D’où vient l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation ?
Sans doute de canaux multiples, et antérieurs à ma sensibilisation à la question, mais celui auquel j’ai été associé date d’il y a près de quatre ans. Je participais à un stage de l’Ardeur, association de formation à la conférence gesticulée, pour la préparation de ma conférence gesticulée sur la retraite, et j’ai discuté avec un autre gesticulant, Mathieu Dalmais, qui appartient à Agrista, un collectif d’ingénieurs agronomes membres d’Ingénieurs sans frontières. Son souci était d’en finir avec l’aide alimentaire. L’aide alimentaire est le dernier segment nécessaire de l’agrobusiness qui génère énormément de déchets (un tiers de la production alimentaire est jeté) mais refile le cout de traitement de ces déchets au secteur associatif tout en bénéficiant d’exonérations fiscales, de crédits d’impôt, comme si c’était une bonne action. Que faire dès lors qu’on ne peut pas laisser des personnes avoir faim ? Sortir des personnes de la faim sans les cantonner dans une relation d’aide suppose une solvabilisation universelle du besoin d’alimentation. J’ai alors pensé à un dispositif que je connais bien car c’est l’objet de mon travail de chercheur, la sécurité sociale du soin : pourquoi pas le transposer à d’autres productions ? Par exemple la production de l’alimentation. Le développement d’une sécurité sociale de l’alimentation (SSA) est porté aujourd’hui par un collectif dont Réseau salariat fait partie mais il y a également Agrista, des institutions liées à la Confédération paysanne — un syndicat de paysans soucieux de produire hors de l’agrobusiness — et aussi, je crois, le Secours catholique qui réfléchit lui aussi aux limites de l’aide alimentaire.
Et quel serait le principe de fonctionnement d’une sécurité sociale de l’alimentation ?
Comme je le montre dans En travail, conversations sur le communisme avec Frédéric Lordon, l’enjeu c’est en fait de mettre en sécurité sociale toutes les productions. L’alimentation bien sûr, mais des groupes de Réseau Salariat y réfléchissent aussi au sujet du logement, du transport de proximité, de la culture. Pour changer la consommation dans ces domaines, il s’agit de changer la production, de sortir de la production capitaliste pour une production communiste, en transposant les institutions de sécurité sociale de la production de soins. Dans les années 1960, il y a eu une hausse des salaires dans ce qu’on appelle une monnaie marquée, c’est-à-dire une monnaie qui sert à payer des biens et services sur un marché, mais qui n’est pas utilisable auprès de tous les producteurs, seulement auprès des producteurs conventionnés par une caisse de sécurité sociale. Chacun en France est porteur d’une Carte Vitale et cette Carte Vitale le rend solvable auprès des producteurs de soins, mais uniquement ceux qui ont passé convention avec la Caisse d’assurance maladie. Ce qui permet d’orienter la production selon les critères de conventionnement retenus, d’où leur caractère central.
Grâce à la solvabilisation de la population, on a bien un marché puisque les biens sont payants, mais les producteurs n’ont pas à chercher des clients. Ils passent convention avec la caisse sur les actes de soins et sur le tarif de ces actes. Et ils doivent respecter la nomenclature des actes et les tarifs. À l’hôpital, les professionnels ont un statut de fonctionnaires, ils sont libérés du marché du travail parce que leurs droits salariaux sont liés à leur personne et non pas à leur poste. Les soignants qui travaillent en ville ne sont pas fonctionnaires, mais ils sont payés par la socialisation du salaire qu’opère l’assurance maladie. Et comme leur clientèle est solvabilisée, ils ne sont pas dépendants des aléas et de la compétition sur un marché des soins.
L’autre caractéristique de cette production de soins telle qu’elle s’est mise en place dans les années 1960 – en France en tout cas – c’est que l’investissement énorme nécessaire au départ (car jusque-là le système hospitalier était extrêmement médiocre) va être financé sans aucun appel au marché des capitaux, donc dans une logique non capitaliste. Mais plus loin que cela, une partie du financement s’est faite non pas par du crédit public, mais par subvention de l’assurance maladie. Les soignants travaillaient pour soigner, pas pour rembourser une dette. C’était la grande nouveauté : supprimer le principe que le crédit, qu’il soit privé ou public, est un préalable au travail. Je désigne comme communiste un tel statut des travailleurs, libérés du double fatum capitaliste : la soumission au marché du travail et le fait d’être endetté avant même de travailler.
