Entretien avec Bernard Friot

Pour une sécurité sociale de l’alimentation

Illustration : Emilia Tillberg

Ancien­ne­ment pro­fes­seur de socio­lo­gie à l’Université de Paris-Nan­terre, Ber­nard Friot mène des recherches depuis une cin­quan­taine d’années sur les ques­tions de salaires et de sécu­ri­té sociale. Ins­crit au Par­ti com­mu­niste fran­çais et à la FSU, syn­di­cat majo­ri­tai­re­ment repré­sen­té dans la fonc­tion publique, il est aus­si membre d’une orga­ni­sa­tion d’éducation per­ma­nente, Réseau sala­riat, qui déve­loppe – entre autres – le prin­cipe d’une sécu­ri­té sociale de l’alimentation pour en finir avec l’agro-industrie capi­ta­liste qui encou­rage la mal­bouffe, la pol­lu­tion des sols et la malnutrition.

D’où vient l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation ?

Sans doute de canaux mul­tiples, et anté­rieurs à ma sen­si­bi­li­sa­tion à la ques­tion, mais celui auquel j’ai été asso­cié date d’il y a près de quatre ans. Je par­ti­ci­pais à un stage de l’Ardeur, asso­cia­tion de for­ma­tion à la confé­rence ges­ti­cu­lée, pour la pré­pa­ra­tion de ma confé­rence ges­ti­cu­lée sur la retraite, et j’ai dis­cu­té avec un autre ges­ti­cu­lant, Mathieu Dal­mais, qui appar­tient à Agris­ta, un col­lec­tif d’ingénieurs agro­nomes membres d’Ingénieurs sans fron­tières. Son sou­ci était d’en finir avec l’aide ali­men­taire. L’aide ali­men­taire est le der­nier seg­ment néces­saire de l’agrobusiness qui génère énor­mé­ment de déchets (un tiers de la pro­duc­tion ali­men­taire est jeté) mais refile le cout de trai­te­ment de ces déchets au sec­teur asso­cia­tif tout en béné­fi­ciant d’exonérations fis­cales, de cré­dits d’impôt, comme si c’était une bonne action. Que faire dès lors qu’on ne peut pas lais­ser des per­sonnes avoir faim ? Sor­tir des per­sonnes de la faim sans les can­ton­ner dans une rela­tion d’aide sup­pose une sol­va­bi­li­sa­tion uni­ver­selle du besoin d’alimentation. J’ai alors pen­sé à un dis­po­si­tif que je connais bien car c’est l’objet de mon tra­vail de cher­cheur, la sécu­ri­té sociale du soin : pour­quoi pas le trans­po­ser à d’autres pro­duc­tions ? Par exemple la pro­duc­tion de l’alimentation. Le déve­lop­pe­ment d’une sécu­ri­té sociale de l’alimentation (SSA) est por­té aujourd’hui par un col­lec­tif dont Réseau sala­riat fait par­tie mais il y a éga­le­ment Agris­ta, des ins­ti­tu­tions liées à la Confé­dé­ra­tion pay­sanne — un syn­di­cat de pay­sans sou­cieux de pro­duire hors de l’agrobusiness — et aus­si, je crois, le Secours catho­lique qui réflé­chit lui aus­si aux limites de l’aide alimentaire.

Et quel serait le principe de fonctionnement d’une sécurité sociale de l’alimentation ?

