Entretien avec Périne Brotcorne

Service public et Numérique : « La médiation humaine doit rester fondamentale »

Illustration : Ivonne Gargano

Des pans entiers de notre quo­ti­dien ont été numé­ri­sés, dans nos rap­ports à l’administration, à l’emploi, à l’éducation, la mutuelle, les soins de san­té, les banques, la mobi­li­té… Que fait le pas­sage au numé­rique de cet ensemble de ser­vices d’intérêt géné­ral qu’il pré­tend mieux ser­vir ? Périne Brot­corne, socio­logue et cher­cheuse à l’UCL a mené, avec Patri­cia Ven­dra­min, une enquête qui montre com­ment cette socié­té du tout en ligne pro­duit de fortes inéga­li­tés, la numé­ri­sa­tion se cal­quant sou­vent sur des pra­tiques du monde mar­chand, loin des mis­sions et prin­cipes du ser­vice public. Est-il pos­sible d’esquisser une pra­tique publique du numé­rique qui ne pro­duise pas d’exclusion ?

Pourquoi le digital par défaut devient de plus en plus la norme dans l’offre de services d’intérêt général ?

L’enquête qu’on a menée auprès de concep­teurs qui trans­for­maient des ser­vices d’intérêt géné­ral en ser­vice numé­rique a mis en lumière un impen­sé qui tra­verse plus lar­ge­ment notre socié­té : on ne ques­tionne plus le bien­fon­dé du pas­sage au numé­rique, c’est jugé par défaut béné­fique. Il serait néces­sai­re­ment à l’avantage des usa­gers qui béné­fi­cie­raient ce fai­sant for­cé­ment d’une offre de meilleure qua­li­té… On ne se demande donc plus du tout si c’est per­ti­nent de numé­ri­ser tel ou tel ser­vice, avec quels effets, pour qui et pour­quoi ? C’est per­çu comme une évi­dence, celle d’un pro­grès tech­nique qui entraine le pro­grès social dans l’ensemble de la socié­té ; celle d’un pro­ces­sus iné­luc­table, voire natu­rel. La seule ques­tion qui reste, c’est celle du mode opé­ra­toire : com­ment on s’y prend ? Cet impen­sé masque le fait que der­rière des choix tech­no­lo­giques reposent tou­jours des choix politiques.

L’un des grands leit­mo­tivs dans le dis­cours des concep­teurs, c’est de mettre en avant l’idée de l’accessibilité numé­rique 24h sur 24 et 7 jours sur 7. Ils posent cette nou­velle acces­si­bi­li­té numé­rique comme une équi­va­lence à la proxi­mi­té des ser­vices publics sur le ter­ri­toire qui exis­taient aupa­ra­vant, avec des gui­chets proches des lieux de vie de cha­cun. La proxi­mi­té n’existe plus, mais elle serait avan­ta­geu­se­ment rem­pla­cée par l’accessibilité numé­rique. Or, cette équi­va­lence entre numé­rique et face-à-face ne me parait pas du tout légitime.

Pourquoi ce n’est pas équivalent ?

D’abord parce que pour savoir uti­li­ser les tech­no­lo­gies numé­riques, en tout cas de manière à ce qu’elles nous apportent des béné­fices sociaux, il y a tout une série d’exigences implicites.

La pre­mière exi­gence, c’est celle de pou­voir payer, non seule­ment le coût de l’équipement de qua­li­té, mais aus­si d’une connexion inter­net suf­fi­sante pour pou­voir réa­li­ser des démarches par­fois très sophis­ti­quées. On a bien vu que c’était un élé­ment fon­da­men­tal lors de la crise sani­taire, quand tout s’est mis à pas­ser par le numé­rique, puisque beau­coup de per­sonnes n’avaient pas un accès ou un maté­riel suf­fi­sant pour pou­voir faire toutes les démarches en ligne.

