[COVID-19] Vivre à 150 centimètres ?

Par Jean Cornil

Illustration : Vanya Michel

En 1966, l’anthropologue amé­ri­cain Edward T. Hall publie « La dimen­sion cachée « qui étu­die le rap­port des humains à l’espace en regard des dif­fé­rentes cultures. En clair, la dis­tance phy­sique entre deux per­sonnes en inter­ac­tion varie consi­dé­ra­ble­ment selon les lati­tudes. En Amé­rique latine ou en Afrique, l’intervalle entre les corps est rela­ti­ve­ment réduit tan­dis qu’en Scan­di­na­vie ou au Japon, les contacts phy­siques appa­raissent plus éloi­gnés que ce soit au cœur du foyer fami­lial, dans les ascen­seurs ou les trans­ports en com­mun. Trop col­lant ou trop fuyant, au gré des civilisations…

Bref, la proxé­mie, ce vocable savant, qui étu­die l’approche de l’espace maté­riel, se décline en dis­tance interne (moins de 40 cen­ti­mètres), dis­tance per­son­nelle (de 45 à 125 cm), dis­tance sociale (de 120 à 360 cm) et dis­tance publique (au-delà de 360 cm), a été remise brus­que­ment au cœur des rap­ports sociaux. Car ce virus n’est pas un ath­lète du saut en longueur.

D’où l’imposition, assor­tie d’amende voire de pri­son s’il échet, d’une « dis­tance sociale ». Inadé­quate for­mu­la­tion. D’une dis­tance phy­sique. Pour la dis­tance sociale, Pierre Bour­dieu, par­mi bien d’autres, en a sub­ti­le­ment décons­truit les méca­nismes de ségré­ga­tion et de dis­tinc­tion. Fini les goû­teurs de foule et les amou­reux des chaudes pro­mis­cui­tés. Dont’ touch me. Cent-cin­quante cen­ti­mètres de péri­mètre obli­ga­toire pour évi­ter une danse des atomes poten­tiel­le­ment mortelle.

Évi­dem­ment, les polé­miques ont vite sur­gi entre « sani­tai­re­ment cor­rect », intel­li­gence col­lec­tive et alié­na­tion d’un peuple de mou­tons. On aurait pu craindre une ver­sion « mutins de Panurge » chère à Phi­lippe Muray1.

On aura eu, au pire, quelques « insou­ciances inci­viques », quelques souffles spor­tifs dans le cou, le refus d’être lar­bin de l’intervalle et quelques cra­chats pro­vo­ca­teurs made in U.S. Au mieux, un « aux masques citoyens », la pro­mo­tion de l’égalité pul­mo­naire défen­due avec brio par Achille Mbembe, le clin d’œil dis­cret et com­plice entre urbains bien conscients des enjeux, ou le slo­gan en tis­su por­té comme un éten­dard. Cha­cun dans sa bulle sans ver­ser dans l’autisme. « A l’Est », mais pas trop. Cocon­fi­nés, on se passe la manette en famille, mais à bonne dis­tance. Point barre des gestes-barrière.

Ce décon­fi­ne­ment pro­gres­sif, haute tech­no­lo­gie sociale du CNS, pros­crit encore les acco­lades, les câlins ou les embras­sades. Le tou­cher, ce sens si décrié sous nos tro­piques, car assi­mi­lé à la sexua­li­té, donc au diable, et qui signe pour­tant notre besoin fon­da­men­tal d’affiliation à un groupe, va-t-il défi­ni­ti­ve­ment suc­com­ber au bacille ?

Comme l’écrit la jour­na­liste Elo­die Blo­gie, l’absence de contact phy­sique, qui sti­mule la pro­duc­tion d’ocytocine, et pro­voque une sen­sa­tion de bien-être, a même une déno­mi­na­tion spé­ci­fique, « la faim de peau », dans les contrées scan­di­naves où les longs hivers et le manque de lumière favo­risent la pénu­rie de ten­dresse, sin­gu­liè­re­ment auprès des per­sonnes isolées.

Il s’agit alors de « rendre une place noble au tou­cher » dont les effets méca­niques, notam­ment sur les muscles, font le plus grand bien thé­ra­peu­tique. « Le seul sens à réci­pro­ci­té immé­diate », on ne peut tou­cher sans être tou­ché, pos­sède non seule­ment des pro­prié­tés apai­santes mais crée aus­si du lien.