Ce sont ces ingrédients que nous proposons de transposer à toutes les productions. Et c’est sur l’alimentation que les choses sont les plus élaborées à ce jour, parce que c’est le thème le plus populaire aujourd’hui. Bien qu’on ait des impasses aussi importantes en matière de transport, d’énergie ou de logement, c’est en matière d’alimentation et de sous-nutrition que le scandale est le plus clair et qu’il y a la plus grande volonté de sortir du système tel qu’il est. Le confinement a par ailleurs montré combien l’aide alimentaire est problématique parce que beaucoup de lieux d’aide alimentaire ont été fermés. Mais si se sont accélérées la réflexion et la sensibilité du public sur la nécessité d’un dispositif universel d’accès à une alimentation sortie de la logique de l’agrobusiness, la nécessité de sortir du capitalisme, de contrer le greenwashing, n’est pas aussi claire. D’où notre vigilance quant au caractère communiste de la proposition. Par communiste, il faut entendre : délibération par les intéressés eux-mêmes – qu’ils soient mangeurs ou producteurs –, et production prise en charge par des producteurs libérés du marché du travail et de la dette d’investissement.
Comment pourrait-on concrètement mettre en place une sécurité sociale de l’alimentation ?
Grâce à une hausse du salaire en monnaie marquée comme on a fait dans les années 1960, c’est-à-dire par une cotisation des entreprises allant à une Caisse de sécurité sociale de l’alimentation. Cette caisse abonderait les Cartes Vitales qui seraient alors porteuses non seulement d’une solvabilisation des soins, mais aussi d’une solvabilisation partielle de l’alimentation.
Partielle parce que les producteurs hors agro-business sont loin d’être aujourd’hui en capacité d’assumer le marché total. En France, quand on prend toute la filière de l’alimentation, les biens bruts, les biens élaborés, la distribution, la restauration, tout cela c’est à peu près 250 milliards d’euros. Nous réfléchissons à une cotisation qui serait de 120 milliards d’euros. Soit 80 milliards d’euros pour solvabiliser les 65 millions de résidents à hauteur de 100 euros par personne et par mois (donc 500 euros pour une famille de 5 personnes, 100 euros par mois pour un célibataire). Et 40 milliards d’euros, soit quatre fois la PAC actuelle, pour augmenter massivement la production alternative : acheter de la terre pour sortir le foncier de la logique du marché, en faire un bien commun sur lequel installer rapidement un million de paysans en propriété d’usage, et accompagner pendant les 4 à 5 ans nécessaires tous les producteurs qui veulent sortir de l’agrobusiness. Avec ces 80 milliards d’euros sur les Cartes Vitales, c’est un tiers du marché de l’alimentation qui échapperait à la grande distribution parce qu’on ne conventionnera évidemment que les alternatifs, lesquels seront payés par un salaire à la qualification personnelle, comme les soignants fonctionnaires aujourd’hui.
Qui sont ces alternatifs ? Et comment définir les critères de conventionnement ?
L’idée c’est de s’appuyer sur tous les très nombreux dissidents qui existent déjà dans le secteur : production de biens bios et locaux mais aussi d’outils réparables (parce qu’à ce jour, les producteurs même s’ils sont propriétaires de leurs outils sont dépendants car ils ne peuvent pas réparer leur tracteur, ils sont pieds et poings liés aux fournisseurs), lieux de distribution qui échappent à la grande distribution, restauration alternative. Toute la filière est investie par des alternatifs. Mais ils sont pour le moment cantonnés dans une marge qui sert plutôt de faire-valoir à l’agrobusiness, sans vraiment le mettre en difficulté. D’où la nécessité d’une institution macrosociale qui ôte à l’agrobusiness un tiers du marché. Ne seront conventionnés que les professionnels de la production, de la distribution ou de la restauration qui ne font pas appel aux marchés des capitaux, ceux qui ont la propriété d’usage de leur outil, qui font du bio dans le respect du droit du travail et d’autres conditions, etc. Il y aura des critères précis, mais ce n’est pas à nous de les élaborer ce sera l’affaire des producteurs, des mangeurs, des citoyens.
Les enjeux des critères et d’un possible détournement du système me posent questions. Au sujet du bio par exemple, les critères sont quelquefois déconnectés de la réalité des gens au travail. Certains refusent l’appellation parce qu’elle est trop contraignante à obtenir, ou qu’ils sont trop contraints par leur dette, alors que pour l’agro-industrie, le label bio est très facile à obtenir car ils en ont les moyens.
