Il y a des années, déjà, Vincent de Coorebyter notait que « les électeurs de la droite extrême ne les considèrent pas comme des partis anti-démocratiques et ils n’aiment pas qu’on leur tienne un discours moralisateur. Ils pensent qu’on n’a pas à leur dire comment voter ou qu’ils ont mal voté. De quel droit leur reproche-t-on de voter pour un parti qui se présente légalement aux élections ? Ils pensent que les dirigeants des partis traditionnels veulent simplement récupérer leur voix, leurs financements, leurs places, leurs fromages. Dans leur esprit, ce sont ces partis qui trichent avec la démocratie1. »
CONTRE LA REPRÉSENTATION
Le populisme c’est la mise en cause de la « représentation » démocratique comme travail de mise en commun et de dépassement des opinions individuelles dans le cadre d’un État de droit. Les partis ont pour tâche de construire cette synthèse et de la faire valider par les électeurs. L’élu populiste, lui, en fait l’économie. Il entend parler sans médiation comme Mr tout le monde au Café du commerce.
La représentation, processus qui constitue en peuple une multitude d’individus, n’est possible que si la voix de chaque citoyen est transformée par l’élu à qui elle est donnée. Pour le populisme, cette transformation est une trahison et il va en faire la cible de tous les mécontentements. Entre eux et nous, entre le peuple et les élites, il y a, dit-il, une coupure. Eux sont « le système » et ils en sont les bénéficiaires. Ils sont séparés du peuple. Ils vivent dans un monde à part et ignorent les vrais problèmes. Ils sont coupés des réalités. Ce qui leur est reproché, c’est leur légitimité même. Puisqu’en tant qu’élus, ils sont différents de nous, ils ne peuvent nous représenter. Ils nous ont abandonnés. Le thème de l’abandon est essentiel. Il fait de la représentation, distance structurelle entre l’élu et l’électeur, une faute envers le citoyen. Et lui oppose une représentation « vertueuse » fondée sur la ressemblance et sur une parole directe, qui ne médiatise pas, mais reprend tels quels les mots encore apolitiques de la peur, de la colère et de l’indignation.
ET POUR LA DÉMOCRATIE DIRECTE
Sur le plan individuel, le populiste entend faire « valoir » ses droits. Il n’entend pas les droits individuels comme un mode de fonctionnement collectif, mais comme une forme de joker personnel qui lui donne un avantage compétitif exclusif, qu’il lui est permis, au gré de ses intérêts, d’opposer à ceux qui les contrarient. Le droit n’est pas défendu comme droit pour tous, mais comme droit pour-soi. Le droit est utilisé non comme un droit, mais comme un « passe-droit ». Sans le moindre souci ni des autres ni de l’intérêt général.
Au niveau collectif, la démocratie directe ou participative, processus qui peut enrichir de manière pertinente la démocratie représentative sur des dossiers spécifiques, est dans cette perspective le joujou extra qui valorise la défense d’un intérêt particulier en lui donnant la forme d’un valeureux combat démocratique du petit contre le grand, de la société civile contre l’État ou les Multinationales. Les luttes « Nimby » (Not in my backyard c’est-à-dire « pas dans mon jardin ») sont typiques de cette démarche : oui pour un train grande vitesse, pour des prisons, pour des éoliennes, pour des logements sociaux, mais… pas chez nous. La décision prise à un niveau supérieur de gouvernance est reçue comme illégitime, arbitraire, technocratique, non-démocratique. Il ne peut s’agir d’un conflit entre deux processus démocratiques, le local et le national ou l’européen, mais entre la démocratie, légitime parce que « proche des gens », et le pouvoir illégitime de ceux qui sont à la fois « loin » et « au-dessus ».
Le référendum est donc l’alternative populiste rêvée à la démocratie représentative. D’une part, il court-circuite les élus : les citoyens décident eux-mêmes. D’autre part, ils votent sur une proposition qui ne peut plus être transformée. Plus de négociation, plus de compromis. La majorité s’impose une fois pour toutes et ferme le débat. Les minorités n’ont plus rien à dire. Or, l’essence de la démocratie, c’est que le débat n’est jamais clos de sorte que rien n’est définitif. Le référendum français sur la Constitution européenne ou celui sur le Brexit sont exemplaires de ces avancées démocratiques illusoires où le conflit, une fois tranché par le vote, devient indiscutable. Là, où le travail parlementaire permet, par le débat entre sensibilités contradictoires, l’amendement, le compromis, la révision et l’évolution, le référendum interdit par définition sa remise en cause, pure expression d’une dictature de la majorité.