Comme je le montre dans En tra­vail, conver­sa­tions sur le com­mu­nisme avec Fré­dé­ric Lor­don, l’enjeu c’est en fait de mettre en sécu­ri­té sociale toutes les pro­duc­tions. L’alimentation bien sûr, mais des groupes de Réseau Sala­riat y réflé­chissent aus­si au sujet du loge­ment, du trans­port de proxi­mi­té, de la culture. Pour chan­ger la consom­ma­tion dans ces domaines, il s’agit de chan­ger la pro­duc­tion, de sor­tir de la pro­duc­tion capi­ta­liste pour une pro­duc­tion com­mu­niste, en trans­po­sant les ins­ti­tu­tions de sécu­ri­té sociale de la pro­duc­tion de soins. Dans les années 1960, il y a eu une hausse des salaires dans ce qu’on appelle une mon­naie mar­quée, c’est-à-dire une mon­naie qui sert à payer des biens et ser­vices sur un mar­ché, mais qui n’est pas uti­li­sable auprès de tous les pro­duc­teurs, seule­ment auprès des pro­duc­teurs conven­tion­nés par une caisse de sécu­ri­té sociale. Cha­cun en France est por­teur d’une Carte Vitale et cette Carte Vitale le rend sol­vable auprès des pro­duc­teurs de soins, mais uni­que­ment ceux qui ont pas­sé conven­tion avec la Caisse d’assurance mala­die. Ce qui per­met d’orienter la pro­duc­tion selon les cri­tères de conven­tion­ne­ment rete­nus, d’où leur carac­tère central.

Grâce à la sol­va­bi­li­sa­tion de la popu­la­tion, on a bien un mar­ché puisque les biens sont payants, mais les pro­duc­teurs n’ont pas à cher­cher des clients. Ils passent conven­tion avec la caisse sur les actes de soins et sur le tarif de ces actes. Et ils doivent res­pec­ter la nomen­cla­ture des actes et les tarifs. À l’hôpital, les pro­fes­sion­nels ont un sta­tut de fonc­tion­naires, ils sont libé­rés du mar­ché du tra­vail parce que leurs droits sala­riaux sont liés à leur per­sonne et non pas à leur poste. Les soi­gnants qui tra­vaillent en ville ne sont pas fonc­tion­naires, mais ils sont payés par la socia­li­sa­tion du salaire qu’opère l’assurance mala­die. Et comme leur clien­tèle est sol­va­bi­li­sée, ils ne sont pas dépen­dants des aléas et de la com­pé­ti­tion sur un mar­ché des soins.

L’autre carac­té­ris­tique de cette pro­duc­tion de soins telle qu’elle s’est mise en place dans les années 1960 – en France en tout cas – c’est que l’investissement énorme néces­saire au départ (car jusque-là le sys­tème hos­pi­ta­lier était extrê­me­ment médiocre) va être finan­cé sans aucun appel au mar­ché des capi­taux, donc dans une logique non capi­ta­liste. Mais plus loin que cela, une par­tie du finan­ce­ment s’est faite non pas par du cré­dit public, mais par sub­ven­tion de l’assurance mala­die. Les soi­gnants tra­vaillaient pour soi­gner, pas pour rem­bour­ser une dette. C’était la grande nou­veau­té : sup­pri­mer le prin­cipe que le cré­dit, qu’il soit pri­vé ou public, est un préa­lable au tra­vail. Je désigne comme com­mu­niste un tel sta­tut des tra­vailleurs, libé­rés du double fatum capi­ta­liste : la sou­mis­sion au mar­ché du tra­vail et le fait d’être endet­té avant même de travailler.

Ce sont ces ingré­dients que nous pro­po­sons de trans­po­ser à toutes les pro­duc­tions. Et c’est sur l’alimentation que les choses sont les plus éla­bo­rées à ce jour, parce que c’est le thème le plus popu­laire aujourd’hui. Bien qu’on ait des impasses aus­si impor­tantes en matière de trans­port, d’énergie ou de loge­ment, c’est en matière d’alimentation et de sous-nutri­tion que le scan­dale est le plus clair et qu’il y a la plus grande volon­té de sor­tir du sys­tème tel qu’il est. Le confi­ne­ment a par ailleurs mon­tré com­bien l’aide ali­men­taire est pro­blé­ma­tique parce que beau­coup de lieux d’aide ali­men­taire ont été fer­més. Mais si se sont accé­lé­rées la réflexion et la sen­si­bi­li­té du public sur la néces­si­té d’un dis­po­si­tif uni­ver­sel d’accès à une ali­men­ta­tion sor­tie de la logique de l’agrobusiness, la néces­si­té de sor­tir du capi­ta­lisme, de contrer le green­wa­shing, n’est pas aus­si claire. D’où notre vigi­lance quant au carac­tère com­mu­niste de la pro­po­si­tion. Par com­mu­niste, il faut entendre : déli­bé­ra­tion par les inté­res­sés eux-mêmes – qu’ils soient man­geurs ou pro­duc­teurs –, et pro­duc­tion prise en charge par des pro­duc­teurs libé­rés du mar­ché du tra­vail et de la dette d’investissement.