C’est pour cela que la dimension politique reste centrale. Actuellement l’agrobusiness est parfaitement capable de récupérer le bio, c’est pour ça le mot « bio » n’est pas intéressant en soi. La question est : qui définit les critères ? Est-ce que les premiers concernés sont impliqués ? Le bio aujourd’hui c’est un outil de guerre de l’agrobusiness contre le « vrai » bio. Mais c’est quoi le vrai bio ? Tout cela ne peut pas sortir tout fait de la tête de gens comme moi qui ne sont pas compétents en la matière. Je suis assez compétent dans l’histoire de la création d’une sécurité du soin, mais sa transposition en matière de production alimentaire, ce n’est pas moi l’interlocuteur compétent.
Pour revenir donc au secteur du soin, j’ai parfois l’impression que la sécurité sociale et le système de cotisation finissent par bénéficier notamment aux laboratoires, à l’industrie pharmaceutique, via les remboursements et les traitements qui sont valorisés. Comment peut-on expliquer cela historiquement ? Peut-on l’éviter ?
Lorsque le conventionnement a été inventé dans les années 1960, la production pharmaceutique était largement publique, donc le risque de constituer, comme c’est le cas aujourd’hui, un marché captif pour le profit capitaliste n’était pas à l’ordre du jour. C’est la privatisation ultérieure de l’ensemble de la filière pharmaceutique qui a fait qu’aujourd’hui l’Assurance maladie est une vache à lait de Sanofi, et de tout le Big Pharma. C’est là un des conflits que nous avons dans le collectif de réflexion sur la SSA avec des organisations qui veulent conventionner sans trop de rigueur pour solvabiliser d’emblée une part plus grande de la consommation. C’est pour ça que nous insistons tellement sur les critères de conventionnement qu’il faut faire remonter loin en amont de la chaine de production. Pour conventionner quelqu’un, il faut qu’il ne fasse pas appel aux marchés des capitaux, ni à un groupe capitaliste comme fournisseur, sinon on offre un marché public à des groupes capitalistes. Ça, c’est un point décisif, c’est un point d’achoppement. Dès qu’une idée devient majoritaire, aussitôt le capital est capable de la récupérer, donc il faut être extrêmement attentif aux critères. Tout ça, c’est une question de vigilance politique.
En ce qui concerne la production des médicaments, est-ce qu’il y a une marche arrière possible ?
Faire du profit sur les soins est scandaleux. On a vu avec la pandémie combien le droit de propriété intellectuelle sur les vaccins est un crime. Il faut supprimer le droit de propriété intellectuelle, ce qui mettra en grande difficulté les groupes pharmaceutiques. Encore une fois, à Réseau salariat, c’est ça notre obsession : mettre en place des stratégies de sortie de la production du système capitaliste. C’est pourquoi par exemple la cotisation SSA doit permettre de sortir une partie des terres agricoles de la logique de marché pour établir de nouveaux agriculteurs et lutter contre la folie monstrueuse d’une agriculture sans paysans qu’est en train de mettre en place l’agro-industrie.
Que répondre à celles et ceux qui diront que les entreprises ne peuvent pas assumer des cotisations supplémentaires ?
Pour la France, 120 milliards d’euros c’est 8 % de la valeur ajoutée. De nombreuses entreprises peuvent être dans l’incapacité de dépenser ça. Il y a donc deux propositions.
La première proposition est qu’à hauteur du cout de cotisation supplémentaire, les entreprises aient un cout supprimé par le non-versement de dividendes et le non-remboursement de leurs dettes d’investissement (je ne parle évidemment pas des dettes pour acheter un concurrent ou pratiquer le LBO qui est une manière de racheter une entreprise moyennant un fort endettement bancaire). Évidemment, cette identité n’est pas forcément vérifiée au niveau de chaque entreprise, nous sommes ici dans une proposition générale qui suppose d’être largement affinée, d’autant que la fuite des prêteurs nécessitera par ailleurs un financement alternatif de l’investissement, par subvention.