Aujourd’hui pour­tant, impen­sable de se prendre dans les bras ou de béné­fi­cier d’un mas­sage. Cette « déca­pi­ta­tion des ardeurs » selon l’expression du phi­lo­sophe Pas­cal Bru­ck­ner, cette « éro­tique du loin­tain », cette « disette d’épidermes » va-t-elle aus­si engen­drer des trans­for­ma­tions dans les rela­tions sen­suelles, voire amoureuses ?

Nous sommes tous confron­tés à ce para­doxe selon lequel pro­té­ger, c’est s’éloigner. Contre-intui­tifs, nos com­por­te­ments bal­bu­tient et nos cer­veaux, ces tyrans, mou­linent pour gar­der les dis­tances. D’où ces situa­tions « sur­réa­listes » dans les théâtres, les églises, les pla­teaux TV ou au Parlement,

Nous ne sommes plus « les uns contre les autres », la ritour­nelle de Michel Ber­ger, dans Starmania,

Voyez la stu­pé­fiante pho­to­gra­phie d’une manif de Pales­ti­niens qui luttent à bonne dis­tance pour la recon­nais­sance de leurs droits. Ou les cercles peints sur les pelouses du Dolores Park de San Fran­cis­co pour garan­tir la dis­tan­cia­tion phy­sique. Pour les SDF dans la même cité cali­for­nienne, le cam­pe­ment est sépa­ré en espaces rec­tan­gu­laires. Géo­mé­trie de la misère ou misère de la géo­mé­trie ? Bien­ve­nue en Coronacratie,

Pri­vé de doig­té mal­gré les mesures pro­gres­sives de décon­fi­ne­ment, il va bien fal­loir s’accoutumer à des ren­contres sans bise, bisou, bai­ser, acco­lade ou ser­rage de mains, qui sym­bo­lisent pour­tant une atti­tude paci­fique, sans épée ou revol­ver entre les pattes. Tout rap­pro­che­ment reste proscrit.

Pour aller « s’éclater » au « DSK » de Dodo la Sau­mure ou sur les pistes enfié­vrées du « Croque Mon­sieur », il fau­dra encore patien­ter. Sauf à la récré, pour les moins de 12 ans. Pas vrai­ment le même public, entre trans­mis­sion des savoirs et « Plou­kis­tan » un brin déjan­té, encore un délai avant fes­ti­vus fes­ti­vus2.

Nul ne peut pré­dire ce que le futur, ce « ren­dez-vous ou terre incon­nue », nous réserve en termes d’enthousiasmes ou de pudeurs de contact. Per­sonne ne peut spé­cu­ler sur l’élévation de fron­tières anthro­po­lo­giques invi­sibles qui régu­le­ront la flui­di­té ou à l’inverse, la pétri­fi­ca­tion, de nos rela­tions sociales.

Si, comme l’analyse Jacques Lacan, « le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre », il convien­dra d’ajuster en per­ma­nence le cur­seur entre le « contre » et le « tout contre ». Pas évident de com­bler un peu le fos­sé obli­ga­toire sans per­mettre au virus de se télé­por­ter avec aisance d’un corps à l’autre, d’une « bulle de contacts » à une autre.

Bref, pas simple de navi­guer entre « the place to be » et un « home pas si sweet », age­nouillé devant un risque, et pas seule­ment pour dénon­cer le meurtre d’un afro-amé­ri­cain, gar­dant la chambre à défaut de « res­ter grou­pés », expé­ri­men­tant, comme Jean-Jacques Rous­seau en qua­ran­taine, des stra­té­gies nova­trices pour « per­sé­vé­rer dans son être ». Pour ten­ter sim­ple­ment d’exercer son « métier d’homme », si cher à Albert Camus, mais à 150 cen­ti­mètres, ce qui peut tout bouleverser.

  1. Phi­lippe Muray, Fes­ti­vus, fes­ti­vus, conver­sa­tion avec Eli­sa­beth Levy, Fayard, 2005.
  2. « Fes­ti­vus, fes­ti­vus » désigne pour Phi­lippe Muray le des­cen­dant d’Ho­mo fes­ti­vus comme Sapiens sapiens suc­cé­da à Homo sapiens, « der­nier homme » occi­den­tal, rebelle rému­né­ré, en recherche de fête per­ma­nente, créa­ture emblé­ma­tique de la nou­velle humanité.

« Même les paranoïaques ont des ennemis » ( Jung.)