Comment pourrait-on concrètement mettre en place une sécurité sociale de l’alimentation ?

Grâce à une hausse du salaire en mon­naie mar­quée comme on a fait dans les années 1960, c’est-à-dire par une coti­sa­tion des entre­prises allant à une Caisse de sécu­ri­té sociale de l’alimentation. Cette caisse abon­de­rait les Cartes Vitales qui seraient alors por­teuses non seule­ment d’une sol­va­bi­li­sa­tion des soins, mais aus­si d’une sol­va­bi­li­sa­tion par­tielle de l’alimentation.

Par­tielle parce que les pro­duc­teurs hors agro-busi­ness sont loin d’être aujourd’hui en capa­ci­té d’assumer le mar­ché total. En France, quand on prend toute la filière de l’alimentation, les biens bruts, les biens éla­bo­rés, la dis­tri­bu­tion, la res­tau­ra­tion, tout cela c’est à peu près 250 mil­liards d’eu­ros. Nous réflé­chis­sons à une coti­sa­tion qui serait de 120 mil­liards d’eu­ros. Soit 80 mil­liards d’eu­ros pour sol­va­bi­li­ser les 65 mil­lions de rési­dents à hau­teur de 100 euros par per­sonne et par mois (donc 500 euros pour une famille de 5 per­sonnes, 100 euros par mois pour un céli­ba­taire). Et 40 mil­liards d’eu­ros, soit quatre fois la PAC actuelle, pour aug­men­ter mas­si­ve­ment la pro­duc­tion alter­na­tive : ache­ter de la terre pour sor­tir le fon­cier de la logique du mar­ché, en faire un bien com­mun sur lequel ins­tal­ler rapi­de­ment un mil­lion de pay­sans en pro­prié­té d’usage, et accom­pa­gner pen­dant les 4 à 5 ans néces­saires tous les pro­duc­teurs qui veulent sor­tir de l’agrobusiness. Avec ces 80 mil­liards d’eu­ros sur les Cartes Vitales, c’est un tiers du mar­ché de l’alimentation qui échap­pe­rait à la grande dis­tri­bu­tion parce qu’on ne conven­tion­ne­ra évi­dem­ment que les alter­na­tifs, les­quels seront payés par un salaire à la qua­li­fi­ca­tion per­son­nelle, comme les soi­gnants fonc­tion­naires aujourd’hui.

Qui sont ces alternatifs ? Et comment définir les critères de conventionnement ?

L’idée c’est de s’appuyer sur tous les très nom­breux dis­si­dents qui existent déjà dans le sec­teur : pro­duc­tion de biens bios et locaux mais aus­si d’outils répa­rables (parce qu’à ce jour, les pro­duc­teurs même s’ils sont pro­prié­taires de leurs outils sont dépen­dants car ils ne peuvent pas répa­rer leur trac­teur, ils sont pieds et poings liés aux four­nis­seurs), lieux de dis­tri­bu­tion qui échappent à la grande dis­tri­bu­tion, res­tau­ra­tion alter­na­tive. Toute la filière est inves­tie par des alter­na­tifs. Mais ils sont pour le moment can­ton­nés dans une marge qui sert plu­tôt de faire-valoir à l’agrobusiness, sans vrai­ment le mettre en dif­fi­cul­té. D’où la néces­si­té d’une ins­ti­tu­tion macro­so­ciale qui ôte à l’agrobusiness un tiers du mar­ché. Ne seront conven­tion­nés que les pro­fes­sion­nels de la pro­duc­tion, de la dis­tri­bu­tion ou de la res­tau­ra­tion qui ne font pas appel aux mar­chés des capi­taux, ceux qui ont la pro­prié­té d’usage de leur outil, qui font du bio dans le res­pect du droit du tra­vail et d’autres condi­tions, etc. Il y aura des cri­tères pré­cis, mais ce n’est pas à nous de les éla­bo­rer ce sera l’affaire des pro­duc­teurs, des man­geurs, des citoyens.