C’est ici qu’intervient la seconde proposition, qui elle déborde le financement de la seule SSA. Quelle est la logique politique qui sous-tend la suppression de la dette d’investissement ? Le catéchisme habituel, que je connais bien pour avoir longtemps enseigné l’économie à l’université, nous a conduits à croire à la séquence suivante : les salaires ne peuvent être versés qu’après la vente de la production, laquelle ne peut être produite qu’après une avance en capital faite par les capitalistes. Or cette prétendue nécessaire séquence – 1) Avance en capital, 2) Production, 3) Vente, 4) Salaires – conforte le monopole de la bourgeoisie sur la production en soumettant les travailleurs à la double violence d’un endettement préalable et d’un aléa du salaire. Or le seul préalable à la production n’est pas du tout une avance pour l’investissement, c’est le fait de payer les producteurs pour qu’ils soient en capacité de produire les biens de consommations intermédiaires, les outils et les produits finaux. Il est indispensable d’inverser la proposition. La production n’a besoin que d’une avance aux producteurs. Il faut d’abord payer les salaires et, ensuite, munis de leurs salaires, les producteurs assurent tant les biens et services de production que les biens et services de consommation. Et la seconde proposition, qui vaut pour toute la production, est de la fonder sur une création monétaire assurant tous les salaires. On voit quelle bataille idéologique est à mener !
Pour rebondir sur l’idée d’un combat idéologique. On a l’impression que la tendance est plutôt à la sortie du système de cotisation sociale et au démantèlement du système de sécurité sociale, de sécurité de l’emploi. Peut-on gagner cette bataille dans les conditions actuelles ?
Il faut déjà revenir sur ce terme de « démantèlement ». Il y a tout un discours assez catastrophiste qui est plutôt démobilisateur alors qu’il n’est pas juste. Tout n’est pas démantelé. Au sujet des retraites notamment, ce n’est pas vrai que tout fout le camp. Beaucoup d’acquis demeurent et la contre-révolution capitaliste n’a pas tout détruit. Il faut faire attention à ce qu’on dit et se méfier du vocabulaire, sinon on met dans les bras de l’extrême droite beaucoup trop de nos concitoyens. D’abord, nos adversaires ont intérêt à ce discours pour dire « vous voyez bien ça ne marche pas, il faut réformer ! » Ensuite, d’autres organisations, cette fois-ci théoriquement anticapitalistes, ont également intérêt à ce discours parce qu’elles ont renoncé à la bataille. Il y a quand même une espèce d’effondrement des organisations de gauche dans leur volonté de sortir du capitalisme. « On a bien du mal, tout fout le camp, en face ils sont très forts »… tout ce discours-là, moi, je ne le pratique pas, je le conteste. Et pas simplement par volontarisme mais parce que je constate que ce n’est pas vrai. La classe dirigeante n’a pas réussi à détruire ce qu’on a construit et c’est déjà très important de poser sa vitalité même si, effectivement, beaucoup de choses sont menacées. Si vous êtes sur la défensive évidemment vous allez perdre. C’est pour ça que nous proposons à Réseau Salariat de généraliser le principe de la sécurité sociale du soin à toutes les productions. Et commencer par dire que c’est une production, et non pas une dépense. Si on parle de dépenses de santé, évidemment qu’on ne va pas pouvoir dire qu’on veut « généraliser la dépense ». Les mots sont absolument meurtriers. Si vous parlez de dépenses, c’est que vous êtes complètement aliénés à la définition capitaliste de la production, qui réserve ce terme de productif aux seules activités qui mettent en valeur du capital. Voilà un élément, proprement idéologique, du passage de la défensive à l’offensive.
Une autre condition c’est de s’appuyer sur l’aspiration à bien travailler. Aujourd’hui, la souffrance au travail est très majoritaire, faute de décider au travail, alors que partout les personnes aspirent à bien travailler. Une aspiration que le capitalisme ne peut pas satisfaire puisqu’il repose sur la séparation des travailleurs des fins et des moyens de leur travail. Il a tout intérêt à dire que le travail n’est qu’un mauvais moment à passer. En économie officielle, le travail c’est une désutilité, l’utilité c’est le loisir. Notre objectif serait de travailler en vue du loisir comme si le travail était un dispositif anthropologiquement négatif. Alors qu’au contraire notre vocation d’espèce humaine est de construire notre monde, en solidarité avec tous les autres vivants, dans un rapport réflexif au vivant et à la nature qui en fasse jaillir l’inouï. C’est cette pratique démocratique du travail, cette maitrise du travail dans sa double dimension de production de valeur d’usage et de production de valeur économique qui doit devenir le cœur de notre mobilisation collective.
Pour aller plus loin :
Laura Petersell et Kévin Certenais, Régime général – Pour une sécurité sociale de l’alimentation, Riot éditions, 2022. En accès libre.
Bernard Friot et Frédéric Lordon, En travail – conversation sur le communisme, La Dispute, 2021.