Autre exi­gence, pos­sé­der des com­pé­tences de base en lec­ture et en écri­ture. Les situa­tions d’illettrisme se voient ain­si for­te­ment ren­for­cées puisque les inter­faces sont essen­tiel­le­ment basées sur l’écrit. D’autant qu’il n’y a plus de pro­fes­sion­nels de l’administration pour aider en face à face la per­sonne en dif­fi­cul­té. Ceci est désor­mais à la charge de l’usager. En plus de ces com­pé­tences de base, il faut éga­le­ment mai­tri­ser un ensemble de com­pé­tences numé­riques, qui ont comme carac­té­ris­tique d’être en constante évo­lu­tion et sont donc à renou­ve­ler constam­ment. C’est très éprou­vant et évi­dem­ment pas à la por­tée de tout le monde.

Et puis d’autre part, contrai­re­ment à l’idée reçue, les tech­no­lo­gies numé­riques ne sont pas neutres. Les dif­fé­rentes couches qu’elles recèlent sont le résul­tat de mul­tiples choix de concep­tion qui incarnent les valeurs et les prio­ri­tés de ceux qui les font. Ces choix orientent ensuite les types de com­por­te­ments qu’on peut avoir ou non dans les usages. Pour conce­voir l’interface d’un ser­vice, on a donc dû réa­li­ser un grand nombre de choix qu’on masque sous cette appa­rence de neu­tra­li­té. Par exemple celui de pri­vi­lé­gier l’email, et donc l’écrit for­mel, sur d’autres formes d’échange pour com­mu­ni­quer avec l’administration. On peut aus­si son­ger à un voca­bu­laire sou­vent très loin des réa­li­tés des usa­gers, truf­fé de mots tech­niques ou en anglais. Il peut aus­si s’agir d’imposer le fait de pos­sé­der une ver­sion récente d’un sys­tème d’exploitation ou d’utiliser des logi­ciels pro­prié­taires faits par des géants du web pour pou­voir faire tour­ner le ser­vice en ques­tion, et ce au détri­ment de logi­ciel libre.

Quels sont les conséquences sociales et les effets discriminatoires de cette numérisation à marche forcée ?

À par­tir du moment où on sup­prime toutes les alter­na­tives hors ligne de ser­vices publics, et qu’ils deviennent condi­tion­nés par l’accès et l’usage d’une tech­no­lo­gie numé­rique, on risque d’amplifier le phé­no­mène de non-recours à des droits sociaux fon­da­men­taux. En effet, avec la dis­pa­ri­tion d’une média­tion humaine au gui­chet, on perd un faci­li­ta­teur qui pou­vait non seule­ment rap­pe­ler la pos­si­bi­li­té d’accès à cer­tains droits à un usa­ger, mais aus­si se char­ger d’activer le droit à sa place s’il se retrou­vait en dif­fi­cul­té. Tout le monde n’ayant pas for­cé­ment un tiers qui peut l’aider dans ses démarches, se retrou­ver seul devant un écran abou­tit fré­quem­ment à des abandons.

Si ce non-recours aux droits sociaux touche par­ti­cu­liè­re­ment les publics pré­ca­ri­sés, ceux qui ont d’ailleurs le plus besoin de réa­li­ser ces démarches pour obte­nir des aides sociales, il concerne aus­si une large par­tie de la popu­la­tion. On estime ain­si que 40 % des 16 – 75 ans en Bel­gique toutes caté­go­ries sociales confon­dues (un chiffre cer­tai­ne­ment plus éle­vé si on ajou­tait les plus de 75 ans que l’enquête exclut – un choix d’ailleurs contes­table) sont des non-uti­li­sa­teurs des tech­no­lo­gies numé­riques ou bien ont des com­pé­tences numé­riques dites « faibles ». Ces per­sonnes ne sont pas en situa­tion d’exclusion pure et dure, mais en situa­tion de vul­né­ra­bi­li­té numé­rique, c’est-à-dire sans auto­no­mie face à la machine, et donc bien sou­vent en dif­fi­cul­té dans leurs démarches admi­nis­tra­tives numé­ri­sées. Elles sont donc fré­quem­ment obli­gées de deman­der une aide exté­rieure, de proches ou d’associations type Espaces publics numé­riques, ce qui pose par­fois des ques­tions concer­nant le res­pect de la vie privée.