Les enjeux des critères et d’un possible détournement du système me posent questions. Au sujet du bio par exemple, les critères sont quelquefois déconnectés de la réalité des gens au travail. Certains refusent l’appellation parce qu’elle est trop contraignante à obtenir, ou qu’ils sont trop contraints par leur dette, alors que pour l’agro-industrie, le label bio est très facile à obtenir car ils en ont les moyens.

C’est pour cela que la dimen­sion poli­tique reste cen­trale. Actuel­le­ment l’agrobusiness est par­fai­te­ment capable de récu­pé­rer le bio, c’est pour ça le mot « bio » n’est pas inté­res­sant en soi. La ques­tion est : qui défi­nit les cri­tères ? Est-ce que les pre­miers concer­nés sont impli­qués ? Le bio aujourd’hui c’est un outil de guerre de l’agrobusiness contre le « vrai » bio. Mais c’est quoi le vrai bio ? Tout cela ne peut pas sor­tir tout fait de la tête de gens comme moi qui ne sont pas com­pé­tents en la matière. Je suis assez com­pé­tent dans l’histoire de la créa­tion d’une sécu­ri­té du soin, mais sa trans­po­si­tion en matière de pro­duc­tion ali­men­taire, ce n’est pas moi l’interlocuteur compétent.

Pour revenir donc au secteur du soin, j’ai parfois l’impression que la sécurité sociale et le système de cotisation finissent par bénéficier notamment aux laboratoires, à l’industrie pharmaceutique, via les remboursements et les traitements qui sont valorisés. Comment peut-on expliquer cela historiquement ? Peut-on l’éviter ?

Lorsque le conven­tion­ne­ment a été inven­té dans les années 1960, la pro­duc­tion phar­ma­ceu­tique était lar­ge­ment publique, donc le risque de consti­tuer, comme c’est le cas aujourd’hui, un mar­ché cap­tif pour le pro­fit capi­ta­liste n’était pas à l’ordre du jour. C’est la pri­va­ti­sa­tion ulté­rieure de l’ensemble de la filière phar­ma­ceu­tique qui a fait qu’aujourd’hui l’Assurance mala­die est une vache à lait de Sano­fi, et de tout le Big Phar­ma. C’est là un des conflits que nous avons dans le col­lec­tif de réflexion sur la SSA avec des orga­ni­sa­tions qui veulent conven­tion­ner sans trop de rigueur pour sol­va­bi­li­ser d’emblée une part plus grande de la consom­ma­tion. C’est pour ça que nous insis­tons tel­le­ment sur les cri­tères de conven­tion­ne­ment qu’il faut faire remon­ter loin en amont de la chaine de pro­duc­tion. Pour conven­tion­ner quelqu’un, il faut qu’il ne fasse pas appel aux mar­chés des capi­taux, ni à un groupe capi­ta­liste comme four­nis­seur, sinon on offre un mar­ché public à des groupes capi­ta­listes. Ça, c’est un point déci­sif, c’est un point d’achoppement. Dès qu’une idée devient majo­ri­taire, aus­si­tôt le capi­tal est capable de la récu­pé­rer, donc il faut être extrê­me­ment atten­tif aux cri­tères. Tout ça, c’est une ques­tion de vigi­lance politique.

En ce qui concerne la production des médicaments, est-ce qu’il y a une marche arrière possible ?

Faire du pro­fit sur les soins est scan­da­leux. On a vu avec la pan­dé­mie com­bien le droit de pro­prié­té intel­lec­tuelle sur les vac­cins est un crime. Il faut sup­pri­mer le droit de pro­prié­té intel­lec­tuelle, ce qui met­tra en grande dif­fi­cul­té les groupes phar­ma­ceu­tiques. Encore une fois, à Réseau sala­riat, c’est ça notre obses­sion : mettre en place des stra­té­gies de sor­tie de la pro­duc­tion du sys­tème capi­ta­liste. C’est pour­quoi par exemple la coti­sa­tion SSA doit per­mettre de sor­tir une par­tie des terres agri­coles de la logique de mar­ché pour éta­blir de nou­veaux agri­cul­teurs et lut­ter contre la folie mons­trueuse d’une agri­cul­ture sans pay­sans qu’est en train de mettre en place l’agro-industrie.

