exister, et donne chair à une figure sociale et poli­tiques, à rebours des repré­sen­ta­tions média­tiques et domi­nantes de la pau­vre­té sou­vent com­prises entre misé­ra­bi­lisme et roman­tisme. Ceux et celles qui vivent dans la rue, la plu­part du temps invisibilisé·es, peuvent prendre la parole et enfin lais­ser une empreinte, être lu·es. À défaut, géné­ra­le­ment, d’être écouté·es.

Aurélien Berthier

Paroles données, Paroles perdues ?
Collectif Sylloge
Maelström Reevolution, 2020

Autres Popcorns "Lecture"