Si c’est la numérisation de ces services qui empêche ou rend compliqué la menée des missions d’intérêt général de ces services, n’y a‑t-il pas alors nécessité à conserver (ou recréer) une alternative non numérique et humaine systématique ?

Je prône en effet de main­te­nir le plus pos­sible une alter­na­tive non numé­rique : la média­tion humaine doit res­ter fon­da­men­tale. À condi­tion bien sûr que ces alter­na­tives hors ligne soient de qua­li­té égale à ce qui est pro­po­sé en ligne, ce qui passe évi­dem­ment par la proxi­mi­té. Or, on entend sou­vent de la part des pou­voirs publics dire qu’il faut déve­lop­per une offre numé­rique qui doit res­ter com­plé­men­taire à l’offre non-numé­rique quand dans les faits, l’idée est bien de sup­pri­mer pro­gres­si­ve­ment le non numé­rique, ou alors, de le conser­ver, mais dans une ver­sion dégra­dée. Ain­si, si on main­tient des gui­chets, on les regroupe dans les villes et on les fait dis­pa­raitre des vil­lages et des zones rurales.

Comme Jacques Ellul, grand pen­seur cri­tique de place de la tech­nique dans le monde contem­po­rain, le poin­tait déjà dans son ouvrage La Tech­nique ou l’en­jeu du siècle, publié en 1954, il y a une forme de sacra­li­sa­tion de la tech­nique. Ce qui entraine une grande dif­fi­cul­té à pou­voir prendre des dis­tances avec son usage et laisse de moins en moins d’espace pour en inter­ro­ger la per­ti­nence du « tout numé­rique ». Il faut pour­tant oser mettre en cette ques­tion en débat : la solu­tion aux maux de la socié­té est-elle tou­jours numé­rique ? Je ne dis pas qu’elle ne doit jamais l’être, ça peut par­fois nous appor­ter des faci­li­tés dans notre quo­ti­dien. Mais la numé­ri­sa­tion est-elle vrai­ment per­ti­nente dans toutes les situations ?

Est-ce qu’on ne numérise pas aussi pour compresser des dépenses, économiser sur la location d’espaces, licencier du personnel… C’est à relier avec la politique d’austérité et au définancement des services publics ?

Une des moti­va­tions en met­tant leurs ser­vices en ligne, c’est en effet celle de réduire for­te­ment les coûts. Ça ques­tionne évi­dem­ment plus lar­ge­ment la place qu’on sou­haite don­ner aux ser­vices publics dans nos socié­tés, au finan­ce­ment qu’on leur accorde ou pas, à la marge de manœuvre qu’on leur laisse.

Les outils numériques marchands et propriétaires sont devenus omniprésents dans tout un ensemble de services publics, spécialement depuis le confinement. L’exemple emblématique, c’est Zoom ou Teams à l’université. Pourquoi ce réflexe immédiat de se tourner vers ces outils-là ?

C’est vrai que c’est un peu para­doxal, car beau­coup d’acteurs cri­tiquent, du moins dans leur dis­cours, les géants du web et les dérives de leurs pra­tiques mono­po­lis­tiques. Dans le même temps, la plu­part d’entre eux y ont plus que jamais eu recours pen­dant le confi­ne­ment. Non seule­ment en rai­son de la bru­tale sur­pres­sion d’alternative hors ligne, mais aus­si plus glo­ba­le­ment en rai­son de la très faible pro­mo­tion d’alternatives à ces logi­ciels pro­prié­taires, y com­pris dans des lieux comme l’université où se déve­loppe pour­tant un rap­port cri­tique vis-à-vis de ceux-ci. Une hypo­thèse plau­sible de leur rapide diffusion/adoption dans un contexte d’urgence est celle de leur grande faci­li­té d’utilisation, leur user friend­li­ness comme on dit en anglais. Leurs inter­faces intui­tives et convi­viales ou, pour reprendre les termes des déve­lop­peurs et desi­gners, natu­relles car invi­sibles pour les uti­li­sa­teurs, res­semblent à celles qu’ils uti­lisent par ailleurs et qui ont tant de suc­cès par­tout dans le monde. C’est d’ailleurs cette faci­li­té d’adoption et cette fami­lia­ri­té qui jus­ti­fie le choix de cer­tains concep­teurs de ser­vices publics de pla­cer un bou­ton Face­book sur leur pla­te­forme numé­rique. Ce qui pose évi­dem­ment ques­tion en tant que ser­vices publics : quelle est l’implication d’une telle pré­sence d’un GAFAM au niveau de la pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles des uti­li­sa­teurs sur une pla­te­forme pour­sui­vant une mis­sion d’intérêt général ?