DE L’ANTI-ÉLITISME AU COMPLOTISME
Le populisme oppose le peuple et les élites. Il ne connaît pas de distinction de classes. Dirigeants syndicaux, experts et universitaires, intellectuels, cadres et chefs d’entreprise, élus politiques : tous dans le même sac ! Tous les « chefs » sont ses ennemis, quelles que soient les convictions qu’ils défendent. Élus de droite et de gauche sont pareillement rejetés comme appartenant à la même élite corrompue. Comme le rappelait Vincent de Coorebyter, « De manière générale, la question de l’éthique politique est très importante dans le vote de ces électeurs. Ils reprochent aux partis des pratiques qui sont légales mais qu’ils considèrent comme illégitimes : les fausses candidatures de dirigeants qui disent d’avance qu’ils ne siégeront pas, le cumul des mandats, les mandats éternellement renouvelables, la multiplication des ministres et des cabinets, des réformes électorales comme la barre des 5 %. Tout cela est perçu comme une manière de faire main basse sur l’état et l’argent public. Comme des atteintes à la démocratie. »
Inversement, les irrégularités des dirigeants populistes ne leur font aucun tort dans leur électorat. Tout procès qui leur est fait apparaît comme une preuve supplémentaire de la volonté des élites de les éliminer. Berlusconi, Lepen, Trump ne sont nullement disqualifiés par leurs démêlés récurrents avec la justice. Ils apparaissent comme les victimes du système.
De même que les élites feraient tout pour se maintenir au pouvoir, manipuleraient l’opinion, ne se préoccuperaient que d’elles-mêmes, de même, elles utiliseraient la justice pour réduire au silence celles et ceux qui veulent les dénoncer. Rien de ce qui vient d’elles n’est digne de confiance. Le récit du populisme est résolument complotiste.
L’ANTI-INTELLECTUALISME
La campagne électorale de Donald Trump a ainsi été caractérisée par un anti-intellectualisme sans précédent dans l’histoire américaine récente. Dans un article de Libération, Mugambi Jouet a relié cet anti intellectualisme à la tradition démocratique américaine de l’égalité : « Des idéaux égalitaires ont mené des générations d’Américains à se méfier de l’influence de l’élite privilégiée, de la pseudo-aristocratie et de leurs symboles, y compris l’éducation. L’idée que trop d’éducation et de réflexion nuirait au « bon sens » s’est enracinée. Comme l’écrivit Isaac Asimov, un “culte de l’ignorance” a façonné en Amérique “l’idée fausse que la démocratie signifie que ‘mon ignorance vaut autant que ta connaissance’”». De sorte que « la démagogie de Trump n’exploite pas simplement les sentiments racistes, sexistes, nationalistes et xénophobes. Il prétend que son « bon sens » (common sense) vaut bien mieux que les faits avancés par les experts, voire tout argument rationnel. »2 L’expertise et les connaissances scientifiques sont présentées comme manipulées par les élites. Les faits sont traités comme des opinions. Le discours politique se détache de toute recherche de la vérité. Les arguments rationnels sont disqualifiés comme ne servant qu’à masquer les manœuvres et les complots des dirigeants.
LA XÉNOPHOBIE
La réalité que les élus ne veulent pas voir, c’est l’invasion du pays par l’étranger. C’est par ce thème que le populisme donne un sens à la trahison des élites. Nous, le peuple, résistons à l’étranger tandis qu’élites s’y soumettent. Nous, le peuple, défendons nos « valeurs », nos traditions, nos droits, tandis que les élites les trahissent.
En désignant l’étranger comme fraudeur social, délinquant ou terroriste, le populisme divise le peuple comme corps politique. Il l’empêche de rester constitué comme un ensemble nécessairement traversé de divergences et de conflits qui peuvent se résoudre par le débat démocratique, pour en faire deux unités homogènes et inconciliables. Il frappe ainsi la démocratie d’incapacité.
D’autre part, il divise aussi les classes populaires de manière irrémédiable. Que la ligne de partage soit celle de l’origine ethnique plutôt que celle des classes sociales permet de rejeter d’un même mouvement la gauche et la droite démocratiques, et de dénoncer le cosmopolitisme et la trahison des élites droit-de‑l’hommistes.
La lutte contre l’immigration est donc le fer de lance du programme de tous les mouvements populistes. Elle a joué un rôle central dans le Oui au Brexit et dans la victoire électorale de Trump, comme le « plombier polonais » a servi de prétexte au Non français à la Constitution européenne.
SAUVER LA DÉMOCRATIE
La montée des inégalités, en particulier depuis la crise de 2008, a donné de la crédibilité au discours anti-élitiste. Les attentats djihadistes et les flux de réfugiés du Moyen-Orient ont renforcé les réflexes xénophobes. Peu à peu, le populisme de l’extrême-droite impose son agenda et ses problématiques aux débats intellectuel et politique. Le loup est entré dans la bergerie3. Le « cordon sanitaire » est troué de toutes parts. Il n’est peut-être pas trop tard, mais il est temps.
- Vincent de Coorebyter, « Et contre l’extrême droite, on fait quoi ? », Entretien avec Michel Gheude, Le Ligueur, 2005.
- Mugambi Jouet, « L’emprise de l’anti-intellectualisme sur la présidentielle américaine » in Libération, 7 novembre 2016, en ligne ici.
- Guy Haarsher, Comme un loup dans la bergerie : Les libertés d’expression et de pensée au risque du politiquement correct, Éd. du Cerf, 2016.