Depuis 2008, c’est la crise du capitalisme, une crise bancaire et financière, et en même temps, la gauche européenne, comme on l’a vu aux élections européennes de juin 2009, perd les élections ? Comment conciliez-vous cet apparent paradoxe :
C’est une belle remarque que vous faites et il me semble que c’est une très juste vérité. On aurait attendu après la crise ou même pendant la crise que les gens se déplacent au fur et à mesure vers la gauche, car même les gouvernements de droite, tels que celui de Bush à l’époque, ont dû prendre des mesures de gauche, comme nationaliser ou contribuer de manière lourde au financement des banques et des entreprises financières. Mais malheureusement cette attente ne s’est pas réalisée. Pourquoi ?
À mon avis, la réponse est contenue dans le titre même de mon livre. Les gens sont tellement pénétrés par les monstres doux, la culture du monstre doux, que l’on ne se rend même plus compte du fait qu’il y a des moments où les mesures de gauche sont nécessaires. On est tellement infiltré par ce paradigme que l’on n’arrive même pas à faire valoir ses propres intérêts.
Dans les moments de crise, la gauche est nécessaire, et les crises sont des moments où elle se révèle de la manière la plus efficace. Malheureusement, ce signal n’a pas été reçu par les électeurs, en Europe tout au moins. Ce n’est donc pas un paradoxe, c’est un tournant historique qui se manifeste là.
Vous expliquez dans votre livre que nous vivons sous la forme d’un Léviathan médiatico-financier, une forme de pieuvre suave où les mots d’ordre sont aujourd’hui pour les gens : consommer, s’amuser, rester jeunes. La gauche apparaît à l’inverse comme le parti de la compassion, du sacrifice, des limites, de la renonciation. Comment dépasser l’alternative entre ces deux conceptions de valeurs culturelles ?
Ce n’est pas à moi heureusement d’indiquer les voies par lesquelles il faut modifier les attitudes actuelles des électeurs. C’est plutôt une tâche des politiques en tant que telles au sein de la gauche. La gauche a raté, une série très importante de rendez-vous historiques. Par exemple, elle n’a pas compris la valeur et le sens de la révolution numérique. On l’a considéré tout d’abord comme une sorte d’amusement, une sorte d’entretien superficiel alors que la révolution numérique allait modifier en profondeur jusqu’à notre esprit même. De plus, ils n’ont pas compris la signification véritable des phénomènes d’émigration de masse, d’émigration clandestine et non-clandestine. La quantité de rendez-vous historiques que la gauche a raté explique le fait qu’elle ne soit pas encore à la hauteur des temps présents.
Dans cette époque, comme le consumérisme l’a emporté pratiquement partout, la nécessité de se sentir jeune, de pratiquer les sports, de s’adonner aux soins du corps, etc., cela correspond par contraste à la réduction graduelle de la compassion et de la solidarité. Et donc, on délègue, on transfère la solidarité aux organisations de charité comme Médecins sans frontières, Emergency, etc., mais ce faisant, on réduit la mesure dans laquelle on fait personnellement de la solidarité.
Il y a un autre élément, me semble-t-il, que vous n’avez pas mentionné dans ce paradigme, c’est celui que la culture numérique qui joue un rôle essentiel dans ce panorama actuel et qui a contribué de manière extrêmement lourde et même dramatique, à brouiller, dans les esprits, la distinction entre le fait réel et le fait représenté c’est-à-dire entre le fait « dur » et sa reproduction sous forme d’images, de pixels, d’écrans d’ordinateurs ou de télévision. Si cette confusion ne persiste pas dans les esprits les plus avertis, la confusion est totale dans l’esprit des foules, dans le peuple au sens réducteur qu’il faut parfois attribuer à ce terme. À partir de quoi voit-on ce fait qui, pour moi, est extrêmement grave ? À partir du fait que, par exemple, on peut s’amuser dans un contexte de guerres, de rébellions, de massacres : là, on peut faire de belles photos, on peut faire des prises de vue par portables et les distribuer dans le monde entier par YouTube ou via d’autres forums sociaux. Donc, la confusion est continue et totale. On produit parfois des faits simplement pour qu’ils soient reproduits en images. C’est donc une artificialisation de faits qui a contribué à faire trembler la distinction qui est à la base de la conscience rationnelle de l’Occident.
Est-ce le prolongement des analyses d’Alexis de Tocqueville, du despotisme doux, dont vous dites dans votre livre « Le monstre doux » : on a hébété la volonté plutôt que de chercher à la briser ?
C’est une citation de Tocqueville que j’ai souvent employée et discutée dans mon livre parce qu’il me semble que ce petit texte, ces quelques pages de son « De la démocratie en Amérique », contient une sorte de prophétie foudroyante. Il l’a formulé par rapport à son époque, mais cette description s’adapte, me semble-t-il, parfaitement à la situation actuelle. Il y a quelqu’un qui dispose de nous et qui veut que l’on s’amuse sans souffrir, mais en se soumettant à des volontés qui ne sont pas les nôtres.
Vous êtes italien. L’Italie vit un moment politique important. Silvio Berlusconi vient de quitter le pouvoir. Il a été remplacé comme Premier ministre par Mario Monti et ce que d’aucuns appellent un gouvernement de technocrates. Cela vous laisse-t-il perplexe ou bien est-ce pour vous une espérance pour le renouveau de votre pays ?
Tout d’abord, on a fait la fête pour célébrer le départ de ce monsieur qui a marqué d’une manière si dure, si triste et méprisable presque 20 ans de notre histoire. Mais après la fête, on a commencé à se demander : qu’est-ce que cela représente ce gouvernement « technique », comme on le dit en Italie, formé surtout de professeurs d’université, mais surtout de professeurs d’université qui sont pour la plupart des professionnels importants, puissants, richissimes, et donc qui ne représentent pas au sens propre les intérêts de la population d’un pays comme l’Italie.
Pour l’instant on a des espoirs vis-à-vis de ce gouvernement mais les perplexités sont nombreuses pour les raisons que je viens de décrire. En plus, il y a un grand banquier dans ce gouvernement dont le rôle est le plus important de tout le cabinet. Il y a beaucoup de catholiques, peut-être un peu trop par rapport à la composition naturelle de la population italienne.
De toute façon, on adresse les félicitations les plus fortes à ce gouvernement qui va assumer une tâche énorme qui est celle de reconstruire un pays qui a été terrassé par une administration catastrophique. En plus, il faut reconstruire, avec une patience religieuse, la moralité publique, car le moral de mon pays est aussi complètement à plat.