Que répondre à celles et ceux qui diront que les entreprises ne peuvent pas assumer des cotisations supplémentaires ?

Pour la France, 120 mil­liards d’eu­ros c’est 8 % de la valeur ajou­tée. De nom­breuses entre­prises peuvent être dans l’incapacité de dépen­ser ça. Il y a donc deux propositions.

La pre­mière pro­po­si­tion est qu’à hau­teur du cout de coti­sa­tion sup­plé­men­taire, les entre­prises aient un cout sup­pri­mé par le non-ver­se­ment de divi­dendes et le non-rem­bour­se­ment de leurs dettes d’investissement (je ne parle évi­dem­ment pas des dettes pour ache­ter un concur­rent ou pra­ti­quer le LBO qui est une manière de rache­ter une entre­prise moyen­nant un fort endet­te­ment ban­caire). Évi­dem­ment, cette iden­ti­té n’est pas for­cé­ment véri­fiée au niveau de chaque entre­prise, nous sommes ici dans une pro­po­si­tion géné­rale qui sup­pose d’être lar­ge­ment affi­née, d’autant que la fuite des prê­teurs néces­si­te­ra par ailleurs un finan­ce­ment alter­na­tif de l’investissement, par subvention.

C’est ici qu’intervient la seconde pro­po­si­tion, qui elle déborde le finan­ce­ment de la seule SSA. Quelle est la logique poli­tique qui sous-tend la sup­pres­sion de la dette d’investissement ? Le caté­chisme habi­tuel, que je connais bien pour avoir long­temps ensei­gné l’économie à l’université, nous a conduits à croire à la séquence sui­vante : les salaires ne peuvent être ver­sés qu’après la vente de la pro­duc­tion, laquelle ne peut être pro­duite qu’après une avance en capi­tal faite par les capi­ta­listes. Or cette pré­ten­due néces­saire séquence – 1) Avance en capi­tal, 2) Pro­duc­tion, 3) Vente, 4) Salaires – conforte le mono­pole de la bour­geoi­sie sur la pro­duc­tion en sou­met­tant les tra­vailleurs à la double vio­lence d’un endet­te­ment préa­lable et d’un aléa du salaire. Or le seul préa­lable à la pro­duc­tion n’est pas du tout une avance pour l’investissement, c’est le fait de payer les pro­duc­teurs pour qu’ils soient en capa­ci­té de pro­duire les biens de consom­ma­tions inter­mé­diaires, les outils et les pro­duits finaux. Il est indis­pen­sable d’inverser la pro­po­si­tion. La pro­duc­tion n’a besoin que d’une avance aux pro­duc­teurs. Il faut d’abord payer les salaires et, ensuite, munis de leurs salaires, les pro­duc­teurs assurent tant les biens et ser­vices de pro­duc­tion que les biens et ser­vices de consom­ma­tion. Et la seconde pro­po­si­tion, qui vaut pour toute la pro­duc­tion, est de la fon­der sur une créa­tion moné­taire assu­rant tous les salaires. On voit quelle bataille idéo­lo­gique est à mener !

Pour rebondir sur l’idée d’un combat idéologique. On a l’impression que la tendance est plutôt à la sortie du système de cotisation sociale et au démantèlement du système de sécurité sociale, de sécurité de l’emploi. Peut-on gagner cette bataille dans les conditions actuelles ?