Quelle stratégie de digitalisation les pouvoirs publics pourraient-ils mettre en place pour que les services d’intérêt général qui sont mis en ligne ressemblent à des services d’intérêt général ?

Outre le main­tien d’une alter­na­tive non-numé­rique, l’idée est effec­ti­ve­ment de prô­ner des ser­vices numé­riques qui soient plus adap­tés aux usages sociaux de toute une par­tie de la popu­la­tion qui n’est pour l’instant pas prise en compte. Ain­si, de plus en plus de ser­vice pro­posent d’autres canaux d’interaction et de com­mu­ni­ca­tion que l’email, comme le télé­phone ou les mes­sa­ge­ries ins­tan­ta­nées, qui sont plus proches de pra­tiques cultu­relles populaires.

On recom­mande aus­si de veiller à créer des appli­ca­tions mobiles ou des ser­vices sur ordi­na­teur qui soient aus­si com­pa­tibles avec des ver­sions plus anciennes de sys­tèmes d’exploitation, pour ceux qui n’ont jus­te­ment pas les ver­sions der­nier cri de maté­riel ou logi­ciel. Afin qu’ils puissent aus­si s’emparer de ce ser­vice avec leur vieil ordi­na­teur ou vieux téléphone.

Réflé­chir à des cri­tères de ser­vices inclu­sifs passe aus­si par une meilleure prise en compte dans chaque phase de la concep­tion du ser­vice des usa­gers dans leur diver­si­té et non plus seule­ment de l’usager stan­dard « mobile et connec­té », domi­nant dans l’imaginaire des ceux qui déve­loppent et four­nissent les ser­vices numé­riques. Les concep­teurs doivent donc plus sou­vent asso­cier au déve­lop­pe­ment ces publics mino­ri­sés (seniors, per­sonnes en situa­tion d’illettrisme, per­sonnes en situa­tion de grande pau­vre­té…) mais pas seule­ment. Plus géné­ra­le­ment ceux qui sont peu ou pas connec­tés, ceux qui dis­posent d’outils numé­riques anciens ou limi­tés. On devrait prendre en compte la réa­li­té de situa­tions d’usages mul­tiples. C’est toute la ques­tion d’une concep­tion inclu­sive de ces ser­vices qui doit se faire pour et avec les usa­gers. Et au pre­mier chef, inter­ro­ger en amont avec eux la per­ti­nence ou non de déve­lop­per tel ou tel ser­vice en numé­rique, pas seule­ment de tes­ter son effi­ca­ci­té une fois le pro­to­type déve­lop­pé, prêt à être mis sur le mar­ché. Leur deman­der tout sim­ple­ment : le déve­lop­pe­ment de ce ser­vice numé­rique est-il une réponse adap­tée à vos besoins ?

Ce ne serait donc plus seulement « comment rendre ce service numérique plus efficace ? »…

La per­for­mance du ser­vice per­son­na­li­sé ren­du à l’usager-consommateur, est-ce vrai­ment cela que l’on attend en prio­ri­té de ser­vices éma­nant d’organismes d’intérêt public ? C’est un grand débat qui dépasse lar­ge­ment la ques­tion de leur numé­ri­sa­tion. Il touche plus glo­ba­le­ment à la conci­lia­tion des exi­gences de quête de résul­tats au cœur du pro­jet actuel d’évolution des orga­nismes publics, d’une part, et des valeurs qui fondent tra­di­tion­nel­le­ment leurs mis­sions (inté­rêt géné­ral, éga­li­té, neu­tra­li­té, conti­nui­té), de l’autre.

Une version synthétique de l’enquête de Périne Brotcorne et Patricia Vendramin, « Une société en ligne productrice d’exclusion ? », est à consulter ici.

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