Pourquoi ?

Par Pierre Vangilbergen

CC-BY-ND-2.0-Nicholas-Doumani

La ques­tion revient tel un man­tra, tout au long du mor­ceau de trois minutes et demie. « Why ? », éructe plus d’une dizaine de fois Ray­gun Busch, voca­liste de Chat Pile, un groupe de noise rock ori­gi­naire de l’Oklahoma. Du rock sale et grin­çant, comme tout groupe de rock devrait au final l’être. « Why people have to live out­side ?… Why ?» : Pour­quoi cer­taines per­sonnes doivent-elles vivre dehors ? Pourquoi ?

La ques­tion est lan­cée tel un cri face à l’océan, avec le vent pour seule réponse. Une bour­rasque, même. Pour la troi­sième année d’affilée, le Centre inter­dis­ci­pli­naire de recherche, tra­vail, État et socié­té (Cirtes) de l’UCLou­vain et le Centre Lucas de la KULeu­ven, tous deux sou­te­nus par la Fon­da­tion Roi Bau­douin, se sont pen­chés sur dif­fé­rents endroits en Bel­gique : neuf com­munes du Bra­bant wal­lon, la ville Tour­nai, la Com­mu­nau­té ger­ma­no­phone, ain­si que plu­sieurs com­munes fla­mandes, notam­ment en Flandre occi­den­tale et dans l’ar­ron­dis­se­ment de Bruges. Les chiffres sont, une fois de plus, édi­fiants : sur ces ter­ri­toires, 7 912 per­sonnes sont sans abri ou sans chez-soi, dont 2 469 enfants.

« Why do people have to live out­side ? When there are buil­dings all around us ! With heat on and no one inside ? Why ? »1. Tout le monde a encore en tête les effroyables images de mars der­nier, où une sep­tan­taine de per­sonnes deman­deuses d’asile étaient expul­sées de l’Allée de Kaai, un espace évè­ne­men­tiel situé face au canal de Bruxelles. Et pour être cer­tain qu’elles ne reviennent, ces coups de vis­seuse dans le toit afin d’y faire péné­trer le froid et la pluie, ren­dant les lieux tota­le­ment impra­ti­cables. Mais bien sûr, la rai­son bran­die, telle une cir­cons­tance impla­cable, demeu­rait l’insalubrité des lieux. C’est sûr qu’après l’avoir per­cé de toutes parts, l’abri n’aurait plus pu pro­té­ger grande monde. Une mise à la rue for­cée, sans pour autant pré­voir un toit de secours alors que les tem­pé­ra­tures noc­turnes s’étaient réfu­gié dans des valeurs néga­tives. Une fois de plus, celles et ceux qui avaient quit­té leurs terres natales pour pou­voir sur­vivre ont dû mettre en place des stra­ta­gèmes érein­tants afin de ten­ter de pré­ser­ver leur vie. « Why ? ».

Et puis aus­si, à la fin du mois de mai der­nier, ce col­lec­tif, Les Morts de la Rue, qui a orga­ni­sé un moment d’hommage devant l’Hôtel de Ville de Bruxelles, à la mémoire des 78 per­sonnes ayant per­du la vie sur un bout de trot­toir de la Capi­tale. De nombreux·ses Belges, de nombreux·ses Polo­nais et, en tout, quinze per­sonnes de natio­na­li­tés dif­fé­rentes qui se sont éteintes, là où la rue était deve­nu leur quo­ti­dien. Face à cela, selon un rap­port de la Région bruxel­loise, près de 1.200 loge­ments seraient aujourd’hui inoc­cu­pés dans les 19 com­munes. La Ville de Bruxelles en détien­drait le plus grand nombre. « Why do people have to live out­side ? We have the resources We have the means Why ? »2

Selon le Col­lec­tif fran­çais Les Morts de la Rue, l’âge moyen des per­sonnes sans toit décé­dées dans la rue est de 48 ans. En d’autres termes, affron­ter quo­ti­dien­ne­ment la rue, c’est voir son espé­rance de vie rabo­tée de trente ans. A l’automne 2022, le Syn­di­cat des Immenses ain­si que Droit à un toit, deux orga­nismes mili­tant pour l’accès de toutes et tous à un loge­ment, avaient deman­dé au Dépar­te­ment d’é­co­no­mie appli­quée de l’ULB (DULBEA) d’estimer le coût du sans-abrisme et celui de relo­ge­ment en Région de Bruxelles-Capi­tale. Le résul­tat est sans appel : les refuges d’urgence, les ser­vices de san­té ou juri­diques mais aus­si les pertes esti­mées de recettes publiques, le mon­tant s’élève théo­ri­que­ment entre 40.000 et 52.000 euros par an et par per­sonne. Mais vu que les par­cours de vie sont par­fois fort dif­fé­rents, il est plus pru­dent d’évoquer une four­chette allant de 30.000 à 85.000 euros, par an et par per­sonne. Face à cela, on estime que le pro­jet Hou­sing First — à savoir l’insertion en loge­ment des per­sonnes sans-abri les plus fra­giles, impac­tées par un lourd pas­sé de vie en rue ou de vie ins­ti­tu­tion­nelle – coûte quant à lui entre 33.000 et 77.000 euros. Quand lais­ser quelqu’un à la rue revient au même prix que de lui pro­po­ser un toit, on est néces­sai­re­ment dans un choix de socié­té. « I’ve never had to push — All my shit around — In a shop­ping cart — Have you ? »3

  1. Pour­quoi cer­taines per­sonnes doivent-elles vivre dehors ? Quand il y a des bati­ments par­tout autour de nous ! Avec du chauf­fage et per­sonne dedans ! Pourquoi ?
  2. Pour­quoi cer­taines per­sonnes doivent-elles vivre dehors ? Nous avons les res­sources. Nous avons les moyens. Pourquoi ?
  3. Je n’ai jamais dû mettre tout mon bor­del dans un cad­dy… Et toi ?