Il faut déjà reve­nir sur ce terme de « déman­tè­le­ment ». Il y a tout un dis­cours assez catas­tro­phiste qui est plu­tôt démo­bi­li­sa­teur alors qu’il n’est pas juste. Tout n’est pas déman­te­lé. Au sujet des retraites notam­ment, ce n’est pas vrai que tout fout le camp. Beau­coup d’acquis demeurent et la contre-révo­lu­tion capi­ta­liste n’a pas tout détruit. Il faut faire atten­tion à ce qu’on dit et se méfier du voca­bu­laire, sinon on met dans les bras de l’extrême droite beau­coup trop de nos conci­toyens. D’abord, nos adver­saires ont inté­rêt à ce dis­cours pour dire « vous voyez bien ça ne marche pas, il faut réfor­mer ! » Ensuite, d’autres orga­ni­sa­tions, cette fois-ci théo­ri­que­ment anti­ca­pi­ta­listes, ont éga­le­ment inté­rêt à ce dis­cours parce qu’elles ont renon­cé à la bataille. Il y a quand même une espèce d’effondrement des orga­ni­sa­tions de gauche dans leur volon­té de sor­tir du capi­ta­lisme. « On a bien du mal, tout fout le camp, en face ils sont très forts »… tout ce dis­cours-là, moi, je ne le pra­tique pas, je le conteste. Et pas sim­ple­ment par volon­ta­risme mais parce que je constate que ce n’est pas vrai. La classe diri­geante n’a pas réus­si à détruire ce qu’on a construit et c’est déjà très impor­tant de poser sa vita­li­té même si, effec­ti­ve­ment, beau­coup de choses sont mena­cées. Si vous êtes sur la défen­sive évi­dem­ment vous allez perdre. C’est pour ça que nous pro­po­sons à Réseau Sala­riat de géné­ra­li­ser le prin­cipe de la sécu­ri­té sociale du soin à toutes les pro­duc­tions. Et com­men­cer par dire que c’est une pro­duc­tion, et non pas une dépense. Si on parle de dépenses de san­té, évi­dem­ment qu’on ne va pas pou­voir dire qu’on veut « géné­ra­li­ser la dépense ». Les mots sont abso­lu­ment meur­triers. Si vous par­lez de dépenses, c’est que vous êtes com­plè­te­ment alié­nés à la défi­ni­tion capi­ta­liste de la pro­duc­tion, qui réserve ce terme de pro­duc­tif aux seules acti­vi­tés qui mettent en valeur du capi­tal. Voi­là un élé­ment, pro­pre­ment idéo­lo­gique, du pas­sage de la défen­sive à l’offensive.

Une autre condi­tion c’est de s’appuyer sur l’aspiration à bien tra­vailler. Aujourd’hui, la souf­france au tra­vail est très majo­ri­taire, faute de déci­der au tra­vail, alors que par­tout les per­sonnes aspirent à bien tra­vailler. Une aspi­ra­tion que le capi­ta­lisme ne peut pas satis­faire puisqu’il repose sur la sépa­ra­tion des tra­vailleurs des fins et des moyens de leur tra­vail. Il a tout inté­rêt à dire que le tra­vail n’est qu’un mau­vais moment à pas­ser. En éco­no­mie offi­cielle, le tra­vail c’est une désu­ti­li­té, l’utilité c’est le loi­sir. Notre objec­tif serait de tra­vailler en vue du loi­sir comme si le tra­vail était un dis­po­si­tif anthro­po­lo­gi­que­ment néga­tif. Alors qu’au contraire notre voca­tion d’espèce humaine est de construire notre monde, en soli­da­ri­té avec tous les autres vivants, dans un rap­port réflexif au vivant et à la nature qui en fasse jaillir l’inouï. C’est cette pra­tique démo­cra­tique du tra­vail, cette mai­trise du tra­vail dans sa double dimen­sion de pro­duc­tion de valeur d’usage et de pro­duc­tion de valeur éco­no­mique qui doit deve­nir le cœur de notre mobi­li­sa­tion collective.

Pour aller plus loin :

Laura Petersell et Kévin Certenais, Régime général – Pour une sécurité sociale de l’alimentation, Riot éditions, 2022. En accès libre.

Bernard Friot et Frédéric Lordon, En travail – conversation sur le communisme, La Dispute, 2021.

www.reseau-salariat.info

https://securite-sociale-alimentation.org/

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